👁🗨 Patrick Lawrence : Le journalisme indépendant à l'ancienne.
J'était pour la première fois le témoin d’une dictature considérée par Washington comme une alliée, le falangiste Franco ayant obtenu son approbation en faisant tomber la République espagnole.
👁🗨 Le journalisme indépendant à l’ancienne.
Par Patrick Lawrence*, le 8 août 2023
Ceci est un extrait de l'ouvrage de Patrick Lawrence, "Journalists and Their Shadows", disponible dès à présent auprès de Clarity Press, ou en pré-commande sur Google Books ou Amazon.
Pour comprendre l'histoire du Guardian [américain], il faut le compter parmi les entreprises remarquables du journalisme du vingtième siècle. Cedric Belfrage et James Aronson, un Anglais et un Américain expatriés, ont conçu un journal indépendant, exempt des corruptions du passé, alors qu'ils étaient en poste dans l'Allemagne occupée. Ils avaient pour mission de dé-nazifier la presse, et de reconstruire une culture de la presse adaptée à une nation nouvellement démocratique - "un journalisme dirigé par des journalistes", selon les termes d'Aronson. Le journal que Belfrage et Aronson ont fini par publier à leur retour aux États-Unis a soutenu la campagne présidentielle d'Henry Wallace, qui s'est présenté contre Truman en 1948 sous l'étiquette du Parti progressiste. Mais l'affiliation à un parti n'était pas la question. Il s'agissait de faire du bon journalisme....
En 1948, la folie anticommuniste américaine se propageait tel un fléau à travers le pays. Le harcèlement officiel allait abonder dans les années à venir, mais Belfrage et Aronson avaient trouvé le filon. D'une manière que les bons historiens seraient les premiers à comprendre, ils avaient fait émerger une contre-tradition journalistique aussi ancienne et américaine que la République.... Avec le temps, le National Guardian a compté parmi ses collaborateurs un groupe extraordinaire de personnalités politiques, culturelles et littéraires, parmi lesquelles [Arthur] Miller, Norman Mailer, W. E. B. Du Bois, Sean O'Casey, William Appleman Williams, Eugene Genovese, Staughton Lynd, Maxwell Geismar, Tom Hayden et Wilfred Burchett, un correspondant émérite qui allait couvrir les plus grandes histoires du monde pendant les trois décennies à venir.
Quel nouvel aspirant n'aurait pas voulu ajouter ses initiales à un tel cercle - alphabétisé, engagé politiquement, et surtout dévoué à un journalisme empreint de probité ? En vérité, l'attrait a diminué au fil des ans. Au National Guardian, les salaires étaient bien maigres, et la vie précaire. Dans les années 1950, la plupart des journalistes se professionnalisaient, comme je l'ai déjà précisé. Les rêves de reconnaissance de l'élite de la classe moyenne et d'une vie au sein du sérail - plutôt qu'en périphérie - font presque toujours mourir la flamme qui brûle chez de nombreux novices dans le domaine du journalisme. Je trouve toujours fascinante - et difficile à expliquer à ceux qui ne travaillent pas dans la presse - la manière dont les hypothèques sur les résidences secondaires, les factures scolaires, les BMW et les vacances en Europe peuvent influencer la façon dont les événements internationaux les plus marquants sont relatés.
J'ai résisté quand mon heure est arrivée. En sortant de l'ascenseur du 33 West Seventeenth Street, j'ai rejoint une sorte de monde flottant, comme le diraient les Japonais. À l'époque, les médias indépendants étaient éphémères, précaires, en quête de stabilité, mais les meilleurs d'entre eux n'en étaient pas moins réfléchis et pleinement conscients du monde dans lequel nous vivions...
Le tirage du National Guardian a atteint soixante-seize mille exemplaires à la fin de sa deuxième année d'existence, signe de l'ambiance pacifique de l'après-guerre. Puis l'inquisition de la guerre froide a commencé à faire des ravages et l'élan s'est brisé. Cedric Belfrage, qui n'était pas encore naturalisé, fut expulsé en 1955, après avoir témoigné sans coopérer devant la sous-commission sénatoriale de McCarthy deux ans plus tôt. Jim Aronson s'est alors retrouvé à la tête de la salle de rédaction. Il y restera douze ans. À ce moment-là, ce ne sont pas les combattants de la guerre froide ou les informateurs du FBI ( et ils étaient nombreux ) qui ont porté un coup fatal au journal. La Nouvelle Gauche se fractionnait alors en "fissions sans fin", comme l'a exprimé Belfrage par la suite. Le National Guardian n'a pas tardé à faire les frais de cette folie ruineuse.
