👁🗨 Patrick Lawrence : La presse américaine, les espions et la Commission Church
Church & ses enquêteurs avaient entre les mains l'écriture de l'histoire, une histoire de leur échec. Dans l'intervalle, ceux qui dirigeaient le projet ont choisi de brouiller les pistes.
👁🗨 La presse américaine, les espions et la Commission Church
Par Patrick Lawrence, Spécial Consortium News, le 25 juillet 2023
L'année 1953 a été une année particulière pour le Washington Post, qui s'est interrogé sur la dérive de la C.I.A. dans des affaires d'activisme, écrit Patrick Lawrence dans cet extrait de son livre à paraître, Journalists and Their Shadows (Les journalistes et leurs ombres).
Le 9 janvier 1953, le Washington Post a publié un éditorial dont le contenu peut être perçu, tant d'années plus tard, comme un murmure au cœur du silence. "Choix ou hasard" était une interrogation sans détour sur ce que la C.I.A., vieille de cinq ans à l'époque, était en train de faire. L'agence devait-elle analyser les informations qu'elle avait recueillies ou qui lui étaient parvenues - une question de hasard - ou devait-elle exécuter activement et secrètement des interventions de son choix ?
L'agence n'a pas inventé les opérations clandestines, les coups d'État, les assassinats, les campagnes de désinformation, les élections truquées, les pots-de-vin en haut lieu, les opérations sous faux drapeau, et ainsi de suite. Mais elle élaborait et institutionnalisait de telles intrigues, qui allaient caractériser les agissements de l'Amérique de la guerre froide.
Le Washington Post s'est rangé du côté des contestataires, du moins à la page 20 de l'édition de ce vendredi d'hiver. Les activités de l'agence étaient incompatibles avec la démocratie, protestait le journal local de Washington. Elles risquaient de déboucher sur une guerre indésirable. Une réforme s'imposait. À noter une fois de plus : le conflit évoqué par le Post portait sur les méthodes. Les principes de la guerre froide et la division du monde en blocs antagonistes par Washington n’étaient pas remis en cause.
Tout aussi intéressant que l'éditorial du Post fut le silence de mort qui s'ensuivit. Plus rien n'a été publié sur le sujet. Huit mois plus tard, le Post a obscurci le rôle de la C.I.A. dans le coup d'État qui a renversé le gouvernement de Mossadegh en Iran ; un an plus tard a eu lieu le coup d'État qui a renversé le gouvernement démocratiquement élu de Jacobo Árbenz au Guatemala, et le rôle de la C.I.A. dans ce coup d'État a été une fois de plus occulté. Opérant sans grande inhibition, l'agence complotera plus tard pour placer un cigare explosif dans l'humidificateur de Castro, et tournera un film pornographique avec un acteur sosie de Sukarno, le président indonésien trop indépendant (qui sera plus tard déposé par un coup d'État fomenté par la C.I.A.).
Les lecteurs et les téléspectateurs américains ne savaient pratiquement rien de toutes ces opérations, comme prévu. Ils ne semblaient d'ailleurs plus vouloir rien savoir. Les citoyens ont été sciemment métamorphosés en consommateurs. Un état de somnambulisme national s'était installé.
L'année 1953 fut une année particulière pour le Post qui s'interrogeait sur les dérives des activités de la C.I.A. dans le domaine du militantisme. Allen Dulles a pris la direction de l'agence moins d'un mois après la parution de l'éditorial du Post.
Dulles a confié à Frank Wisner, un ancien de l'OSS, la responsabilité des "opérations noires" de l'agence. [Il s'agissait notamment d'utiliser au maximum la presse en compromettant son personnel, et en particulier ses chefs. Des journalistes étaient recrutés pour servir d'agents, les agents étaient suffisamment formés pour se faire passer pour des journalistes, souvent avec la bénédiction des éditeurs et des présidents de réseaux. Wisner appelait son opération "my mighty Wurlitzer" (mon grand Wurlitzer), en référence à ces appareils du début du siècle qui produisaient des effets musicaux magiques sur simple pression d'une touche.
