đâđš Patrick Lawrence : La Chine au Moyen-Orient, le Grand Saut.
Les Ătats-Unis vont continuer Ă mettre en Ćuvre des politiques vouĂ©es Ă l'Ă©chec, et que la Chine persistera Ă agir comme elle vient de le faire. Les dĂ©fis sont lĂ©gion, mais l'espoir est omniprĂ©sent.
đâđš La Chine au Moyen-Orient, le Grand Saut.
Par Patrick Lawrence / Original to ScheerPost, le 14 mars 2023
Ce que PĂ©kin vient de parrainer et d'obtenir, en mettant en Ćuvre deux millĂ©naires d'artisanat diplomatique, est un exemple remarquable de ce qui peut ĂȘtre accompli une fois cette exigence pleinement rĂ©alisĂ©e.
La roue de l'histoire a tournĂ© vendredi dernier, lorsque les responsables iraniens et saoudiens se sont mis d'accord Ă PĂ©kin pour rĂ©tablir des relations diplomatiques bilatĂ©rales, rompues par Riyad il y a sept ans. En rĂ©flĂ©chissant Ă cet Ă©vĂ©nement capital durant le week-end, je le classerai au mĂȘme niveau que la dĂ©faite amĂ©ricaine au ViĂȘt Nam, en avril 1975, pour ce qui est de son ampleur. Le monde dans lequel nous vivons cette semaine n'est pas le mĂȘme que celui dans lequel nous avons vĂ©cu la semaine derniĂšre.
D'un trait de plume - de trois plumes, en fait -, la Chine, la République islamique et le royaume saoudien ont modifié la dynamique fondamentale de la politique mondiale. Les deux puissances du Moyen-Orient ont transcendé le clivage historique et souvent brutal entre l'islam sunnite et l'islam chiite. Et en escortant les deux parties à la table d'acajou, la République populaire a fait une entrée digne d'un opéra chinois sur la scÚne des puissances mondiales.
Des solutions non occidentales Ă des problĂšmes non occidentaux : voilĂ des annĂ©es que j'insiste sur ce point. Ce qui s'est passĂ© au ministĂšre des affaires Ă©trangĂšres Ă PĂ©kin la semaine derniĂšre en est l'illustration concrĂšte. La paritĂ© entre l'Occident et le non-Occident est une autre de mes prĂ©occupations depuis de nombreuses annĂ©es. Ce que PĂ©kin vient de parrainer et de rĂ©aliser, en mettant en Ćuvre deux millĂ©naires d'art diplomatique, est un exemple remarquable de ce qui peut ĂȘtre accompli une fois cette exigence pleinement rĂ©alisĂ©e.
Je me dois de prĂ©ciser d'emblĂ©e un point essentiel. Cette nouvelle entente saoudo-iranienne n'est pas le moyen pour la Chine, le royaume saoudien ou l'Iran d'imposer une tarte Ă la crĂšme Ă Washington. Restons Ă l'Ă©cart de cette erreur d'interprĂ©tation, mĂȘme si elle fait surface dans divers reportages occidentaux. .
Oui, les Ătats-Unis ont Ă©tĂ© le courtier du pouvoir, le pourvoyeur d'armes, le fauteur de guerre et le maĂźtre de cĂ©rĂ©monie diplomatique du Moyen-Orient depuis que Washington a conclu son premier accord pĂ©trole contre sĂ©curitĂ© avec le roi Abdulaziz al-Saoud, au pouvoir depuis longtemps, en 1931. Oui, les AmĂ©ricains se retrouvent soudain Ă errer dans les dĂ©serts moyen-orientaux, sans le moindre repĂšre, sonnĂ©s et la culotte aux genoux. Indian Punchline, le journal Internet publiĂ© par M.K. Bhadrakumar, diplomate de carriĂšre au service des affaires Ă©trangĂšres de l'Inde, a dĂ©crit l'autre jour cette absence comme "un effondrement colossal de la diplomatie amĂ©ricaine". Oui, une fois de plus. Mais afficher Washington n'Ă©tait pas le but recherchĂ© Ă PĂ©kin, Riyad ou TĂ©hĂ©ran. Il s'agit plutĂŽt de dommages collatĂ©raux.