Vers le milieu des années soixante, l'évolution de certains membres du personnel du National Guardian vers un état de rêverie sophomorique, avec une dose suffisante de culture historique en tête pour en manquer totalement le sens, était déjà manifeste. Ils ont commis l'erreur plutôt fréquente de confondre journalisme et activisme. Aronson et Belfrage, "rédacteur en exil" depuis qu'il était installé au Mexique, ont été évincés. Ils ont présenté leur démission le même jour, en avril 1967. Le National Guardian, "l'hebdomadaire progressiste", va devenir le Guardian, "l'hebdomadaire radical indépendant". Au cours des années qui suivirent, la déchéance de la gauche en un sectarisme surréaliste ne cessa de s'écarter de la réalité. Pour ceux qui observaient les grandes fenêtres du loft, la salle de rédaction devait ressembler à une sorte de "boule à neige", silencieuse, hermétique, lointaine, totalement ailleurs.
L'héritage laissé par Belfrage et Aronson flottait encore dans l'air et la poussière tandis que je corrigeais mes épreuves. Je partageais avec un certain nombre d'autres personnes la même estime professionnelle pour l'impact qu'une presse indépendante pouvait avoir sur les idéaux du journal, même si nous avions conscience que les sensibilités New Deal de Belfrage et Aronson n'étaient plus en adéquation avec notre époque. Par la suite, Cédric et moi sommes devenus amis par correspondance, lui résidant toujours à Cuernavaca. Je lui ai envoyé un exemplaire de The American Inquisition, son livre sur la période McCarthy qui venait d'être publié, et il me l'a renvoyé signé avec une note. "Oui, je reçois toujours le Guardian", peut-on y lire, "mais les vierges idéologiques n'ont pas d'avenir et la lutte entre les sectes marxistes-léninistes m'ennuie alors que Rome brûle autour de nous". J'ai trouvé du réconfort auprès de cet ami lointain et de son " fraternal abrazo ".
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Un jour, alors que je me trouvais au bureau de correction des épreuves, Jack [le regretté Jack Smith, rédacteur en chef à l'époque] m'a demandé de décrocher mon téléphone et de prendre des notes écrites. C'était une belle matinée de printemps, et le soleil inondait mes pages à travers l'une des fenêtres orientées vers l'est. L'appel provenait de Wilfred Burchett, que je ne connaissais que de nom et de réputation. Il s'était distingué à maintes reprises depuis qu'il avait couvert la Seconde Guerre mondiale, et plus récemment en tant qu'unique correspondant occidental à couvrir la guerre du Viêt Nam depuis le Nord. Il le faisait à bicyclette, vêtu d'un áo bà ba, ce que nous persistons à appeler un "pyjama noir". Cette fois-ci, Wilfred appelait de Lisbonne. Le Portugal avait vécu sa révolution des œillets en avril 1974, lorsque des officiers de l'armée en poste dans les colonies africaines en déclin étaient revenus pour renverser la dictature délabrée de Marcelo Caetano, vieille de plus d'un demi-siècle. Un an plus tard, Wilfred couvrait les batailles politiques acharnées qui allaient donner une nouvelle orientation à la nation. On parlait - de façon exagérément excessive selon la coutume de la guerre froide - d'une implantation soviétique dans le sud de l'Europe. C'était Wilfred, là, en première page, pour tout ce qui concernait le sujet de la guerre froide.
C'était un Australien génial, terre à terre, cultivé mais sans la moindre prétention. Je me souviens encore de cette première collaboration par téléphone. J'ai su immédiatement que j'avais affaire à un professionnel, dans le meilleur sens du terme, à l'autre bout du fil. Wilfred a lu avec son accent fatigué, suffisamment lentement pour que je puisse suivre le rythme à la machine à écrire. Il avait une façon singulière d'utiliser les noms propres. Pour Melo Antunes (théoricien du coup d'État des capitaines, comme on appelait aussi le renversement militaire), cela donnait "Meeehllloooh Aaanntuuunneeehjjj" dans un rythme lent. Vasco Gonçalves (un autre officier et premier ministre du tout premier gouvernement provisoire) a déferlé dans mes écouteurs sous la forme de "Vaaahssscoooh Gonnsaaahlllveeehjjj". Wilfred avait dû adopter cette habitude prévenante au fil d'un millier de dictées téléphoniques.
