👁🗨 Patrick Lawrence : "Le Times & Nord Stream".
Je suis convaincu que si nos grands journaux & radiodiffuseurs retrouvent la dignité & l'intégrité perdues, c'est que les médias indépendants les y ont incités ou contraints. À suivre...
👁🗨 "Le Times et Nord Stream".
La 8e Avenue fait des vagues.
Par Patrick Lawrence, le 11 mars 2023
10 MARS - Il arrive que des reportages fassent aussi l'objet d'un reportage. Le cas le plus évident, étant donné que Dan Ellsberg est très présent dans nos esprits ces jours-ci, est la publication des "Pentagon Papers" dans le New York Times, le Washington Post et le Boston Globe, il y a 52 ans. Le Times s'est battu contre l'administration Nixon jusqu'à la Cour suprême pour que la presse ait le droit de rendre publics les documents divulgués par Ellsberg. Cela a fait l'actualité.
Et puis il y a des cas, de plus en plus nombreux à notre époque de guerre de l'information, où les "reportages", guillemets obligent, font l'actualité. C'est ce qui s'est passé cette semaine, lorsque le Times a prétendu rapporter, comme s'il s'agissait d'une information digne de ce nom, un récit parfaitement grotesque et manifestement monté de toutes pièces sur les commanditaires des explosions du gazoduc Nord Stream.
Ce journal, qui n'est plus un journal de référence, a fait son devoir, tel qu'il l'a défini de manière perverse pendant la majeure partie des années qui ont suivi la publication des "Pentagon Papers". Il a servi de tableau d'affichage à l'État de sécurité nationale, en publiant les concoctions abracadabrantes des barbouzes au sujet d'un "groupe pro-ukrainien" perdu dans le brouillard qui aurait fait exploser les gazoducs reliant la Russie à l'Allemagne en mer Baltique, l'été dernier. Mais il est clair pour moi que le Times, supervisé par le gouvernement, savait très bien que les "nouveaux renseignements" fournis par ses sources étaient tout simplement trop exagérés pour être pris au sérieux. Se heurtant, pour une fois, à l'autorité de ses supérieurs, il a mis sous presse avec une réticence à peine déguisée.
Devons-nous vraiment publier de telles inepties ? Cette question est le sous-texte subtil mais évident qui sous-tend l'ensemble de l'article.
C'est ma lecture, en tant que président du Department of Timesology d'une université privée coûteuse que je ne peux nommer en raison du caractère sensible des négociations, et je ne peux rien vous dire à ce sujet non plus, si ce n'est que des négociations sont en cours. Lisez attentivement cet article, et je vous invite à le faire ici. Voyez si vous êtes d'accord avec moi : je perçois une certaine distance entre le journal et les puissances qu'il sert, peut-être une lueur d'indépendance perdue, teintée de nostalgie sépia. Je n'irai pas jusqu'à suggérer que cela représente le plus grand des graals recherchés par les journalistes, à savoir un tournant décisif. Mais un mécontentement passif-agressif tel que nous le voyons dans cette histoire peut - au mieux - suggérer un timide début vers une sorte de reprise.
On pouvait se demander ce que le régime Biden et l'appareil de sécurité nationale allaient faire après que Seymour Hersh a publié, le 8 février, son récit détaillé et convaincant de l'opération secrète de l'administration, “Comment l'Amérique a neutralisé le gazoduc Nord Stream” ["How America Took Out the Nord Stream Pipeline"] . Ils ont tenté les stratégies habituelles : tout d'abord, ils l'ont ignoré, puis ils ont tenté de le discréditer en le qualifiant de "fiction". Les médias grand public ont naturellement fait à peu près la même chose. Dans la plupart des cas, le silence s'est imposé.
Mais il est difficile d'ignorer Sy Hersh, le plus célèbre journaliste d'investigation des cinquante dernières années, et Sy n'écrit pas de fictions à ma connaissance. Je n'ai pas de définition claire de l'expression "devenir viral" dans un contexte médiatique, mais son long reportage, le premier qu'il a publié dans sa nouvelle newsletter Substack, l'a très certainement été.