L'objectif est la construction d'un nouvel ordre mondial fondĂ© en grande partie sur toute la sauvagerie, la destruction et les privations engendrĂ©es par l'"ordre fondĂ© sur des rĂšgles" que Washington et ses alliĂ©s occidentaux ont mis en Ćuvre depuis les victoires de 1945. L'intention partagĂ©e par les trois signataires de cet accord n'est pas la vengeance, la rancune ou le mĂ©pris. Il s'agit plutĂŽt de remĂ©dier Ă la situation. Il reflĂšte un constat commun selon lequel le chaos causĂ© par l'ordre fondĂ© sur des rĂšgles est devenu incontrĂŽlable, et qu'il doit ĂȘtre remplacĂ© de toute urgence.
Je ne peux que m'étonner de la vitesse à laquelle tourne notre planÚte. Des partenariats et des alliances Sud-Sud nouveaux et renforcés, des relations économiques de plus en plus denses entre les nations non occidentales, l'expansion d'organisations multilatérales telles que les BRICS et l'Organisation de coopération de Shanghai, l'OCS, la montée sensible du sentiment anti-impérialiste partout ailleurs qu'en Occident, et maintenant la conception par la Chine d'un nouvel ordre mondial : des choses dont je pensais qu'elles ne se produiraient que dans plusieurs décennies, voire jamais de mon vivant, se déroulent sous nos yeux.
C'est dans ce contexte que nous devons considérer le nouvel accord saoudo-iranien. Les termes de la déclaration trilatérale conjointe que le ministÚre des affaires étrangÚres a rendue publique vendredi dernier le montrent trÚs clairement.
Restent les formalitĂ©s. Les ambassades de TĂ©hĂ©ran et de Riyad doivent ĂȘtre rouvertes "dans un dĂ©lai n'excĂ©dant pas deux mois". Les ministres iranien et saoudien des affaires Ă©trangĂšres, respectivement Hossein Amir-Abdollahian et le prince Faisal bin Farhan, "se rencontreront pour mettre en Ćuvre ces dispositions, organiser le retour de leurs ambassadeurs, et discuter des moyens d'amĂ©liorer les relations bilatĂ©rales". Un accord de 1998 portant sur le commerce et l'investissement, la science, la culture, les sports et la jeunesse doit ĂȘtre mis en Ćuvre. L'accord de coopĂ©ration en matiĂšre de sĂ©curitĂ©, signĂ© en 2001, est sans doute encore plus pertinent.
Viennent ensuite les grandes orientations inscrites dans la dĂ©claration commune. Les trois signataires s'engagent Ă "adhĂ©rer aux principes et objectifs de la Charte des Nations unies et de l'Organisation de la coopĂ©ration islamique, ainsi qu'aux conventions et normes internationales". La dĂ©claration fait Ă©galement Ă©tat d'un "dĂ©sir commun de rĂ©soudre les dĂ©saccords qui les opposent par le dialogue et la diplomatie, Ă la lumiĂšre de leurs liens fraternels" et de l'"affirmation par les deux parties du respect de la souverainetĂ© des Ătats et de la non-ingĂ©rence dans les affaires intĂ©rieures des Ătats". Ainsi s'exprimait Faisal bin Farhan, le ministre saoudien des Affaires Ă©trangĂšres, dans une note publiĂ©e sur Twitter aprĂšs l'annonce de l'accord : "Les Ătats de la rĂ©gion partagent un mĂȘme destin".
Que font ces nations si ce n'est professer une identité commune, non occidentale, fondée sur les principes d'un nouvel ordre mondial qui, étape par étape, prend forme et se consolide ?
Je nie sais pas pour quoi on lit par-ci par-lĂ , dans la presse occidentale, que cet accord est bancal et pourrait ne pas durer, qu'il pourrait ne jamais aboutir Ă la rĂ©ouverture des ambassades, et que les propos que je viens de citer sont en quelque sorte "flous", comme l'a dĂ©clarĂ© un correspondant du New York Times dans un reportage rĂ©alisĂ© Ă Riyad le week-end dernier. Ce ne sera sans doute pas le cas, comme bien des choses espĂ©rĂ©es ne se rĂ©aliseront peut-ĂȘtre pas. Mais Ă©mettre de tels doutes sur la base de "qui peut dire quoi" trahit un vĆu pieux et une mĂ©connaissance de l'histoire rĂ©cente. Une vision floue des choses.