Je n'ai pas édité le dossier de Wilfred sur Lisbonne. J'ai mis de l'ordre dans mes feuillets dactylographiés, je les ai apportés à Jack, et suis retourné à mes corrections d'épreuves. Au cours des jeunes vies vécues avec bonheur, on est rarement envahi par la prémonition d’événements à venir illuminant la voie. Il semble que ce fut le cas ce matin-là. J'ai su alors que je vivrais ma vie, ou une bonne partie de celle-ci, en tant que correspondant à l'étranger. Wilfred allait bientôt quitter Lisbonne. Ma discrète révélation : je ne sais pas comment expliquer autrement la détermination, exempte de tout doute, qui m'a poussé à partir de ce jour pour suivre la route qu'il m'avait ouverte - au sens littéral du terme, dès le départ.
Tout tournait maintenant autour de mon nouveau projet. Au News [le New York Daily News, mon premier employeur], j'ai passé de longues heures à la morgue [la bibliothèque de coupures de presse] à photocopier des années de reportages sur le Portugal dans tous les grands quotidiens.... J'ai fait nettoyer et rebrider la Royal Speed King [machine à écrire] que mon père m'avait léguée. Jack a accepté d'écrire des lettres de recommandation, élément essentiel à l’avenir de tout correspondant débutant. Vers la fin du printemps 1975, j'ai démissionné du journal The News, rempli une valise de vêtements et de coupures de presse, dit au revoir à ma bien-aimée, et me suis envolé pour Paris. La vie a pris les couleurs de ces parterres éclatants du Jardin des Tuileries.
Je n’ai pas besoin de grands prétextes pour repasser par Paris, mais cette fois-ci, mon escale avait un but précis. Wilfred vivait avec sa femme Vessa et leurs enfants à Meudon, une banlieue située à mi-chemin à l’ouest entre Paris et Versailles. Je savais qu'il ne serait pas là : Jack m'avait dit qu'il était en route pour couvrir le conflit post-indépendance en Angola, où une autre confrontation de la guerre froide avait éclaté. Mais Wilfred avait écrit en un rien de temps le premier de ce qui allait devenir deux livres sur le Portugal, comme il en avait le don. Le Coup des capitaines n'avait pas encore été publié, mais le manuscrit se trouvait à Meudon : pouvais-je rêver meilleure introduction à l'océan politique houleux dans lequel je m'apprêtais à m’immerger ?
Je m'installai à l'Hôtel de l'Université, mon repère au Quartier latin, et téléphonai à Mme Burchett pour lui demander des nouvelles du livre. Elle m'accueillit avec la froide méfiance à laquelle je m'attendais. C'est le seul exemplaire, répondit-elle lorsque je lui proposai de passer quelques jours à prendre des notes sur le texte de Wilfred. Elle n'était pas sûre que Wilfred approuverait. Il n'était pas prudent, pensait-elle, de laisser le manuscrit sortir de la maison. Enfin, elle finit par se demander : "Est-ce que je peux vous rappeler demain ?” J'étais certain qu'elle allait appeler New York pour savoir ce qu'il en était de ce type venu de nulle part et son insistante requête.
Jack a dû faire le nécessaire. Le lendemain matin, j'ai pris le train gare Montparnasse et, à mon arrivée, Vessa m'a accueilli dans le jardin, avec le manuscrit. Je retournai à Paris et passai les jours suivants à des tables de café à remplir plusieurs cahiers d'écolier avec ce qui, une fois terminé, serait un résumé complet du livre de Wilfred. Lorsque je l'ai rapporté, Vessa m'a adressé un maigre sourire. Dans le train qui me ramenait à Paris, je me suis dit que la femme de Wilfred avait fait preuve d'une grande courtoisie en me faisant ainsi confiance, le sourcil légitimement froncé. C'était un autre de ces petits détails de la guerre froide : elle étendait le doute aux rencontres par ailleurs ordinaires. Rien, comme l'avait prédit Arthur Miller, n'était forcément ce qui semblait être.
J'ai traversé l'Espagne pendant ce qui s'est avéré être les derniers mois du régime de Franco. Je n'avais jamais vu un peuple aussi abattu, car mon train, un train local pas cher, s'arrêtait dans plus de gares que je ne pouvais en dénombrer. Dans chacune d'elles, des Guardias Civiles armés de mitraillettes montaient brièvement à bord pour parcourir les couloirs, leurs têtes pivotant d'un côté à l'autre. Autre goût très amer de la guerre froide : c'était la première fois que j’étais témoin d’une dictature que Washington considérait comme alliée, le falangiste Franco ayant obtenu son approbation lorsque, des décennies plus tôt, il avait fait tomber la République espagnole. L’attitude des autres passagers m'a vite appris à détourner le regard, et à éplucher mes oranges en silence.