C'est ainsi que "la communauté du renseignement" a été contrainte d'élaborer une autre version suggérant qu'"un groupe pro-ukrainien a perpétré l'attentat", pour reprendre le titre de l'article que le New York Times a publié en première page de son édition du 7 mars. C'est une histoire abracadabrante, mais je note depuis bien longtemps que la propagande et les opérations psychologiques de ce type sont souvent abracadabrantes parce que les histoires abracadabrantes sont plus que suffisantes pour convaincre la majorité de ceux à qui elles s'adressent. C'est triste, mais c'est ainsi.
De toutes les histoires de propagande peu convaincantes que les barbouzes ont pu concocter au fil des décennies, celle-ci est certainement l'une des moins crédibles. Les renseignements cités - et je ne crois sincèrement pas qu'il y en ait, car cela me semble être pure affabulation - ont été transmis à trois journalistes du Times par des fonctionnaires qui, bien entendu, ne sont pas nommés. Ils se limitent à "suggérer" que ce groupe pro-ukrainien très flou, dont je suis certain qu'il a été inventé, a exécuté l'opération Nord Stream. Non, ils ne savent pas grand-chose sur les auteurs de l'opération. Non, les fonctionnaires ne divulgueront pas "la nature des renseignements, la manière dont ils ont été obtenus, ni aucun détail sur la solidité des preuves qu'ils contiennent". Nous voici revenus à l'époque du "faites-nous confiance" du Russiagate, lorsque le Times et autres médias d'entreprise trafiquaient régulièrement toutes sortes d'absurdités aujourd'hui démenties pour subvertir la présidence de Donald Trump.
Des affirmations récurrentes indiquent qu'il n'y a aucun lien entre le prétendu groupe et le régime de Zelensky à Kiev. Et, bien sûr, ce point, qui est le but de l'exercice dans son ensemble, est gentiment minimisé dans l'article, de sorte qu'il ne semble pas être le but de l'exercice : "Les responsables américains affirment que M. Biden et ses principaux collaborateurs n'ont pas autorisé de mission visant à détruire les pipelines Nord Stream, et que les États-Unis ne sont pas impliqués".
C'est suffisant. Ils l'ont dit, c'est donc que c'est vrai.
Joe Lauria et Kelley Vlahos, respectivement rédacteurs en chef de Consortium News et de Responsible Statecraft, ont publié des articles qui démontent certains des plus flagrants défauts de l'article du Times. Leurs rapports peuvent être consultés ici, ici et ici. Comment un petit groupe de "pro-ukrainiens", sans liens officiels et sans accès aux ressources de l'État, a-t-il pu mener à bien une opération d'une telle ampleur et aussi sophistiquée ? demande Vlahos, parmi de nombreuses autres bonnes questions.
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D'accord, l'État de sécurité nationale publie un autre article dans une longue, très longue série d'histoires à la sauce helvète, cette fois-ci destinée à contrer le rapport de Hersh, qu'il a étoffé de détails irréfutables en prévision de la réaction officielle de Washington. C'est malheureusement assez banal. Mais la façon dont le Times a traité ce que les barbouzes semblent lui avoir donné à manger, comme un éleveur de foie gras nourrit ses oies, n'avait rien de routinier.
Mettons les choses au point. Aucun fonctionnaire n'a pris la responsabilité de ce qu'il, elle ou ils ont donné au Times. C'est la norme, bien sûr. Ensuite, nous notons ce qui sort de la norme. Presque rien dans cet article n'est affirmé avec clarté et certitude : tout n'est que vague suggestion, sans concrétisation. Même l'idée centrale, à savoir la culpabilité d'un groupe pro-ukrainien, est une esquive déguisée : on nous invite à croire que nous venons d'apprendre quelque chose de nouveau, mais un groupe pro-ukrainien, ça peut être n'importe qui, jusqu'à ceux que Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de Biden, a rassemblés pour planifier et exécuter l'opération. Ils peuvent être qualifiés de pro-ukrainiens, bien évidemment.
