🚩 Patrick Lawrence: Les Forts, et les simplement Puissants
La liberté, le droit de choisir des formes de développement, l'interdépendance, l'autorité du droit international. Qu'est-ce que la poursuite pure et simple de la puissance à côté de tout cela?
Le président chinois Xi Jinping, à gauche, avec le président russe Vladimir Poutine lors d'une visite à Moscou en 2019. (Kremlin)
🚩 Les Forts, et les simplement Puissants
📰 By Patrick Lawrence* 🐦@thefloutist, Special to Consortium News, le 3 octobre 2022
Dans l'ordre mondial qui se profile actuellement, ce sont les nations véritablement fortes qui l'emporteront sur celles qui s'appuient sur la seule puissance, et la force n'aura pas grand-chose à y voir.
Le discours de Vladimir Poutine depuis le Kremlin vendredi dernier, prononcé devant la nation et le monde entier alors que quatre régions d'Ukraine étaient réintégrées à la Russie, était un autre coup de théâtre, dans la lignée des nombreux autres qu'il a prononcés cette année, démontrant un tournant fondamental dans la pensée du président russe au cours des huit derniers mois.
Les implications de cette nouvelle perspective méritent un examen attentif. Poutine s'est mis à regarder vers l'avenir et à voir quelque chose de nouveau, et il n'est pas le seul à le faire.
"Le monde est entré dans une période de transformation fondamentale et révolutionnaire", a déclaré Poutine aux côtés des dirigeants des républiques de Louhansk et de Donetsk et des régions de Kherson et de Zaporozhye. Des phrases comme celle-ci portent le poids de l'histoire. En termes d'ampleur, les discours présidentiels ne peuvent pas être plus grands. Voici comment le dirigeant russe a développé cette idée:
"De nouveaux centres de pouvoir émergent. Ils représentent la majorité - la majorité ! - de la communauté internationale. Ils sont prêts non seulement à déclarer leurs intérêts, mais aussi à les protéger. Ils voient dans la multipolarité une opportunité de renforcer leur souveraineté, ce qui signifie gagner une véritable liberté, des perspectives historiques, et le droit à leurs propres formes de développement indépendantes, créatives et distinctives, à un processus harmonieux."
Poutine parle sur ce registre depuis le 4 février, 20 jours avant que la Russie ne lance son intervention en Ukraine et à la veille des Jeux olympiques d'hiver de Pékin. Dans la déclaration conjointe sur les relations internationales à l'aube d'une nouvelle ère et le développement durable mondial, publiée avec Xi Jinping, Poutine et le président chinois ont déclaré: "Aujourd'hui, le monde est en train de vivre des transformations capitales,"
"et l'humanité entre dans une nouvelle ère de développement rapide et de transformation profonde. Il existe une interrelation et une interdépendance croissantes entre les États ; une tendance à la redistribution du pouvoir dans le monde s'est dessinée."
La rhétorique de Poutine s'est nettement durcie entre février et vendredi dernier. Il a taclé l'Union européenne pour son "égoïsme" et sa lâcheté, les États-Unis pour leur agression hégémonique, notamment le génocide des Amérindiens, et l'Occident dans son ensemble pour le caractère "néo-colonial" de ses relations avec les pays non occidentaux. Poutine et son ministre des affaires étrangères, Sergei Lavrov, avaient l'habitude de désigner les nations occidentales comme "nos partenaires". Depuis vendredi dernier, les partenaires d'hier sont les "ennemis" de la Russie.
▪️ "Changements irréversibles”
La place Registan à Samarkand, en Ouzbékistan, site du sommet de l'OCS du mois dernier. (Ekrem Canli, CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons)
Tout cela est bien sombre. Poutine a opéré ce virage vers la confrontation à contrecœur et par mécontentement face au refus obstiné de l'Occident de négocier le nouvel ordre sécuritaire dont l'Europe a manifestement besoin. Il est en colère contre le spectacle de la violence inutile et du désordre prolongé. C'est ce que je lis. Mais ses perspectives sont empreintes d'une certaine luminosité que nous ne devons pas manquer au milieu de cette sombre et évidente hostilité.