En entrant au Portugal à Vilar Formoso et en traversant Coimbra, la célèbre ville universitaire, j'étais comme l'étranger débarquant au cœur d'une folle aventure. Les décennies passées sous António Salazar, puis Caetano, avaient conféré à Lisbonne des airs sortis d'un roman de García Márquez : un trou perdu fin de siècle, étouffé par la saudade et le catholicisme ibérique. Mais des dizaines de partis politiques et de movimentos avaient surgi, telles des fleurs de printemps, au cours de l'année suivant la révolution - si nombreux que j'en ai tenu une liste accompagnée de notes sur les convictions de chacun d'entre eux. Cette adhésion collective à des libertés inédites me rappelait un peu un diable sortant de sa boîte. Le Rossio, cœur palpitant de la capitale, était bondé d'étals proposant de tout, de la pornographie aux bannières des partis accrochées à des piques, en passant par une grande variété de journaux, plus ou moins bien conçus, qui se disputaient le terrain des idées sur chaque página um. Le débat politique démarrait au lever du soleil, et se poursuivait jusqu'à tard dans la nuit.
Lisbonne était ma salle de classe.... Tout n'était qu'improvisation, rien de ce qui allait advenir de la nation n'était joué. En parcourant le pays, l'état d'incertitude quasi-totale dans lequel j'évoluais faisait figure d'intérim rare et salutaire. Un tel degré d'incertitude vivifiait les gens au plus haut point. Une forme de pouvoir échoit aux courageux prêts à assumer l’avenir en suspens, mais entre leurs mains. Moi aussi, j'ai trouvé dans la vie qui m'entourait une vitalité rarement égalée par la suite.
Mais ce que les Portugais appelaient le verão quente, l'été torride, n'a pas tardé à se manifester. Une tentative de coup d'État de droite contre le gouvernement Gonçalves eut lieu au printemps. Après cet échec, les socialistes ont lancé une campagne de déstabilisation, avec des manifestations contre "Vasco, Vasco, companheiro", comme le criaient les fidèles soutiens du Premier ministre lors des rassemblements. Une autre tentative de coup d'État, baptisée 25 de Novembro, allait permettre d'en avoir le cœur net : le Portugal disposait d'une multitude de formations politiques, mais un seul choix s'offrait à lui. Soit se transformer en une forme moderne de la République espagnole, soit prendre un virage à droite pour sortir des décennies de dictature. Álvaro Cunhal, le leader charismatique et stoïque du PCP, le parti communiste portugais, et Mario Soáres, dont les Socialistes souhaitaient accréditer l'adhésion à l'alliance occidentale, ont été les figures clés de ce processus. La guerre froide se profilait à l'horizon, si simple à déceler dans les articles de la presse américaine consacrés aux événements de cette époque.
L'importance du PCP à l'époque ne doit pas être surestimée, mais il est important de comprendre ce qu'il était, et ce qu'il n'était pas. Après avoir vécu dans la clandestinité durant des décennies, il a émergé en 1974 sous la forme d'un "front de fer" discipliné, comme l'ont décrit ses membres et sympathisants. Le parti était partout, fruit du travail de nombreux camarades clandestins de longues années durant. J'ai ri de bon cœur lorsque, au cours d'un week-end au bord de l'océan au sud de Lisbonne, j'ai aperçu des ballons de plage et des parasols du PCP aux couleurs rouge et jaune du parti. Le PCP était particulièrement présent dans l'Alentejo, la vaste plaine au sud-est de Lisbonne, où les paysans vivaient dans des villages misérables jouxtant de grands latifundia dont les propriétaires absentéistes se servaient pour chasser une ou deux fois par an. Sur un domaine repris par des villageois, un adolescent sérieux parmi tant d'autres cultivait des hectares de tomates et de haricots, avec des traductions de Marx dans sa poche arrière. Au bord d'un champ, un tracteur soviétique récemment livré étincelait au soleil.