Les seules idées que nous sommes censés retenir sont au nombre de deux : Le régime de Biden n'était pas responsable de l'opération Nord Stream, et il existe une alternative au récit de Hersh. Or, ni l'un ni l'autre ne se vérifient.
Normalement, dans une affaire comme celle-ci - et le fiasco du Russiagate nous en donne quatre ans d'exemples - le Times aurait intensifié son propos de telle sorte qu'à la fin de l'article, les lecteurs soient tout à fait certains qu'on leur a dit des choses qu'on ne leur a jamais dites, et qu'ils savent quelque chose qu'ils ignoraient jusque-là. Je ne vois aucune faute professionnelle de ce type dans cet article. Le journal a gardé une distance palpable par rapport à ce qu'il a publié, à la manière d'un tableau d'affichage. Il n'a rien fait pour rendre moins incohérentes et plus logiques les incohérences et les erreurs de logique du compte rendu officiel, comme il l'aurait fait habituellement. À aucun moment, il n'a tenté, directement ou indirectement, de réfuter l'article de Hersh. Il a rapporté consciencieusement le déni de responsabilité de la Maison Blanche de Biden, sans plus.
Le Times ne fait qu'une seule référence au rapport de Hersh. La voici :
"Le mois dernier, le journaliste d'investigation Seymour Hersh a publié un article sur le portail d'information Substack, dans lequel il conclut que les États-Unis ont mené l'opération sous la direction de M. Biden. Dans son argumentaire, M. Hersh a cité la menace faite par le président avant l'invasion de "mettre un terme" à la mise en œuvre de Nord Stream 2, ainsi que des déclarations similaires faites par d'autres hauts responsables américains.”
Le démenti de la Maison Blanche suit, en une phrase laconique :
"Les responsables américains affirment que M. Biden et ses principaux collaborateurs n'ont pas autorisé une mission visant à détruire les gazoducs Nord Stream, et que les États-Unis ne sont pas impliqués".
C'est tout. Réfléchissez à ce qui figure dans ces paragraphes, puis à ce qui n'y figure pas.
Le New York Times a eu le tort scandaleux de se transformer en tableau d'affichage des puissances dont il est censé rendre compte, et de transformer ses journalistes en greffiers dont la tâche est d'y afficher des messages. Mais dans ce cas, il a aussi clairement fait savoir, dans les circonstances qu'il a lui-même définies, qu'il ne voulait rien avoir à faire avec le message.
Sy Hersh a gagné cette affaire, si l'on peut s'exprimer ainsi. Le Times vient de nous dire qu'il n'avait pas l'intention de s'attaquer à l'article de Sy Hersh point par point. Il ne le peut pas : le rapport Hersh est trop solide et, Dieu merci, Sy a eu le bon sens de le développer comme il l'a fait. Le régime et les barbouzes ne le peuvent pas non plus, c'est pourquoi ils doivent recourir à une opération de propagande douteuse qui se résume à un tissu de non-faits déguisés en faits.
Les médias allemands ont développé la notion de "groupe pro-ukrainien" après l'article du Times de mardi, comme l'a noté Kelley Vlahos, et avec des affabulations de plus en plus invraisemblables. Le Wall Street Journal a fait de même. C'est ce que font nos médias et nos amis de Langley lorsque la présentation initiale d'une nouvelle opération psychologique ne tient pas la route: ils accumulent les détails censés être convaincants.
Mais attention : le Times est resté très éloigné de ce type d'information jusqu'à présent. Il sera très révélateur de voir si le journal met des journalistes sur l'affaire, et publie ce que nous appelons des articles de suivi, alors que les espions des deux rives de l'Atlantique échafaudent leur ouvrage vers des sommets toujours plus perchés. J'en fais le pari : il ne le fera pas, ou alors il fera le minimum syndical et se tiendra à l'écart de la procédure, pour autant qu'il soit prêt à le faire, en vertu de sa conscience professionnelle.
Je suis depuis longtemps convaincu que si nos grands journaux et radiodiffuseurs retrouvent la dignité et l'intégrité perdues, c'est que les médias indépendants les y ont incités, ou contraints. Attendons de voir la suite.