👁🗨 Patrick Lawrence : Le ballon du Pentagone poursuit sa course.
Washington pratique une politique sécuritaire dirigée par les militaires, et non une politique étrangère dans la zone Pacifique. Aucun diplomate américain honnête n'est jamais venu me contredire.
👁🗨 Le ballon du Pentagone poursuit sa course.
Par Patrick Lawrence* @thefloutist / Original to ScheerPost, le 5 février 2023
Pourquoi le régime de Biden ne mène-t-il pas des démarches sérieuses et vigoureuses à Pékin - menaçant de rompre les relations, d'expulser des diplomates ou d'exercer d'autres représailles pour violation de la souveraineté américaine - au sujet de ce "vaisseau espion" ?
C'est une bonne chose qu'Antony "Garde-fous" Blinken ait annulé sa visite prévue de longue date à Pékin, qui devait débuter mardi. Il s'agissait de sa première visite depuis son arrivée au ministère des Affaires étrangères et de la première visite d'un secrétaire d'État en quatre ans. Mais Blinken n'aurait pas mis en place de garde-fous ni construit de rampes de sortie, ce qu'il semble considérer comme sa plus grande vocation. Demandons-nous, entre parenthèses, si notre Tony n'était pas destiné à être ingénieur des transports.
Non, au vu des événements de ces dernières semaines, le temps des garde-fous, des rampes de sortie et même de "l'apaisement des tensions" - la psychothérapie était-elle aussi une vocation ratée de Blinken - semble révolu pour le régime Biden et ses relations avec Pékin. À mon avis, Blinken vient de s'épargner un nouvel épisode d'une longue série d'embarras depuis sa première rencontre avec ses homologues chinois, lors de cette débâcle infâme dans un hôtel d'Anchorage, il y aura deux ans le mois prochain.
La raison déclarée de l'annulation de Blinken - et comme il n'a pas proposé de date ultérieure, il s'agit bien d'une annulation, et non du "report" annoncé - est le ballon chinois qui a flotté dans le ciel du Montana la semaine dernière. J'aurai quelques remarques sur cet incident très étrange, une galerie des glaces en soi, en temps voulu. Pour l'instant, deux points à noter immédiatement.
Premièrement, l'apparition du ballon chinois dans l'espace aérien américain a été une aubaine pour Blinken. Si l'on met de côté son exceptionnelle médiocrité, aucun diplomate américain ne peut espérer obtenir quoi que ce soit avec la Chine tout en représentant un imperium de plus en plus belliqueux sur le théâtre du Pacifique. L'apaisement des tensions, les garde-fous et tout le reste ne sont que des notions destinées à assurer la quiétude du public américain - à garder l'imperium caché aux yeux de tous. Les Chinois ne prennent pas ces propos le moins du monde au sérieux. Par principe, ils gardent la porte ouverte à des négociations sérieuses avec les États-Unis, mais ils ne se font aucune illusion sur le fait qu'un haut fonctionnaire américain d'une administration aussi provocante que celle de Biden la franchira.
Deuxièmement, notons que c'est le Pentagone qui a annoncé l'incident du ballon, et géré la présentation au public au jour le jour. L'État et la Maison-Blanche ont été laissés libres de réagir à la nouvelle, du moins publiquement. Derrière ce petit détail se cache une grande victoire décisive pour les généraux - et une défaite pour les diplomates, bien qu'ils n'aient pas, depuis des décennies, défendu leur cause sur ces questions avec une vigueur ou une conviction perceptibles.
Vous vous souvenez de tous les grands discours sur "la diplomatie d'abord" et "l'armée sera notre dernier recours" pendant la campagne présidentielle de Biden en 2020 et ses premiers mois au pouvoir ? Ce n'était que de la poudre de perlimpinpin brevetée par ce politicien de province, comme les plus sages d'entre nous l'ont compris dès le début. Ce type n'a jamais été sérieux dans sa volonté de passer à une politique responsable. Un général solidement ancré chez les marchands d'armes dirige le ministère de la Défense et le plus pitoyable des ringards depuis John Kerry - et cela remonte à trois secrétaires - le ministère des Affaires étrangères.
Si l'incident du ballon mérite d'être considéré en soi, ce qui s'est passé à 60 000 pieds au-dessus du Montana la semaine dernière ne peut être compris sans une référence attentive à d'autres événements plus importants survenus au cours des dernières semaines - ou, selon la façon dont on compte, des dernières années.