Les journalistes, correspondants et rédacteurs en chef les plus vigilants soupçonnaient depuis longtemps la présence d'agents de la C.I.A. dans leurs rangs. Il n'y en avait aucune preuve et, à l'époque comme aujourd'hui, on ne cite pas un nom sans en avoir un. Un silence de cathédrale a prévalu pendant deux décennies après que Wisner eut mis la machine en marche, et lorsqu'il fut enfin rompu, ce fut comme un caillou jeté dans un étang qui produit des ondes de plus en plus étendues.
Jack Anderson, le chroniqueur iconoclaste, a révélé à l'automne 1973, alors que je foulais le sol de marbre du News [le New York Daily News, mon premier employeur], qu'un journaliste de Hearst Newspapers avait espionné des candidats démocrates à la présidence au service de la campagne de Nixon. À l'époque où Anderson a publié, Seymour Frieden était correspondant de Hearst à Londres. Pas exactement par hasard, mais presque, Anderson a également rapporté que Frieden avait tacitement reconnu travailler pour la C.I.A.
Le caillou avait été lancé. Les vagues se sont d'abord propagées lentement.
La "diffusion limitée" de Colby
William Colby, récemment nommé directeur de la C.I.A., a riposté par une manœuvre classique de l'agence : lorsque des informations sont sur le point de se retourner contre vous, divulguez le minimum, enterrez le reste et gardez le contrôle de ce que nous appelons aujourd'hui "le récit". Parmi les barbouzes, cette manœuvre était et reste connue sous l'appellation " diffusion limitée ". Colby a "fuité" vers un journaliste du Washington Star-News nommé Oswald Johnston. L'article de Johnston a été publié le 30 novembre 1973.
"Le Star-News a appris que l'Agence centrale de renseignement (CIA) comptait environ trois douzaines de journalistes américains travaillant à l'étranger comme informateurs sous couverture, certains d'entre eux étant des agents à plein temps.” Johnston a suivi cette piste toute tracée comme Colby l'avait souhaité. “Colby aurait ordonné le licenciement de cette poignée de journalistes-agents", écrit-il plus loin dans son article, ajoutant - et c'est la partie la plus savoureuse - "pleinement conscient que la CIA n'était pas en mesure d'assurer la sécurité des journalistes dans un pays qui s'enorgueillit d'une presse indépendante".
Johnston a cru à un gros scoop, Johnston a été un pigeon. C'était le "savoir-faire" de l'agence en action.
Là encore, le reste de la presse a laissé choir les révélations de Johnston sans mener d'enquête plus poussée. Mais le stratagème de Colby était en passe d'échouer, comme l'ensemble des médias qui ne voyaient pas le mal.
Un an après la publication de l'article de Johnston, Stuart Loory, ancien correspondant du Los Angeles Times et professeur de journalisme à l'université d'État de l'Ohio, a publié dans la Columbia Journalism Review un article qui constitue la première étude approfondie des relations entre la C.I.A. et la presse. Un an plus tard, la C.I.A. s’est retrouvée là où elle n'a jamais voulu être : dans le collimateur du public, au grand jour.
Avant même qu'elle ne s’achève, l'année 1975 a été surnommée "l'année du renseignement". En janvier, le président Gerald Ford a chargé une commission d'enquêter sur les violations illégales de la C.I.A.. Peu après la nomination par Ford de ses experts, dont nul autre que Ronald Reagan, le Sénat et la Chambre des représentants ont convoqué leurs propres commissions pour examiner les agissements de la CIA à l'étranger et sur le territoire national. La Commission Church, ainsi nommée en l'honneur de Frank Church, un démocrate de l'Idaho qui dirigeait l'enquête sénatoriale, était la plus importante. Son rapport final a été publié en six volumes en avril 1976, l'année du renseignement s'avérant très prolifique.
