👁🗨 Patrick Lawrence : “La terre inconnue”.
Isolés tels des îlots dans une mer immense, voilà notre condition. La terre inconnue, c'est la vaste contrée située entre nos deux oreilles, et qui descend, passage obligé, jusque dans nos coeurs.
👁🗨 “La terre inconnue”.
Nous sommes responsables de notre irresponsabilité.
Par Patrick Lawrence, le 27 septembre 2023
Lorsque je voyage à l'étranger, ce qui n'est pas souvent le cas ces temps-ci, il m'arrive souvent d'exprimer ma gratitude aux personnes que je rencontre. “Nous, les Américains, avons de la chance, car les autres sont généralement capables de faire la distinction entre le peuple américain et le gouvernement américain”, ai-je coutume d'expliquer. J'ai fait cette remarque tout récemment à un couple d'éminents Serbes rencontrés lors d'une conférence l'été dernier. Notre sujet était la campagne de bombardements de l'OTAN menée par les Américains dans ce qui était alors la Yougoslavie au printemps 1999. Les habitants de Belgrade et d'ailleurs souffrent encore des séquelles de l'uranium appauvri largué par les bombardiers américains : décès prématurés, taux de cancer très élevés, et j'en passe. Vous voyez ?
Iraniens, Guatémaltèques, Japonais, Chinois, Indonésiens, et parfois Européens : au fil des ans, j'ai fait part de ce sentiment à plusieurs personnes. Je reçois toujours la même réponse - des sourires bienveillants, de la compréhension - et j'en suis chaque fois reconnaissant. Nous sommes en effet des citoyens chanceux, compte tenu du comportement si souvent choquant de ceux qui prétendent nous diriger à l'égard d'autres peuples. Les gens semblent savoir que ce que fait notre gouvernement dans telle ou telle circonstance n'est pas nécessairement le reflet de ce que nous sommes, nous les Américains.
Mais en inversant les choses, on ne voit pas comment nous pourrions être moins chanceux. Sans parler des malheurs que notre imperium inflige aux autres. Si nous ne sommes pas responsables de ces malheurs, nous sommes responsables de ne pas prendre nos responsabilités.
Par où commencer ? Les sondages les plus récents indiquent que 55 % d'entre nous ne veulent plus envoyer d'aide militaire à l'Ukraine. C'est très bien, une bonne chose, mais le Pentagone doit envoyer plus d'aide à l'Ukraine. Deux tiers des Américains sont toujours favorables à l'un ou l'autre type de système de santé nationalisé. La lutte pour un tel système dure depuis, si je ne m'abuse, 1929. À quel point sommes-nous loin de réaliser une telle amélioration - de réaliser ce que nous voulons réaliser ? Et ainsi de suite.
Pourquoi, au fond, les Américains ordinaires, qui ne sont ni des lanceurs de bombes ni des conducteurs de drones, devraient-ils dépendre à ce point de la compassion des autres ? Quand, au cours des 94 dernières années, l'écart considérable entre le type de société que les Américains souhaitent et le type de société que ceux qui sont au pouvoir leur imposent s'est-il normalisé au point de passer inaperçu ?
Voici ce qu'il en est : d'un côté, nous avons la chance de ne pas avoir à rendre compte des nombreuses cruautés de l'imperium américain. De l'autre, nous n'avons pas un gouvernement qui reflète ce que nous privilégions dans notre pays, pas plus qu'à l'étranger : le type de société dans laquelle nous souhaitons vivre, les “valeurs” - je déteste ce mot, mais laissons-le de côté pour l'instant - que nous défendons. En fin de compte, n'est-ce pas cela ? Le monde peut comprendre que la plupart d'entre nous ne sont pas de fieffés impérialistes, mais il ne sait pas grand-chose de ce que nous sommes réellement, en positif, au-delà de ce que nous ne sommes pas. Chez nous, la corruption, l'argent en politique, l'obsession du pouvoir, l'effondrement des institutions et tout le reste nous rendent de moins en moins capables d'exprimer notre identité dans l'espace public.
Nous ne pouvons pas, si nous mettons tout cela au net, être vraiment sûrs de ce que nous sommes. Et nous nous devons à nous-mêmes, et surtout à autrui, de bien nous connaître et d'apprendre à agir en fonction de ce que nous sommes vraiment.