"La politique et l'économie mondiales sont sur le point de subir des changements fondamentaux et irréversibles", a encore affirmé Poutine, cette fois lors du sommet du Conseil de coopération de Shanghai, qui s'est tenu à Samarkand le mois dernier, "non pas sur la base de règles imposées par des forces extérieures, et que personne n'a jamais vues, mais sur la base des principes universellement reconnus de la règle du droit international et de la Charte des Nations unies, à savoir une sécurité égale et indivisible, et le respect de la souveraineté, des valeurs nationales et des intérêts de chacun".
Dans son discours de Moscou, il a déclaré: "Ils ne nous souhaitent pas la liberté, mais ils veulent nous considérer comme une colonie. Ils ne veulent pas d'une coopération égale, mais du vol. Ils veulent nous voir non pas comme une société libre, mais comme une foule d'esclaves sans âme."
"Les pays occidentaux répètent depuis des siècles qu'ils apportent aux autres peuples liberté et démocratie. Or c'est exactement le contraire qui se produit : au lieu de la démocratie - la répression et l'exploitation ; au lieu de la liberté - l'asservissement et la violence. L'ensemble de l'ordre mondial unipolaire est intrinsèquement anti-démocratique et non libre, il est trompeur et hypocrite de bout en bout.
Permettez-moi également de vous rappeler que les États-Unis, ainsi que les Britanniques, ont réduit en ruines Dresde, Hambourg, Cologne et de nombreuses autres villes allemandes sans aucune nécessité militaire pendant la Seconde Guerre mondiale. Et cela a été fait de manière provocante, sans aucune, je le répète, aucune nécessité militaire. Il n'y avait qu'un seul objectif : tout comme dans le cas des bombardements nucléaires au Japon, intimider à la fois notre pays et le monde entier. ...
Le dictat américain est basé sur la force brutale, sur la loi du plus fort. Parfois joliment emballée, parfois sans aucun emballage, mais le fond est le même - la loi du plus fort. L'effondrement de l'hégémonie occidentale qui a commencé est irréversible. Et je le répète encore une fois : rien ne sera plus comme avant."
Ce genre de discours est audacieux. Il est à des millions de lieues de tout ce que vous pourrez entendre de la part de n'importe quel prétendu leader américain, dépourvu de toute vision comme ils le sont. De quoi Poutine parle-t-il si ce n'est d'une nouvelle ère dans l'histoire du monde, le genre qui a ses propres chapitres dans les textes d'histoire du futur ? Nous devons nous demander ce qui caractérisera cette nouvelle ère.
Il existe plusieurs façons d'interpréter ce que Poutine, Xi et leurs alliés parmi les nations non occidentales s'efforcent de réaliser. À mon avis, ils établissent une distinction que personne n'a formulée, mais qui est néanmoins essentielle à leur vision: Il y a les nations fortes, et celles qui sont simplement puissantes. Dans l'ordre mondial tel que nous le connaissons, les puissants dominent - de manière toujours plus évidente par leur seule puissance. Dans l'ordre mondial qui est en train d'émerger, ce sont les nations véritablement fortes qui l'emporteront enfin sur celles qui dépendent de la seule puissance, et la force n'aura pas grand-chose à voir avec cela.
Je fais la distinction entre les forts et les puissants depuis mes années de correspondant en Asie de l'Est, il y a longtemps. Les Vietnamiens, les Coréens du Sud, les Chinois à leur manière, et même les Japonais à la leur. J'ai vu dans ces nations une durabilité et une cohérence qui n'avaient rien à voir avec la taille de leurs armées et de leurs forces aériennes.
Qu'est-ce qui les rendait forts? Les réponses, nombreuses, ne me sont venues qu'après des années de réflexion sur la question. Je ne considère pas que les réponses soient complètes.
Les nations fortes ont pour principale responsabilité de servir leur peuple. C'est par là que je commence à les caractériser. Elles ont un but, un telos, comme le disaient les Grecs anciens, et une croyance partagée dans la valeur de leur idéal. Ils s'engagent à améliorer le bien-être de leurs citoyens, à agir de manière constructive dans l'intérêt de la collectivité. Elles valorisent leurs cultures, leurs histoires, leurs souvenirs.
Ces caractéristiques communes confèrent aux nations fortes des tissus sociaux solides mais fluides, et un sens assumé de la communauté partagée. Elles sont source d'identité, et à la fois l'expression de l'identité.