Cunhal était le portrait même de l'homme fort stalinien. Maigre, cheveux argentés, beau gosse aux traits burinés, il avait déjà fait beaucoup de prison lorsqu'il a remis le PCP à flot en 1974. Contrairement aux clichés caricaturaux de la presse occidentale, j'ai décelé une humanité subtile mais palpable derrière son attitude taciturne. Sa loyauté envers Moscou ne fait aucun doute, mais il s'agit là d'un vestige de ses jeunes années, selon ce que j'en ai lu, et des convictions d'un homme qui n'a jamais exercé de pouvoir. Les leaders eurocommunistes émergeaient alors en Espagne, en France et en Italie - trois nations latines ou, dans le cas de la France, partiellement latine. À mon avis, Cunhal aurait eu sa place parmi eux si le formidable dispositif qui le soutenait avait porté le PCP au pouvoir.
Le Portugal que j'ai vu et que j'ai rapporté luttait pour devenir une nation à part entière - ni pour Moscou, ni pour Washington. Son peuple avait traversé la révolution les yeux grand ouverts, ses préférences manifestes allant au non-alignement et à l'une ou l'autre forme de social-démocratie. Mais il n'en fut rien. L'impasse politique semblait nécessiter une opération secrète de la CIA, et l'agence a accepté, comme elle en avait l'habitude. J'ai vu de mes yeux vu Washington faire d'une nation tierce l'une de ses expérimentations en matière de réalité altérée et la presse américaine jouer avec ferveur au POLO ["le pouvoir de l'omission"].
Les reportages sur la présence de la CIA ont commencé à être publiés dans les mois suivant la révolution du 25 avril. Les quotidiens de Lisbonne, qui venaient de se réveiller, regorgeaient d'articles de ce type. À l'automne 1974, l'Associated Press a rapporté que l'agence avait une centaine d'agents sur le terrain. Nous savons aujourd'hui que l'administration Ford avait pleinement l'intention d'intervenir pour bloquer la dérive à gauche d'un membre de l'OTAN. La question était de savoir comment y parvenir. Henry Kissinger, alors secrétaire d'État de Ford, était favorable à une alliance avec les partis politiques d'extrême droite et à une intervention militaire, ce qui revenait à répéter le coup d'État chilien fait deux ans plus tôt. Frank Carlucci, le nouvel ambassadeur à Lisbonne, préconisait une opération politique secrète visant le milieu des opportunistes, c'est-à-dire ceux qui se trouvaient à droite du PCP mais à gauche des partis archi-conservateurs. Carlucci a convaincu Kissinger et sa stratégie, une fois mise en œuvre, ressemblait étrangement à la subversion des élections italiennes par la CIA pour le compte des démocrates-chrétiens en 1948 (et pendant de nombreuses années par la suite).
Carlucci n'était pas un novice en interventions clandestines. Quelques jours après son arrivée en janvier 1975, il a choisi Soáres, identifié à l'époque comme un grand manitou de la politique, comme le principal canal par lequel gérer son opération. Il s'agissait d'un système de collecte d'argent visant les officiers supérieurs de l'armée, les partis politiques de centre-droit et de centre-gauche, la presse et certains éléments de la très influente Église catholique. L'opération de Carlucci n'était secrète que dans ses plus petits détails. Sa nomination, qui a fait la une des journaux de Lisbonne, a montré clairement que Washington avait fait du Portugal un autre des théâtres de la guerre froide. Les Portugais étaient furieux de cette intrusion dans leurs affaires post-révolutionnaires. Les manifestations devant l'ambassade américaine et la résidence de Carlucci étaient si fréquentes que le gouvernement, d'abord réticent, envoya des troupes pour les protéger. Néanmoins, les choses se sont rapidement mises en place en faveur de Washington. Soáres a pris ses fonctions de Premier ministre six mois après la fin de l'été torride.
Ces événements, grâce à des documents déclassifiés, des recherches universitaires, des interviews et des récits oraux, sont désormais avérés. Ce qui m'a frappé en les couvrant, c'est à quel point les Portugais étaient conscients de ce qui se passait autour d'eux et pouvaient en parler et l'écrire en toute simplicité. C'était comme écouter un nouveau langage politique - clair, précis, sans langue de bois. Les Américains - et comment ne pas s'en rendre compte - ne lisaient rien des machinations de Washington à Lisbonne, rien sur l'intervention de Carlucci. J'ai été confronté aux pollutions idéologiques des correspondants américains à l'étranger. J'ai trouvé la couverture du New York Times particulièrement malhonnête par ses reportages fractionnés et ses omissions fréquentes, notamment celles concernant l'opération de Carlucci, dont les réalités étaient parfaitement accessibles à quiconque avait les yeux et les oreilles ouverts..... Il s'agissait d'une malversation éhontée - selon mon estimation d'alors, et d'aujourd'hui.