Les Saoudiens et les Iraniens entretiennent des relations diplomatiques depuis des années, en dépit du nombre effroyable de qualificatifs et de dénonciations, et malgré le climat d'animosité virulente que la guerre au Yémen a engendré. Le régime Biden n'a pas réussi à rétablir les liens avec Téhéran et a sabordé les relations avec Riyad, notamment lors de la rencontre incroyablement inepte de Joe Biden avec le prince héritier Mohammed bin Salman l'année derniÚre.
Quant Ă la Chine, elle est dĂ©sormais le deuxiĂšme plus grand marchĂ© aprĂšs les Ătats-Unis pour les produits pĂ©troliers saoudiens, et Riyad veut entrer dans l'OCS. Il y a deux ans ce mois-ci, Javad Zarif, le trĂšs regrettĂ© ministre des Affaires Ă©trangĂšres de TĂ©hĂ©ran pendant les annĂ©es de rĂ©forme de Hassan Rouhani, s'est rendu Ă PĂ©kin pour conclure un accord Ă©conomique multilatĂ©ral nĂ©gociĂ© de longue date, d'une valeur de 400 milliards de dollars sur les 23 prochaines annĂ©es. Je ne vois rien de flou dans ces relations de plus en plus solides. La correspondante du Times Ă Riyad n'a tout simplement pas fait ses devoirs.
Le mois dernier, le ministÚre chinois des affaires étrangÚres a publié coup sur coup trois documents annonçant en termes parfaitement clairs l'intention de Pékin de jouer un rÎle de premier plan dans la géopolitique et la diplomatie multilatérale. Le deuxiÚme de ces documents, intitulé "The Global Security Initiative Concept Paper", commence ainsi :
Nous vivons une Ă©poque riche en dĂ©fis. Elle est aussi porteuse d'espoir. Nous sommes convaincus que les tendances historiques de paix, de croissance et de coopĂ©ration mutuellement bĂ©nĂ©fique sont inĂ©luctables. Le maintien de la paix et de la sĂ©curitĂ© dans le monde, ainsi que la promotion du dĂ©veloppement et de la prospĂ©ritĂ© Ă l'Ă©chelle mondiale, devraient ĂȘtre l'objectif commun Ă tous les gouvernements.
Avec le recul, je suis presque certain que ce projet ambitieux est l'Ćuvre de Wang Yi, le plus haut responsable des affaires Ă©trangĂšres chinoises et vĂ©ritable maĂźtre de cĂ©rĂ©monie des pourparlers entre les deux principales puissances du golfe Persique. Je suis Ă©galement certain que Wang a coordonnĂ©, Ă la maniĂšre d'un chorĂ©graphe, la publication de ces trois dĂ©clarations de politique gĂ©nĂ©rale juste avant la percĂ©e diplomatique de la semaine derniĂšre. J'avoue nĂ©anmoins que je suis Ă©patĂ© par la rapiditĂ© avec laquelle Wang a menĂ© Ă bien cette tĂąche. "ĂpatĂ©â, câest le terme appropriĂ©.
Le régime Biden fait semblant d'applaudir cette nouvelle entente, et je l'entends applaudir d'une seule main. Et comme on pouvait s'y attendre, les fonctionnaires de Washington et ceux des groupes de réflexion estiment que le triomphe diplomatique de Pékin se résume à quelques haussements d'épaules. C'est ce qu'ils font lorsqu'ils ont du mal à supporter ce que le XXIe siÚcle leur réserve. Ils tremblent. AprÚs tout, ils n'ont ni non-ingérence, ni respect de la souveraineté à vendre au Moyen-Orient. Ils n'ont que l'inverse à offrir, et ce marché-là vient de chuter de façon vertigineuse.
Je me garderai bien de me prononcer sur ce que sera le Moyen-Orient lorsque la Chine jouera un rĂŽle qui risque fort d'Ă©clipser celui de l'AmĂ©rique dans un cas comme dans l'autre. Mais s'il le fallait, je dirais que les Ătats-Unis vont continuer Ă mettre en Ćuvre des politiques vouĂ©es Ă l'Ă©chec, et que la Chine persistera Ă agir comme elle vient de le faire. Les dĂ©fis sont lĂ©gion, mais l'espoir est omniprĂ©sent, c'est le mieux que je puisse suggĂ©rer pour l'instant.
(1) OCS: l'Organisation de coopération de Shanghai est l'une des nombreuses organisations intergouvernementales à caractÚre politique et économique actives en Asie.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier ouvrage s'intitule Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
https://scheerpost.com/2023/03/14/patrick-lawrence-chinas-great-leap-in-the-middle-east/