C'est une remarque faite dans le fil des commentaires de mon précédent article dans ScheerPost qui m'a incité à réfléchir à ces questions. Un lecteur répondant au nom d'Arrnon a offert une réponse réfléchie à l'article. Voici ce qu'il en dit :
“L'idée selon laquelle il n’y a jamais eu de responsable est une relique pittoresque de l'idéologie du siècle américain. Le prochain siècle sera celui de la découverte de contrées inexplorées, qu'aucune pyramide de gestion, quelle que soit sa hauteur, ne pourra jamais recenser complètement.”
Une ellipse séduisante, ai-je pensé - un peu énigmatique, même : des contrées inconnues. J'ai répondu en demandant à Arrnon, quelque soit son identité et son lieu de vie, de me communiquer son adresse électronique par le biais d'un canal privé. Je pensais échanger des notes, dans le meilleur des cas. Je n'ai pas eu de réponse, et je vais donc continuer à essayer de comprendre ce que cela signifie de parler de l'Amérique comme d'une terre à découvrir.
■
On a beaucoup écrit, y compris (très humblement) dans cette tribune, sur ce que l'on pourrait appeler “la thèse de Bowling Alone” [le déclin du capital social aux États-Unis], d'après le célèbre ouvrage de Robert Putnam (Simon & Schuster, 2000). Putnam, un politologue qui enseigne les politiques publiques à Harvard, s'est penché sur le déclin du “capital social” - le fléau du jargon scientifique, hélas ! - en Amérique depuis 1950. D'autres ont exploré ce sombre terrain : David Riesman dans The Lonely Crowd (Yale, 1950), Richard Sennett dans The Fall of Public Man (Knopf, 1977) et, mon préféré, Philip Slater dans The Pursuit of Loneliness (Beacon, 1970). Le regretté et formidable Christopher Lasch a retourné le phénomène dans tous les sens dans plusieurs de ses livres.
Nous sommes un peuple fragmenté, un peuple atomisé, un peuple dont la conscience a été privatisée. Au vu des titres cités plus haut et d'autres du même genre, il n'est pas nécessaire de s'étendre sur le sujet. Nous n'arrivons pas, permettez-nous ce cliché, à nous ressaisir. Il y a de très, très nombreuses raisons de conclure que l'élite américaine du pouvoir - et à ce propos, on se réfère au livre de C. Wright Mills qui porte ce titre (O.U.P., 1956) - ne tire pas seulement avantage de notre égarement collectif, ou de notre perplexité commune : cet égarement est cultivé de manière à empêcher les Américains de s'organiser en une force politique cohérente, quelle qu'elle soit. J'entends par là une force qu'ils conçoivent et créent eux-mêmes, par opposition aux deux grands partis qui, comme beaucoup d'autres l'ont dit, constituent le tombeau de toute initiative politique sérieuse.
Je pense à une observation faite par Bertrand Russell dans “Free Thought and Official Propaganda”, une conférence qu'il a donnée à Londres il y a 101 ans.
“L'utilité de l'intelligence n'est admise qu'en théorie, pas en pratique”, a déclaré le grand rationaliste anglais à son auditoire. “On ne souhaite pas que les gens ordinaires pensent par eux-mêmes, parce qu'on estime que les gens qui pensent par eux-mêmes sont difficiles à gérer et engendrent des problèmes de gestion”.
Isolés les uns des autres comme autant d'îlots dans une mer immense et impraticable, dissuadés de faire preuve de discernement et d'originalité, incapables de bien communiquer entre eux : rien de tout cela ne doit être contesté. Ce sont des caractéristiques de notre condition. Il s'agit d'une condition psychologique partagée avant d'être une condition politique ou sociologique. Ma conclusion devrait être facile à formuler : parler d'une terre inconnue, c'est parler de nous-mêmes. La terre inexplorée, c'est le vaste territoire qui se trouve entre nos deux oreilles et qui descend, passage obligé, jusque dans nos cœurs.
