👁🗨 Patrick Lawrence : "Ignorance généralisée".
Le black-out médiatique a été diaboliquement efficace pour maintenir la majorité des Américains dans I'ignorance. "Restez à l'écoute. Nous n'en sommes qu'au début...".
👁🗨 "Ignorance généralisée".
Ou l'impuissance rampante du langage.
Par Patrick Lawrence, le 2 mars 2023.
Ces derniers mois ont été riches en événements pour les journaux et les chaînes de télévision américains, ainsi que pour les millions de personnes qui ne leur font plus confiance pour exercer leurs responsabilités civiques en toute bonne foi. The Twitter Files, l'enquête de Jeff Gerth sur la couverture du Russiagate par les médias grand public, le reportage de Seymour Hersh sur l'opération du régime Biden visant à faire exploser les pipelines Nord Stream I et II : trois faits marquants qui en disent long sur le monde dans lequel nous vivons, et sur la façon dont les médias contrôlés par les entreprises couvrent le monde dans lequel nous vivons.
Ces rapports nous confrontent à des questions qui ne peuvent plus être ni réfutées, ni rejetées ou éludées. Il y a en eux une certaine finalité concluante. Nous sommes désormais en mesure de discerner noir sur blanc l'étendue de la corruption et de l'anarchie régnant au sein d'institutions qui jouent un rôle clé dans le façonnement du monde dans lequel nous vivons.
Quant à la façon dont les médias grand public nous informent sur ce monde, force est de constater qu'en fait, ils ne le font pas. Je viens de citer les trois événements les plus importants de ces trois derniers mois - et sans doute de ces dernières années. Les principaux quotidiens et radiodiffuseurs n'ont rien eu à dire sur aucun d'entre eux ; les très rares exceptions sont celles qui ont eu recours à la déformation et à l'obscurcissement.
La conclusion qui s'impose est que ces médias ne se sont pas simplement fourvoyés. Ils ont cessé de faire leur travail d'information sur le monde dans lequel nous vivons. Depuis 2001 - et j'expliquerai bientôt pourquoi j'ai choisi cette date - les médias ont eu pour objectif de créer une réalité alternative où le public lecteur et spectateur doit être confiné dans la mesure du possible. L'intention, partagée entre les médias et les institutions mêmes dont ils prétendent rendre compte, est de créer des conditions d'ignorance totale.
Après plusieurs décennies dans les médias d'entreprise, j'ai écrit mes premiers articles pour une publication indépendante, Salon, à l'époque où l'on pouvait encore prendre Salon au sérieux, au printemps 2013. J'avais conclu quelque temps auparavant que rien d'autre de valable ne pouvait être accompli au sein du courant dominant de la presse américaine. C'était soit sortir, soit renoncer à son intégrité. En fait, j'ai été tardif dans ce jugement.
Mais dans l'esprit obstinément optimiste de votre chroniqueur sommeillait l'idée qu'un jour viendrait, un jour où les lumières s'allumeraient, et où un processus de récupération ou de reconstitution pourrait s'amorcer. Éditeurs, responsables de la radiodiffusion, rédacteurs en chef, producteurs, journalistes - tous allaient renaître à l'idée de la noblesse de leur mission, et qu'ils allaient la servir en tant que pôle de pouvoir indépendant.
Or, cette idée n'est plus d'actualité.
Elon Musk, nouvellement aux commandes de Twitter, a commencé à publier à la mi-décembre des mémos internes révélant noir sur blanc à quel point la plateforme de réseaux sociaux a coopéré avec le Federal Bureau of Investigations pour censurer les comptes des dissidents, ceux de tous bords qui refusaient de se conformer à l'orthodoxie libérale autoritaire. En suivant la chronologie du mieux que j'ai pu, mon compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement bloqué l'année dernière parce qu'il figurait sur l'une des listes que le FBI donnait régulièrement à Twitter pour ordonner des radiations en masse.