Il y a quelques semaines, Biden a accueilli Fumio Kishida à la Maison-Blanche. Là, dans le Bureau ovale, il a enrôlé le premier ministre japonais dans la campagne de plus en plus agressive de Washington visant à menacer la Chine et, finalement, à l'entraîner dans une confrontation militaire. Lorsque Kishida est parti pour Tokyo, le Japon était certifié par ce que Yasuhiro Nakasone, le premier ministre nationaliste sous la présidence de Ronald Reagan, voulait depuis longtemps en faire : comme l'a dit Nakasone, stationner "un porte-avions insubmersible" dans le Pacifique occidental.
J'ai considéré le sommet Kishida-Biden comme une grande nouvelle. Une nouvelle aussi importante, sinon plus, a été annoncée la semaine dernière, juste avant l'affaire des ballons, lorsque le secrétaire à la Défense Llyod Austin a rencontré à Manille Ferdinand Marcos - oui, le descendant du dictateur - et que le président philippin a ouvert l’accès au sol des neuf îles, comptez-les, où les troupes, les navires et les avions américains seront autorisés à effectuer des rotations. L'accord de rotation est un moyen de contourner la constitution post-Marcos, qui interdit à toute troupe étrangère d'être stationnée sur le sol philippin. Elles ne sont donc pas stationnées de manière fixe : ils vont et viennent à leur guise.
"C'est une grosse affaire", a déclaré Austin lors de son passage à Manille. "C'est une très grosse affaire." Je suis d'accord avec le secrétaire sur ce point. Regardez une carte. Les îles les plus au nord des Philippines ne sont qu'à 150 km de Taïwan. Des troupes et du matériel américains de toutes sortes, en rotation, seront désormais en mesure de se déployer efficacement et rapidement dans le cadre d'une opération terrestre, aérienne et maritime contre la Chine pour défendre directement le territoire insulaire - qui est devenu, depuis l'époque où Mike Pompeo était le prédécesseur de Blinken, l'épicentre d'une présence militaire américaine considérablement renforcée à l'extrémité du Pacifique. Ce qu'Austin a obtenu à Manille la semaine dernière était en préparation au moins depuis début 2019, lorsque le Pentagone a vendu au Capitole ce qu'il a appelé son plan "Regain the Advantage" - comme si les États-Unis l'avaient jamais perdu. Le Congrès a rebaptisé l'opération "Initiative de dissuasion dans le Pacifique" et y a rapidement injecté des dizaines de milliards de dollars. Ces milliards continuent d'affluer.
Regardez à nouveau la carte. Entre l'accord Kishida et l'accord Marcos, Washington a obtenu la coopération militaire de deux des partenaires de l'alliance américaine dans le Pacifique pour former un arc nord-sud bien plus proche du littoral chinois qu'Hawaï ne l'est de la Californie. Un troisième allié du traité, l'Australie, cultive depuis des années une attitude de confrontation envers la Chine, et accueille favorablement une présence militaire américaine accrue - une orientation diamétralement opposée aux intérêts des citoyens et des entreprises australiens, voire des cliques de défense de la nation.
John Lander, un diplomate australien chevronné, a bouclé un compte rendu encyclopédique de cette relation de plus en plus militarisée lors d'une conférence donnée au Comité pour la République il y a quelques semaines. Je conseille vivement aux lecteurs de la regarder ici. Lorsqu'elle est apparue sur l'écran de notre ordinateur, nous avons été captivés. Tout s'est arrêté jusqu'à ce que Lander ait terminé.
Au beau milieu de ces "faits sur le terrain", les voix des faucons à Washington se font plus stridentes et plus inquiétantes.
Dans un mémo daté du 1er février mais ayant fait l'objet d'une fuite quelques jours plus tôt, un général quatre étoiles de l'armée de l'air a demandé aux unités sous son commandement de commencer à se préparer concrètement à une guerre avec la Chine qu'il prédit pour 2025. Le général Mike Minihan est à la tête de l'U.S. Air Mobility Command - il s'agit essentiellement d'un logisticien - et si l'on en croit sa photo et ce qu'il a à dire pour sa défense, il est tout droit sorti du Dr Folamour de Kubrick. Le mémo de Minihan - qui a fait l'objet d'une fuite, mais je ne suis pas sûr de son degré de confidentialité - expose un plan en neuf points comme "préparation au prochain combat". "J'espère me tromper", a-t-il commenté après que le mémo a été rendu public. "Mon instinct me dit que nous nous battrons en 2025. L'équipe de Xi, la raison et l'opportunité sont toutes alignées pour 2025."
