đâđš Patrick Lawrence : Le Japon rempile comme porte-flingue de Washington
Les deux dirigeants se sont engagĂ©s "Ă travailler ensemble pour faire contrepoids Ă la Chine & renforcer l'alliance, afin qu'elle devienne le pivot de leurs intĂ©rĂȘts sĂ©curitaires en Asie".
đâđš Le Japon rempile comme porte-flingue de Washington
Par Patrick Lawrence / Original to ScheerPost, le 21 janvier 2023
C'est toujours la mĂȘme rengaine lorsque les premiers ministres japonais se rendent Ă Washington pour un sommet Ă la Maison-Blanche. Rien ne semble s'y passer et personne n'y prĂȘte attention, mĂȘme lorsque des Ă©vĂ©nements importants surviennent, alors que nous devrions tous y ĂȘtre attentifs, et, lorsque notre attention n'est que passagĂšre, nous nous trompons, gĂ©nĂ©ralement. En janvier 1960, lorsque le premier ministre Nobusuke Kishi s'est rendu Ă Washington, le prĂ©sident Eisenhower a bĂ©ni le criminel de guerre, et a signĂ© un traitĂ© de sĂ©curitĂ© auquel le public japonais s'est vigoureusement opposĂ©. Cette semaine-lĂ , Newsweek a qualifiĂ© Kishi de "vendeur japonais sympathique et avisĂ©".
Kishi s'est avĂ©rĂ© ĂȘtre un vendeur, c'est vrai. Trois ans plus tard, il a fait appel Ă la police armĂ©e pour dĂ©barrasser la DiĂšte [Parlement japonais] des lĂ©gislateurs de l'opposition, et forcer la ratification du traitĂ© "Anpo" [traitĂ© de coopĂ©ration mutuelle et de sĂ©curitĂ© entre les Ătats-Unis et le Japon, signĂ© le 19 janvier 1960 entre le Japon et les Ătats-Unis.], comme l'appellent les Japonais, les membres de son Parti libĂ©ral dĂ©mocrate (LDP) Ă©tant les seuls prĂ©sents pour voter sur ce traitĂ©. "Un corps de 135 kg rempli de fiertĂ©, de puissance et de passion - une incarnation parfaite de l'Ă©tonnante rĂ©surgence de son pays", a Ă©crit le TIME au sujet de l'homme qui aurait dĂ» ĂȘtre pendu une dĂ©cennie plus tĂŽt.
Nous avons maintenant le premier ministre Fumio Kishida, qui a rencontrĂ© notre prĂ©sident somnolent dans le bureau ovale il y a une semaine. Je ne sais pas combien pĂšse Kishida ni Ă quel point il est fier de lui-mĂȘme ou de sa nation, mais, dans un Ă©cho Ă©trange du sommet Kishi-Eisenhower, Joe Biden a bĂ©ni son virage radical vers le militarisme que la constitution pacifiste du Japon interdit [L'article 9 de la constitution japonaise, votĂ©e le 3 novembre 1946, sous l'occupation amĂ©ricaine, et entrĂ©e en vigueur le 3 mai 1947, postule que le Japon renonce Ă la guerre].
C'est une longue histoire qui se rĂ©pĂšte ici. Les New Dealers amĂ©ricains ont rĂ©digĂ© la constitution pacifiste du Japon peu aprĂšs la capitulation d'aoĂ»t 1945. Mais depuis que l'administration Truman a dĂ©clenchĂ© la guerre froide en 1947, Washington a incessamment et diaboliquement pressĂ© les Japonais de la transgresser. "Faites-en plus" Ă©tait l'exhortation commune pendant mes annĂ©es Ă Tokyo. Aujourd'hui, Kishida s'exĂ©cute. S'il incarne parfaitement quelque chose, c'est la soumission obsĂ©quieuse avec laquelle les cliques politiques conservatrices et nationalistes du Japon ont menĂ© les relations avec les Ătats-Unis depuis la dĂ©faite d'aoĂ»t 1945.