Ce fut un épisode critique des structures américaines de la guerre froide - ou cela aurait pu l'être, devrais-je dire. La Commission Church devait être la première tentative concertée d'exercer un contrôle politique sur une agence qui était depuis longtemps, comme on dit maintenant, "passée dans l'illégalité".
En cela, Church et son équipe d'enquêteurs avaient entre les mains l'écriture de l'histoire. Ils auraient pu priver ceux qui assoient l'hégémonie mondiale de l'Amérique de l'une de leurs institutions les plus essentielles, et auraient ainsi rompu de manière décisive les liens entre les médias et cette institution. En fin de compte, c'est dans l'échec de la Commission Church que réside l'histoire. Dans l'intervalle, ceux qui dirigeaient le projet ont choisi de brouiller les pistes.
Les liens de toute nature avec des journalistes en tout genre figuraient parmi les programmes que la C.I.A. était le plus vigoureusement déterminée à maintenir dans l'ombre. Les élisions, les contrevérités et les refus catégoriques de l'agence de coopérer avec les enquêteurs du Sénat peuvent servir de modèle à tous les aspirants à l'obstruction. En temps voulu, la Commission Church s'est trouvée impliquée dans des négociations prolongées avec Colby et d'autres hauts fonctionnaires de la C.I.A. qu'elle n'aurait jamais dû engager.
D'autres indices laissaient présager un échec. La Commission avait passé trop de temps sur les complots d'assassinat et les sujets exotiques de l'agence pour accorder à la question de la complicité de la presse l'attention qu'elle méritait. Church, qui avait un temps rêvé de se présenter à la présidence, ne voulait pas que son nom soit mêlé à une enquête qui aurait fait passer une agence faussement patriotique protégeant la sécurité nationale pour aussi répréhensible qu'elle l'était.
Les "conclusions" définitives n'ont pas révélé grand-chose. Aucun représentant de la presse n'a été appelé à témoigner - aucun correspondant, aucun rédacteur en chef, aucun des dirigeants des grands quotidiens ou des radiodiffuseurs. Un an après la publication des six volumes de la Commission, Carl Bernstein, célèbre pour son rôle dans l'affaire du Watergate, a résumé en huit mots tout ce qu'il y avait à dire sur les 16 mois de drame qui se sont déroulés sur la colline du Capitole. Face à la perspective de forcer la C.I.A. à rompre tous ses liens secrets avec la presse, un sénateur que Bernstein n'a pas nommé a déclaré : "Nous n'étions tout simplement pas prêts à franchir le pas."
Bernstein révèle la perméabilité des médias
C'est Carl Bernstein qui a déballé l'histoire. Dans un article de 25 000 mots publié dans Rolling Stone le 10 octobre 1977, l'ancien journaliste du Post a entraîné les lecteurs dans un vaste univers de connexions, de cooptation et de collusion. Il ne s'agissait pas de "quelques dizaines de journalistes opérant en tant qu'agents", mais de plus de 400. Ils étaient tous là : le Times, le Post, CBS, ABC, NBC, Newsweek, TIME, les agences de presse.
Ceux qui ont coopéré sont allés jusqu'au sommet de la hiérarchie : William Paley (CBS), Arthur Hays et C. L. Sulzberger (le Times), les frères Alsop (le New York Herald Tribune, plus tard le Washington Post). Arthur Hays Sulzberger, l'éditeur du Times, avait signé un accord de confidentialité avec la C.I.A., et donnait son accord tacite aux correspondants qui voulaient travailler pour l'agence.
Seymour Hersh et I. F. Stone, deux journalistes indépendants exemplaires à cette époque, avaient également fait état des nombreux programmes illégaux de la C.I.A., connus en interne sous le nom de "bijoux de famille".