J'ai déjà écrit sur les révélations de Jeff Gerth sur la corruption des médias du début à la fin du canular du Russiagate - terme que j'utilise sans hésitation. Et encore une fois, ceux d'entre nous qui ont été vigilants savaient depuis le début que la presse et les diffuseurs collaboraient étroitement avec la hiérarchie du parti démocrate et diverses institutions gouvernementales - l'appareil de sécurité nationale, les forces de l'ordre, la Maison Blanche d'Obama - pour créer et maintenir ce coin de la réalité alternative susmentionnée. Le rapport Gerth n'en était pas moins stupéfiant pour ce qui est des preuves tangibles du fonctionnement réel de cette opération. "Comme ça, c'est fait", me suis-je dit en terminant sa lecture.
Les extraordinaires détails du récit de Seymour Hersh sur la façon dont le régime de Biden a planifié et exécuté l'opération secrète visant à détruire les gazoducs Nord Stream avec des explosifs sous-marins ont produit un effet similaire lorsque Hersh l'a publié sur Substack il y a plusieurs semaines. Pour moi, le résultat était exactement le même qu'avec les Twitter Files et le reportage de Gerth : la culpabilité de Washington semblait évidente de prime abord, mais elle devenait soudain irréfutable. Plus besoin de spéculer, ou de tergiverser.
C'est fait, et trois fois fait. Où cela nous mène-t-il ? Pas là où nous en serions si notre société était honnête avec elle-même.
Personne au FBI, au ministère de la Justice, ou à la Maison Blanche de Biden, aucun ancien fonctionnaire de l'administration Obama n'a eu son mot à dire sur les révélations des Twitter Files. Personne au Congrès, qui n'a cessé de faire pression sur Twitter et autres plateformes de réseaux sociaux pour renforcer leurs programmes de censure, ne s'est senti appelé à faire des commentaires. Les quotidiens grand public et les chaînes d'information en continu ne se sont pas intéressés aux Twitter Files. NPR [National Public Radio], unique exception, a publié un article pitoyable mettant les Twitter Files sur le compte de la détermination de Musk à propager des "théories du complot". Une absence totale de sérieux.
Peu de temps après la publication du rapport Gerth, Glenn Greenwald a demandé sur son fil Twitter toujours très actif : "Vous souvenez-vous qu'il y a trois semaines, la Columbia Journalism Review a publié une cinglante enquête en quatre parties sur les mensonges en série et l'insouciance des médias d'entreprise à l'origine du Russiagate - écrite par un journaliste du NYT lauréat du Pulitzer - et qu'ils l'ont tous ignorée ?".
En trois semaines, l'une des grandes histoires déterminantes de notre époque a sombré dans les ondes de l'absurdité quotidienne, et il convient de “s'en souvenir." Je me suis demandé pendant des années comment les médias grand public allaient se comporter quand le voile de la ruse Russiagate serait enfin levé. Je me suis dit qu'ils sortiraient par la petite porte d'une manière ou d'une autre. En fait, ils ne se soucient même plus de s'échapper par la petite porte : ils restent là, tranquillement, comme d'habitude, sans rien dire, sans que la notion de responsabilité ne leur effleure l'esprit.
Quant au remarquable reportage de Sy Hersh, les responsables gouvernementaux le balaient d'un revers de main, le qualifiant de "faux" ou de "fiction", et les médias grand public n'en parlent pas. Comme si on balayait un Mack Truck [gros camion] sous le tapis.
Après avoir publié son rapport sur Nord Stream, Hersh a transmis une note à ses abonnés qui va droit au but. J'adore le journaliste du Times qu'il y mentionne. Faisant référence au New York Times et au Washington Post, Hersh écrit :
Aucun des deux journaux n'a publié un seul mot à ce jour sur l'histoire du gazoduc, pas même pour citer le démenti de la Maison Blanche sur mon reportage. De même, les appels publics lancés par des responsables russes et chinois en faveur d'une enquête complète sur l'histoire du gazoduc ont été ignorés par les médias américains. (Je ne peux m'empêcher de noter qu'un journaliste du Times m'a appelé le jour de la parution de l'article sur le gazoduc. Je lui ai dit que je ne donnais pas d'interviews. Il m'a demandé si je voulais bien répondre à une question. J'ai acquiescé. Il m'a demandé combien de médias m'avaient proposé de publier l'histoire du gazoduc avant de la diffuser via Substack. Une telle sottise est révélatrice de l'intérêt que porte désormais la presse américaine grand public aux ragots médiatiques plutôt qu'à la sécurité nationale, ou aux affaires de guerre et de paix).