J'ai lu, au cours des heures que Kishida a passĂ©es Ă la Maison Blanche, la tendance Ă la polarisation de la planĂšte que les Ătats-Unis s'obstinent Ă vouloir imposer et la capitulation d'une autre nation, auparavant capable de jouer un rĂŽle de mĂ©diateur entre l'Est et l'Ouest, entre le Sud et le Nord, entre l'imperium amĂ©ricain et ses ennemis dĂ©signĂ©s, la Chine et la Russie en tĂȘte. La SuĂšde, la Finlande et l'Allemagne ont dĂ©jĂ renoncĂ© Ă cette place admirable au sein de l'ordre mondial au nom du soutien au rĂ©gime en Ukraine. Le Japon leur emboĂźte maintenant le pas.
Il existe une chronologie simple menant au sommet Kishida-Biden, et il est utile de la suivre. Biden s'est rendu à Tokyo en mai dernier pour rencontrer Kishida, récemment élu, et les deux hommes ont fait grand cas de leur engagement à "moderniser sans cesse l'alliance, à faire évoluer les rÎles et missions bilatéraux, et à renforcer les aptitudes communes, notamment en alignant les stratégies et en hiérarchisant les objectifs de concert." Il y a un mois, le gouvernement Kishida a annoncé qu'il augmenterait le budget de la défense de 2023 de 7,3 milliards de dollars, soit la plus forte augmentation de l'histoire du Japon d'aprÚs-guerre, et qu'il doublerait les dépenses de défense, pour atteindre 2 % du produit intérieur brut, au cours des cinq prochaines années. Pendant des décennies, Tokyo a maintenu les dépenses de défense à 1 % du PIB.
Avant son arrivĂ©e Ă Washington la semaine derniĂšre, M. Kishida a effectuĂ© une grande tournĂ©e en Europe, s'arrĂȘtant dans toutes les capitales du Groupe des 7, Ă l'exception de Berlin. Dans chacune d'entre elles, le sujet Ă©tait le mĂȘme : Tokyo se considĂšre dĂ©sormais comme un membre Ă part entiĂšre de l'alliance occidentale et adhĂšre Ă tout ce qui l'anime. Ă Londres, Kishida a conclu un accord de dĂ©fense Ă accrĂ©ditation mutuelle permettant Ă chacun de stationner des troupes sur le sol de l'autre. Cet accord a Ă©tĂ© suivi, quelques mois plus tard, d'un accord Tokyo-Londres-Rome portant sur le dĂ©veloppement conjoint d'un nouvel avion de combat.
Et maintenant, le sommet du bureau ovale, au cours duquel les deux dirigeants se sont engagĂ©s, comme l'a dit le New York Times, un journal contrĂŽlĂ© par le gouvernement, "Ă travailler ensemble pour transformer le Japon en une puissance militaire capable de faire contrepoids Ă la Chine et pour renforcer l'alliance entre les deux nations afin qu'elle devienne le pivot de leurs intĂ©rĂȘts sĂ©curitaires en Asie". L'irrĂ©prochable Joe Biden, qui semble prendre plaisir Ă mettre les pieds dans le plat, a dĂ» ajouter Ă sa dĂ©claration officielle : "Le plus difficile est d'essayer de comprendre comment et oĂč nous sommes en dĂ©saccord." Effectivement, Joe, une vĂ©ritĂ© de 78 ans, aussi amĂšre soit-elle.
Il s'agit d'une trÚs grosse affaire et, oui, je veux dire que son importance est comparable à celle des actions de Kishi-Eisenhower au plus fort de la PremiÚre Guerre froide. Le LDP au pouvoir, qui a essayé sans succÚs de modifier la constitution pacifiste pour libérer les forces d'autodéfense de l'article 9 "pas de guerre", l'a périodiquement "réinterprété" - l'a étiré comme un élastique - pendant de nombreuses années. Shinzo Abe, le premier ministre nationaliste qui a été assassiné l'année derniÚre aprÚs avoir quitté ses fonctions deux ans plus tÎt, a fait adopter par la DiÚte une loi autorisant les Forces d'autodéfense à s'engager dans des missions de combat à l'étranger.