J'ai suivi des cours sur ces questions et sur d'autres sujets similaires pendant mon séjour au Portugal. Chaque correspondant est porteur de sa propre vision de la politique - une chose naturelle, une bonne chose, une affirmation de son identité civique et engagée à ne jamais regretter sous aucun prétexte. La tâche consiste à gérer sa sensibilité politique dans le respect de ses responsabilités professionnelles, de la place unique qu'occupent les correspondants dans l'espace public. Il ne faut pas confondre journalisme et militantisme, comme je l'avais vu sur West Seventeenth Street. Bien que nous associions généralement cette erreur aux publications indépendantes, soyons lucides : tous les journalistes grand public au service de l'État de sécurité nationale en sont coupables, et tous sont des activistes. Il faut de la discipline et des priorités bien définies pour résoudre cette question. L'apprentissage de ces éléments était un de mes projets à ce stade initial de ma vie professionnelle. Je considère que ce point est aussi essentiel aujourd'hui qu'à l'époque.
Dès le début, j'ai appris à me débarrasser des préjugés manichéens de la guerre froide inculqués à tous les Américains nés à la moitié du siècle ou plus tard - une autre leçon chère à mes yeux depuis. Un tracteur donné au titre de l'aide étrangère ne doit pas être considéré comme autre chose qu'un tracteur, sauf preuve du contraire, de la même manière qu'un cigare n'est le plus souvent qu'un cigare. Il incombait au correspondant de rapporter aussi fidèlement que possible les faits et gestes des autres, qu'il les approuve ou non. Marvine Howe, correspondante aguerrie du Times à Lisbonne à l'époque et longtemps controversée pour sa proximité avec les gouvernements dont elle rendait compte lorsque ceux-ci étaient conservateurs, aurait tiré la sonnette de la "menace rouge" si elle avait posé les yeux sur ce tracteur dans l'Alentejo. Marvine était une militante. Pendant le verão quente et les mois cruciaux qui ont suivi, je le précise, il était largement admis par les autres correspondants qu'elle était - comment dire - inopportunément proche de Soáres qui collaborait avec Carlucci. Ce n'est pas vraiment une surprise.
Le Portugal a été formateur pour le débutant que j'étais à l'époque. C'était une première tentative de rapporter et d'écrire comme le correspondant que j'aspirais être - en travaillant pour une presse indépendante, en respectant les normes professionnelles que d'autres autour de moi avaient abandonnées. Pour reprendre les termes qui me sont chers, pendant un bref moment, mon ombre et moi n'avons fait qu'un, ensemble et entier. Alors que je rentrais chez moi, un bon millier de cours empilés dans un sac à dos de l'armée portugaise que j'avais déniché dans un surplus, je savais que j'étais sur le point d'en recevoir un autre : j'allais voir plus clairement que jamais la noirceur dans laquelle la presse américaine confinait les lecteurs de ce pays.
J'ai fait une halte à Toulouse, en route vers Paris pour mon vol de retour. Un aimable Toulousain d'un certain âge m'a emmené voir de grands champs à l'extérieur de la ville où les Espagnols s'étaient réfugiés après avoir fui le régime franquiste quarante ans plus tôt. Un demi-million d'Espagnols s'étaient réfugiés dans de sinistres camps improvisés sur le versant français des Pyrénées et le long de la côte atlantique. C'est ce qu'on appelait la Retirada, le repli. Ce fut mon premier aperçu, dans sa phase initiale, de l'affrontement idéologique qui a marqué le XXe siècle. Dans ces champs - des champs fantômes, comme le racontait le vieil homme, des champs hantés - j'ai perçu le coût humain de tout cela. Pour beaucoup de ces réfugiés, il n'y avait pas de retour possible. J'ai pensé à mon voyage à Lisbonne, au train en provenance de Paris peuplé de domestiques portugaises et de travailleurs manuels que la dictature avait dépossédés. Auraient-ils un pays à eux maintenant ?
Combien de correspondants américains pourraient comprendre une telle interrogation ? Martha Gellhorn a un jour décrit le journalisme comme étant un échange honorable entre le journaliste et le lecteur. Où est passé l'honneur aujourd'hui ? Combien de correspondants ont-ils su ne serait-ce que poser la question ?
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier ouvrage s'intitule Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
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