O.K., l'armée américaine regorge de fous comme Milihan, dont les propos hors normes ne sont jamais entendus au-delà de la caserne. Nous voyons quelque chose de différent maintenant. Michael McCaul, le nouveau président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, a répondu au mémo de Milihan de cette façon sur Fox News Sunday après qu'il ait été rendu public : "J'espère aussi qu'il a tort. Mais je pense qu'il a raison, malheureusement".
Pensez-y, c’est le point de vue de la personnalité la plus puissante de la Chambre en matière de politique étrangère. Maintenant, pensez à la visite de Blinken qui vient d'être annulée, et à ce que les Chinois en ont pensé.
Avant que l'incident du ballon ne vienne perturber les plans de Blinken, la ligne de conduite à Washington était que son voyage à Pékin était particulièrement bien programmé. Des garde-fous devaient être mis en place, les tensions devaient être apaisées. Quelles histoires se racontent les cliques politiques… Un rapport publié samedi dans The Diplomat nous apprend que Pékin ne voyait pas l'intérêt de la rencontre de M. Blinken avec le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi. "Des sections de l'administration et du monde universitaire chinois sont catégoriques sur le fait que le secrétaire d'État américain ne devrait pas être le bienvenu à Pékin", rapporte le magazine. Et ce n'est que le sous-titre de l'article. L'ensemble de l'article vaut la peine d'être lu pour le soin apporté au reportage.
En fait, et d'après les déclarations officielles, M. Blinken avait l'intention de tenter une fois de plus ce qui a échoué depuis la catastrophe d'Anchorage en mars 2021 : proposer de persuader Pékin d'accepter que les États-Unis souhaitent coopérer dans certains domaines - climat, santé, et ainsi de suite, les choses faciles -, rivaliser sur le plan économique, et se confronter en matière de sécurité. Cette pensée germée dans la pensée de personnes passant trop de temps dans les bureaux de Washington, et pas suffisamment à l’écoute d’autres avis, et d’autres nations est extrêmement naïve.
Les Chinois lisent les journaux, et savent lire les cartes. Devons-nous en rester là, et conclure que Blinken a la chance d'être tiré d'affaire par les Chinois pour un bon moment ?
J'ai fait quelques commentaires initiaux sur l'incident du ballon lorsque la nouvelle est tombée vendredi matin, en prenant soin de ne pas tirer de conclusions. Ils sont ici pour ceux que cela intéresse.
Mais aujourd’hui, je vais m’appliquer à en tirer quelques conclusions.
Selon toutes les indications disponibles, non, les Chinois n'ont pas envoyé un ballon à haute altitude de la taille, j'ai lu, de plusieurs bus scolaires, pour recueillir des renseignements sur des champs de silos de missiles intercontinentaux répartis dans le Montana tout en restant indétectables. Une proposition peu convaincante.
Le Pentagone a affirmé sans équivoque que le ballon provenait "certainement de la République populaire de Chine". Il n'a pas identifié le ballon comme un engin de surveillance, de quelque manière que ce soit. Les responsables du Pentagone, ou toute autre personne à Washington, ont prononcé une telle déclaration. Ils ont "évalué" que le ballon était en mission d'espionnage. Il faut toujours se méfier de ce mot, "évaluer". C'est un mot-clé qui n'engage en rien celui qui l'utilise. Il signifie, au mieux, "Nous ne savons pas, et ne pouvons pas dire". Ou encore, "Nous savons que ce n'est pas vrai et nous ne nous y tiendrons pas, mais nous voulons que le public pense que c'est vrai".
Non merci. C'est précisément le tour joué lorsque "la communauté du renseignement" - quelle expression grotesque - a publié son "évaluation", en janvier 2017, de la culpabilité de la Russie dans le vol des e-mails du Parti démocrate six mois plus tôt. Cette "évaluation" s'est avérée être un non-sens, bien sûr. Mais aucun espion n'a eu à répondre de toutes ces faussetés.