C'Ă©tait en 2015. Kishida, lui, est allĂ© encore plus loin, et dans un contexte plus tendu. Il a transformĂ© ce qui n'Ă©tait qu'une question intĂ©rieure concernant la Constitution en un engagement mondial. Il a Ă©galement mis le Japon sur la voie pour devenir la troisiĂšme plus grande puissance militaire du monde aprĂšs les Ătats-Unis et la Chine et devant la France. Une grande partie des nouvelles dĂ©penses de dĂ©fense sera consacrĂ©e aux systĂšmes de missiles et aux navires de guerre, qui projetteront la puissance japonaise bien au-delĂ des Ăźles et des zones maritimes sur lesquelles Tokyo revendique sa juridiction. Les missiles, qui comprendront des Tomahawks fabriquĂ©s aux Ătats-Unis, seront Ă mĂȘme de dĂ©truire des cibles sur le continent chinois.
Kishida, comme Kishi il y a une soixantaine d'annĂ©es, doit maintenant faire adopter sa nouvelle "stratĂ©gie de dĂ©fense" par la DiĂšte. Je ne peux pas prĂ©dire ses chances politiques, mais je me rallie aux nombreux Japonais qui espĂšrent qu'il Ă©chouera, ou qu'il sera confrontĂ© Ă une opposition vigoureuse qui rĂ©veillera les Japonais et le reste d'entre nous, et nous fera prendre conscience de ce que les cliques dirigeantes de Tokyo tentent de faire. Le Japon n'est pas, de par la loi et le sentiment national, censĂ© ĂȘtre "une puissante puissance militaire", comme le dit le Times de maniĂšre approbatrice. Le Japon a cherchĂ©, avec difficultĂ©, un nouvel objectif depuis la fin de la guerre froide, et l'obtention de l'Ă©galitĂ© Ă©conomique avec l'Occident. Se rĂ©inscrire comme principal porte-flingue de Washington dans le Pacifique occidental n'est rien d'autre qu'une rĂ©cidive Ă l'esprit faible.
Il est on ne peut plus clair que Tokyo vient de choisir de se ranger aux cÎtés de Washington dans la campagne d'hostilité et de provocation de ce dernier contre la République populaire de Chine. Il est également vrai que les cinq missiles chinois qui ont atterri dans les eaux territoriales japonaises à la suite de la visite grandiose de Nancy Pelosi à Taïwan l'été dernier ont pesé sur la ligne de conduite de Kishida, ne serait-ce que pour lui donner une opportunité politique.
Mais Tokyo aurait traitĂ© cette affaire diffĂ©remment dans les annĂ©es passĂ©es. Il y aurait eu un contretemps diplomatique, et peut-ĂȘtre quelques sanctions temporaires contre des produits fabriquĂ©s en Chine dont les Japonais peuvent se passer. Mais le Japon aurait maintenu son fragile Ă©quilibre entre les Ătats-Unis et le continent. J'en suis certain. Un premier ministre en visite Ă Washington ne s'exprimerait pas non plus sur le conflit en Ukraine, comme Kishida a pris l'habitude de le faire. LĂ encore, j'en suis convaincu.
Je ne vois pas en quoi la nouvelle déclaration d'allégeance du Japon est plus sécurisante, et ne parlons pas du reste de l'Asie de l'Est. Washington souhaite avant tout faire monter la pression dans le Pacifique. Kishida a, par inadvertance - avec de nombreux précédents - coopéré à cette culture de la belligérance anti-chinoise.
La situation est Ă©galement historique. Les Japonais ont entretenu une ambivalence prononcĂ©e quant Ă leur place dans le monde depuis qu'ils ont commencĂ© Ă se moderniser dans les annĂ©es 1870. Yukichi Fukuzawa, un Ă©minent intellectuel de l'Ăšre Meiji, a publiĂ© en 1885 un essai intitulĂ© "Datsu-A ron", soit âAu revoir l'Asieâ. De nos jours, de nombreux raffinements ont Ă©tĂ© apportĂ©s Ă cette pensĂ©e. Nous avons datsu-A, nu-O, quitter l'Asie, rejoindre l'Occident, et datsu-A, nu-Bei, quitter l'Asie, rejoindre l'AmĂ©rique. Plus rĂ©cemment: nu-A, datsu-O, rejoignant l'Asie, en quittant l'Occident; nu-A, nu-O, rejoindre l'Asie et l'Occident Ă la fois, et nu-A, shin-O, rejoindre l'Asie en Ă©tant simplement ami avec l'Occident.