Témoignez, Sy. Dites les choses telles qu'elles sont.
Il nous reste à tirer des conclusions d'un nouveau genre - des conclusions aussi brutales que les preuves tangibles qu'Elon Musk, Jeff Gerth et Sy Hersh nous ont présentées sur la nature du pouvoir officiel et médiatique, et la manière dont il s'exerce.
Premièrement, le gouvernement américain est pleinement engagé dans un régime de non-droit, tant au niveau international qu'au niveau national. Il s'agit d'une posture fondamentalement défensive, et d'autant plus dangereuse de ce fait. Cette attitude remonte aux événements de 2001, lorsque le déclin de l'imperium américain ne pouvait plus être contesté - dans les cercles privés, sinon en public.
De deux, les grands médias américains sont tout aussi déterminés à occulter cette anarchie officielle. Sinon, comment Washington pourrait-il gérer un empire mondial tout en le dissimulant si efficacement au public américain ?
De deux A, ce que nous appelons aujourd'hui l'industrie de la désinformation a pris forme au cours de la dernière décennie, et opère désormais sans aucune restriction apparente. Au cœur de cette entreprise malveillante se trouve la relation, souvent anticonstitutionnelle, entre les groupes de médias, notamment mais pas seulement les plateformes de réseaux sociaux, et diverses entités de l'État administratif. Le Russiagate était une combinaison de désinformation, de mensonges pouvant donner lieu à des poursuites judiciaires dans le cas de certains fonctionnaires, et d'omissions. Le silence des médias en réponse au rapport Hersh relève de la désinformation par omission.
Troisièmement, le gouvernement américain opère aujourd'hui dans des conditions de séquestration quasi totale du public américain. Les médias américains, tout en rendant cela possible, bénéficient de la même immunité et impunité. Les deux institutions, celle qui fait l'objet du reportage et celle qui le fait, sont plus à l'abri dans leur indifférence à l'égard de l'opinion publique que je ne l'aurais jamais cru possible, même dans notre république très troublée.
Trois A, en matière d'impunité, Jeff Gerth a publié 24 000 mots. Je n'ai pas compté ceux de Hersh, mais Sy est, disons-le, généreux quand il se met à écrire. Nous devons maintenant nous demander si nous avons atteint ce point terrible de l'histoire où le pouvoir nu, le pouvoir de la force seule, a neutralisé le langage. À ce jour - et cette précision est essentielle, car cette histoire ne s'arrêtera sûrement pas là - nous devons admettre cette réalité, du moins dans la mesure où le langage a la capacité de discipliner le pouvoir, et de demander des comptes à ceux et celles qui l'exercent de manière corrompue.
Quatrièmement, le black-out médiatique sur les trois rapports en question - et il n'y a pas d'autre mot pour le décrire - a été diaboliquement efficace pour maintenir la majorité des Américains dans I'ignorance des événements que ces reportages révèlent. La plupart des partisans du Russiagate que je connais ne savent même pas que tout ce qu'ils croyaient être vrai a été réfuté. Et s'ils ne l'ignorent pas, ils y sont indifférents. C'est cet état que j'appelle l'ignorance globale.
Cinquième et dernier fait : cette situation est sans précédent dans l'histoire américaine. Notre passé ne peut donc être notre guide.
Sy Hersh a titré sa lettre aux abonnés ce matin "De la merde sur le mur", après la remarque désobligeante d'un fonctionnaire du gouvernement sur sa publication, et l'a terminée par cette mise en garde : "Restez à l'écoute. Nous n'en sommes qu'au début...".
En effet.