La question qui m'est venue à l'esprit alors que je réfléchissais à la tournure saisissante d'Arrnon est de savoir si notre pays est condamné à rester un pays à découvrir. Permettez-moi de reformuler, car je sais pertinemment que nous ne sommes pas condamnés : la question est de savoir si nous avons conclu, le regard éteint en plein découragement endémique, que nous sommes condamnés à ne plus jamais nous relier véritablement les uns aux autres, et à toujours nous contenter de jouer au bowling.
■
Je n'accepte pas et n'accepterai jamais ce genre de pessimisme. Il est trop irrationnel, trop dépourvu de toute compréhension de l'histoire et de la nature de l'organisme humain. Beaucoup de gens semblent penser que notre condition actuelle est permanente, et, d'accord, ses aspects globaux en donnent l'impression. Mais il n'y a aucun fondement à cela. Pensez aux citoyens soviétiques et à la façon dont nous les avons perçus tout au long de leur histoire. Pensez à l'extraordinaire conscience politique, sociale et communautaire qui s'est manifestée dans les années 1930. Ces gens étaient nos parents, nos grands-parents ou nos arrière-grands-parents. Pensez à la situation des années 1960 : ces gens, c'était nous, ou nos parents.
J'attire l'attention des lecteurs sur ces questions parce que je pense que nous approchons d'un moment où l'on me donnera tort, ou raison. Nous devons reconnaître que nous vivons un moment historique, et accepter les responsabilités qu'il nous réserve. Formulons-les en deux temps.
Sur le plan extérieur, notre conduite impériale tardive s'approche du dénouement. Comme Michael Brenner, professeur émérite à l'université de Pittsburgh, l'a écrit l'autre jour avec une franchise rafraîchissante, nous avons déjà perdu la guerre par procuration avec la Russie ; nous ne pouvons pas nous attendre à gagner dans quelque type de confrontation que les élites idéologiques choisissent de provoquer avec la Chine : c'est une évidence avant même qu'elles ne se lancent dans une telle aventure. Le moment que nous vivons commence à ressembler au “grand moment”, au moment où l'ordre d'après 1945 ne pourra plus être conservé. Un nouvel univers devra s'y substituer. Cela devient une responsabilité - une responsabilité, bien sûr, envers nous-mêmes, mais tout autant, voire plus, envers les autres : Pour revenir au paradoxe évoqué plus haut, nous sommes responsables de notre irresponsabilité au cours de toutes les décennies de souffrance que notre imperium a infligées au monde. Nous pouvons soit assumer cette responsabilité dès aujourd'hui, soit végéter plus ou moins perpétuellement dans un état de passivité généralisée, en nous disant que nous n'avons plus rien à défendre.
C'est un peu la même chose chez nous. Je me demande si le gâchis dans lequel nous vivons peut encore s'aggraver. Je ne pense pas seulement à ce qui pourrait être la pire présidence de mon existence, et j'étais en vie lorsque Nixon dormait à la Maison Blanche. Je considère que la corrosion de nos institutions les plus importantes, et surtout de notre système judiciaire, est encore plus inquiétante. Joe Biden s'effacera un jour ou l'autre. Les réformes dont nos institutions ont besoin s'avéreront être un projet à très long terme.
Nous sommes donc confrontés à un choix. Le même choix que celui auquel ont été confrontés ceux qui vivaient dans les années 1930 et 1960. Allons-nous continuer indéfiniment à vivre en immersion, pour ainsi dire, dans un pays inconnu ? Ou bien allons-nous revivre, nous redécouvrir, comme l'ont fait à maintes reprises ceux qui nous ont précédés, dans des circonstances différentes des nôtres, mais avec des points communs ? À l'intérieur, une démocratie authentique, à l'extérieur, un internationalisme authentique : deux responsabilités, l'une envers nous-mêmes, l'autre envers les autres.
J'appelle cela un choix, mais je ne pense pas que ce soit vraiment un choix. Nous avons perdu de vue notre potentiel, ce que nous sommes capables de faire - individuellement et collectivement - mais je ne peux accepter que nous, chacun d'entre nous, nous satisfaisions de cet état de fait. Le sous-titre de l'ouvrage de Robert Putnam, il convient de le mentionner, est “The Collapse and Revival of American Community” [Effondrement et renaissance de la collectivité américaine]. Notre meilleur être, et je ne discuterai même pas du fait que nous en ayons un, ne restera pas indéfiniment dans l'ombre.