Je trouve que zai-A, shin-O, qui se traduit par "ĂȘtre asiatique, en simple ami avec l'Occident", est la plus curieuse de ces variations : Ătre asiatique, ou "exister en Asie", est un saut considĂ©rable aprĂšs plus d'un siĂšcle de confusion quant Ă l'identitĂ© nationale. Kishida vient de balancer cette notion aux orties au profit du vieux "quitter l'Asie", aussi impossible que cela puisse ĂȘtre.
C'est déjà bien, pourrait-on dire, de transcender une confusion durable. Mais le gouvernement Kishida l'a fait de la pire des façons. La place du Japon ressemble à celle de l'Allemagne: son destin est de se tenir entre l'Ouest et l'Est, et il ne doit y avoir aucune confusion à ce sujet.
Tout ceci a disparu maintenant. Je n'ai aucune idĂ©e de la place qu'occupera le Japon dans l'alliance de sĂ©curitĂ© occidentale, mais je suis pratiquement certain qu'il ne sera pas un partenaire de poids Ă©gal. Depuis l'Ă©poque de ThĂ©odore Roosevelt, les Ătats-Unis n'ont jamais considĂ©rĂ© la zone Pacifique au mĂȘme niveau qu'eux. Subtilement ou non, ils ne savent que les regarder de haut.
Si Shinzo Abe Ă©tait un militariste et un nationaliste pur jus - Nobusuke Kishi Ă©tait son grand-pĂšre - le parcours de Fumio Kishida en fait une lecture moins Ă©vidente quant Ă son orientation actuelle. Il a longtemps Ă©tĂ© une figure majeure de la faction KĆchikai du PLD, l'une des plus anciennes du parti et, par tradition, composĂ©e de colombes de la politique Ă©trangĂšre favorables Ă l'engagement diplomatique, dĂ©fenseurs de l'article 9 de la constitution. D'autre part, il a Ă©tĂ© le ministre des Affaires Ă©trangĂšres d'Abe de 2012 jusqu'Ă ce que ce dernier quitte ses fonctions huit ans plus tard. Lorsqu'il a Ă©tĂ© Ă©lu premier ministre l'annĂ©e derniĂšre, Kishida s'est immĂ©diatement prononcĂ© contre les supposĂ©es agressions de la Chine, comme Washington les Ă©voque sans cesse, et j'aimerais que quelqu'un nous en donne enfin la liste, car je n'en vois pas.
Il existe une tradition parmi les conservateurs japonais, et certainement parmi ses principaux nationalistes, que nous ne pouvons ignorer. C'est subtil, un paradoxe, et j'avais du mal Ă l'expliquer Ă mes rĂ©dacteurs Ă©trangers. Aussi virulent que soit le nationalisme des nationalistes japonais, ils s'avĂšrent toujours ĂȘtre des marionnettes entre les mains du gouvernement de Washington. Nobusuke Kishi a Ă©tĂ© un parfait exemple de ce phĂ©nomĂšne. Je pense que cela reflĂšte un certain respect pour le vainqueur ancrĂ© depuis longtemps dans la conscience de ceux qui sont prĂ©cisĂ©ment les plus enclins Ă dĂ©fendre le Japon et la "japonitude" contre les intrusions grossiĂšres des "yeux ronds".
Tout comme Washington aimait Kishi pour ses abus Ă l'Ă©gard des citoyens japonais, Washington aimait Abe pour son effort de rĂ©vision pure et simple de la constitution que les AmĂ©ricains ont Ă©crite, et que les Japonais chĂ©rissent. MĂȘme s'il a Ă©chouĂ©, Abe a donnĂ© Ă la question une nouvelle lĂ©gitimitĂ©. Aujourd'hui, Washington aime Fumio Kishida, qui en sait assez pour ne pas toucher Ă la constitution, et qui oblige Washington Ă une autre rĂ©interprĂ©tation du PLD. C'est une perte pour le Japon, pour l'Asie, pour nous tous.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son livre le plus récent est Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
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