C'est Hersh qui, en décembre 1974, a révélé l'histoire des extravagantes opérations d'espionnage de l'agence axées sur les activistes anti-guerre et autres dissidents - un article de 7 000 mots qui a devancé la Commission Church d'un mois et cinq jours. Mais la maîtrise des détails de Bernstein sur les infiltrations de l'agence dans la presse - trop abondantes pour être racontées brièvement - reste inégalée. La plupart de ces informations proviennent des dossiers de la C.I.A., et d'entretiens avec des fonctionnaires de l'agence et des journalistes à qui la Commission Church n'a jamais demandé de témoigner.
Dans les reportages sur les décennies de tromperie, la presse a fait de son mieux pour donner l'impression qu'elle était l'innocente victime de manipulations peu scrupuleuses. La plupart des personnes impliquées ont affirmé ne rien savoir de tous les compromis consensuels. Certains se sont fièrement affichés comme des patriotes. "J'ai fait des choses pour eux quand je pensais que c'était la bonne chose à faire", a déclaré Joe Alsop à Bernstein. "C'est ce que j'appelle faire mon devoir de citoyen.”
Mais les mémoires défaillantes, les mensonges et les frontières floues ont été parmi les réponses les plus fréquentes. Alors qu'un agent de la C.I.A. a décrit C.L. Sulzberger comme "très désireux" de coopérer avec l'agence, Cy a déclaré à Bernstein qu'il "ne se laisserait jamais prendre dans le milieu des espions". Travailler pour l'agence, et ne jamais se faire prendre à travailler pour elle, semblent avoir été deux choses bien distinctes dans l'esprit de Cy.
La Commission Church a laissé diverses traces dans le dossier. Certaines relations entre Langley et les médias ont été rompues lorsque le comité a fermé boutique. Les choses n'étaient plus aussi ouvertement et imprudemment corrompues qu'elles l'avaient été avant la commission Church. Ce fut également le début du long déclin de la crédibilité des grands médias, ce que, pour être honnête, je considère plutôt comme une bonne chose.
Wurlitzer joue encore
Mais l'enquête du Sénat apparaît rétrospectivement comme l'un des premiers exemples de ce phénomène politique que nous ne connaissons que trop bien aujourd'hui : du grand spectacle. Tous ont souhaité qu'il en soit ainsi. Le volume du Wurlitzer a été baissé. Mais comme l'a dit si simplement ce sénateur anonyme, personne n'a jamais eu l'intention de le débrancher.
Il serait extrêmement naïf de supposer que le Wurlitzer ne joue plus à notre époque, nous laissant nous accommoder de l'échec volontaire de la Commission Church, comme cela devait être. L'immunité de l'agence contre toute forme de contrôle est désormais inviolable. Quelle commission du Capitole oserait aujourd'hui organiser des auditions comme celles qui ont donné leur nom à l'Année du renseignement ? Les liens de Langley avec la presse demeurent un sujet tabou. Wikipédia, l'encyclopédie alternative qui entretient ses propres relations répréhensibles avec les services de renseignement, publie en ce moment même cette phrase dans son article sur les programmes de la guerre froide : "Au moment où le rapport de la Commission Church a été achevé, tous les contacts de la C.I.A. avec les journalistes accrédités avaient été suspendus". Cette phrase est clairement, manifestement fausse.
Un rappel sommaire de tout le mal en question. C'est le fondement de nombreux mythes américains. La presse et les radiodiffuseurs sont toujours cachés derrière.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, conférencier, et auteur de l'ouvrage Journalists and Their Shadows (Journalistes et leurs ombres), à paraître prochainement. Parmi ses autres ouvrages, citons Time No Longer : Americans After the American Century. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son site web est Patrick Lawrence.
Cet article est un extrait du livre “Journalists and Their Shadows” de Patrick Lawrence, à paraître chez Clarity Press.
Les opinions exprimées sont uniquement celles de l'auteur et peuvent ou non refléter celles de Consortium News.
https://consortiumnews.com/2023/07/25/the-us-press-spooks-the-church-committee/