Pourquoi le régime Biden ne fait-il pas de démarches sérieuses et vigoureuses auprès de Pékin pour menacer de rompre les relations, de procéder à des expulsions diplomatiques, ou d'exercer d'autres représailles en cas de violation de la souveraineté américaine ? Pourquoi l'armée de l'air a-t-elle suivi la progression du ballon tout au long de son parcours à travers les États-Unis, sans doute pour recueillir des informations, comme s'il s'agissait d'une curiosité inoffensive ? Samedi, les États-Unis ont abattu le ballon alors qu'il dérivait au-dessus de l'Atlantique, il n'y aura donc pas de ballon à examiner. Intéressant. Nous n'avons jamais eu non plus de preuves en main de la Russie dans les emails volés, là non plus.
Toutes les preuves à ce jour, ce qui ne veut pas dire qu'il y en a beaucoup, indiquent que l'engin était un ballon météorologique dévié de sa trajectoire en mission civile, comme l'a déclaré le ministère chinois des affaires étrangères après une enquête apparemment minutieuse sur la question vendredi. Supposons que ce soit le cas, et que les questions ci-dessus trouvent réponse.
La façon dont les médias ont rapporté cet incident se situe au niveau des pires bêtises servies durant les années du Russiagate. Dans les mêmes articles, nombreux, le New York Times a rapporté l'"évaluation" du Pentagone, puis l'explication chinoise, et a ensuite qualifié le ballon d'engin d'espionnage dans toutes les mentions ultérieures. Il continue à le faire au moment où nous parlons.
Le Times, supervisé par le gouvernement, a surpassé ses propres inepties samedi matin, alors qu'il était évident que le statut du ballon, en tant qu'engin d'espionnage, était sujet à de sérieux doutes. La Chine affirme que le ballon a été utilisé à des fins météorologiques, selon le Times. Cependant, le Pentagone affirme qu'il s'agissait d'un dispositif de collecte, même s'il n'était pas assez sophistiqué pour recueillir des renseignements au sol.
Il s'agit là d'une paraphrase, car les rédacteurs du Times ont depuis supprimé ce passage du site Web du journal, et je ne leur en veux pas. Considérez attentivement ce qui est dit.
Premièrement, les ballons-sondes sont des appareils de collecte. Collecter des données, c'est ce qu'ils font. La contradiction que le Times prétend présenter n’est que pure chicanerie. Deuxièmement, c'était un ballon de surveillance, mais incapable de surveiller.
Je connais bien le Times, de l'intérieur comme de l'extérieur. C'est toujours ainsi que ses rédacteurs en chef et ses journalistes se glissent par la porte dérobée lorsqu'ils risquent d'être exposés pour avoir trompé les lecteurs. Ils nous présentent parfois des énigmes. Dans ce cas : ce n'était pas un ballon météo car c'était un engin de collecte, et ignorons le fait que les ballons météo sont par définition des engins de collecte. C'était un engin d'espionnage, même incapable d'espionnage.
Réponse à la devinette : c'était un ballon météorologique.
Le ridicule qui a entouré l'incident du ballon sera bientôt oublié. Mais ne vous y trompez pas, chers lecteurs : nous venons d'assister à un round inhabituellement brouillon et transparent, dans le conflit qui oppose depuis des décennies les généraux du Pentagone, dont le pouvoir augmente sans cesse, à un Département d'État volontairement affaibli, dont le pouvoir n'a cessé de décliner avec la montée en puissance de l'État de sécurité nationale.
À cet égard, si Blinken avait été un tant soit peu sérieux dans son projet d'apaisement des tensions, il aurait fait décoller un avion de la base aérienne d'Andrews et se serait rendu à Pékin, aussitôt saisi de l'incident du ballon. Je vois deux raisons pour lesquelles il ne l'a pas fait. Premièrement, ses entretiens prévus avec Wang Yi, comme je l'ai suggéré, étaient une erreur dès le départ. Deuxièmement, le régime Biden a rapidement compris que le Pentagone avait une fois de plus pris le dessus sur l'État et que, par souci d'efficacité politique, il devait céder aux faucons de Capitol Hill.
La discorde est depuis longtemps particulièrement intense dans les affaires transpacifiques. Pendant mes années de correspondance à Tokyo et ailleurs en Asie de l'Est, j'ai tiré la conclusion que Washington ne pratique pas de politique étrangère dans la zone Pacifique : elle pratique une politique sécuritaire dirigée par les militaires. Aucun diplomate américain honnête n'est jamais venu me contredire.
Un petit ballon sans intérêt vient de crever au-dessus de l'Atlantique. Celui du Pentagone continue de flotter.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier livre est Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
https://scheerpost.com/2023/02/05/patrick-lawrence-the-pentagons-balloon-floats-on/