Ironiquement, la force telle que je la décris tend à générer du pouvoir. Mais c'est un pouvoir judicieusement déployé. Les nations véritablement fortes n'ont pas besoin de dominer les autres. Elles ne sont pas enclines aux subterfuges ou à la subversion, car elles n'en voient pas l'utilité. Elles privilégient l'avantage mutuel dans leurs relations avec les autres, simplement parce que c'est la voie la plus sûre vers la stabilité et un ordre pacifique.
Ne nous laissons pas entraîner dans des idéaux impossibles ou dans la pensée de nations aussi pures que la neige. Il n'y en a pas. Une nation forte peut comporter beaucoup de défauts peu glorieux - des défauts horribles, même. Une nation forte peut aussi être puissante. C'est le cas de la Chine. Je suis d'avis - et je sais qu'il y en a d'autres - que la Chine n'utilise pas sa puissance à des fins malveillantes. Débarrassez-vous de la sinophobie et de la paranoïa anti-chinoise, et les faits le confirment.
▪️ La puissance seule
L'individualisme chaotique de la ville de New York. (Domaine public/PxHere)
De la même manière non scientifique, considérons la simple puissance.
Les nations dépendant de la seule puissance n'ont pas la cohérence que l'on trouve chez les forts. Chez eux, on constate que toutes les relations sont des relations de pouvoir. Le tissu social s'effiloche en conséquence. Il y a une atomisation évidente parmi les citoyens de ces nations, qui n'ont aucun lien social, aucun but commun et aucune raison de croire en quelque chose.
Lorsque l'éthique d'une nation s'oriente vers la poursuite du pouvoir, la politique est vidée de sa substance. Tous les maux sociaux habituels en découlen : l'inégalité, la corruption, la cupidité et l'effondrement des institutions intermédiaires par lesquelles les gens peuvent exprimer leur volonté politique.
La corporatisation rampante et perverse de tous les aspects de la vie dans les nations indûment puissantes représente l'institutionnalisation de ces caractéristiques. Lorsque tout est mesuré en fonction de son potentiel de rentabilité, force est de constater que Margaret Thatcher avait terriblement raison lorsqu'elle affirmait: "Il n'y a pas de société. Il n'y a que des individus". C'est une caractéristique essentielle des nations qui sont simplement puissantes.
Ce sont des rassemblements de survivants en lutte constante les uns contre les autres.
Les simples puissants consument ce qui reste de leur force au cours de l'exercice de leur pouvoir. Le régime de censure qui s'abat sur l'Amérique comme un long et sombre nuage en est un exemple.
Lorsque les entreprises de médias numériques agissent sur ordre de Washington pour contrôler ce qui peut être dit en public, elles font plus, beaucoup plus, qu'imposer une monoculture de l'information aux Américains. C'est un usage du pouvoir pour s'immiscer dans toute la gamme de nos relations interpersonnelles.
Ils me disent ce que je peux et ne peux pas vous dire. De cette façon, ils détruisent le discours public, et, dans les nations où nous le trouvons - pas toutes - un discours public dynamique mené dans l'espace public compte parmi les sources de force les plus importantes. Ils détruisent également la capacité des gens à discerner, à penser et à juger par eux-mêmes - une autre source de puissance d'une nation. Dans les nations fortes qui restreignent la liberté d'expression - et il en existe très certainement - la culture et la tradition renforcent néanmoins les communautés, et les dirigeants les utilisent souvent à cette fin.
C'est ainsi que l'exercice du pouvoir conduit à la désintégration de la nation où seul le pouvoir compte.
▪️ Les Etats-Unis : Une nation autrefois forte
Monticello, la maison de Thomas Jefferson, à Charlottesville, en Virginie. (Matt Kozlowski/Wikimedia Commons)
Il est peut-être évident que je considère les États-Unis comme le premier exemple d'une nation puissante mais dépourvue de force. Il n'y a là aucun sentiment anti-américain. C'est simplement parce que l'exercice du pouvoir au détriment de la force est plus développé aux États-Unis, avec sa corporatisation excessive, et sa dépendance excessive à la technologie comme instrument de pouvoir, que partout ailleurs sur terre.
Lorsque Jefferson et les signataires ont écrit, débattu et envoyé la Déclaration d'indépendance à George III pour l'informer de leurs intentions, ils annonçaient une nation forte, unie par un objectif et une foi en elle-même - forte mais guère puissante. C'est le long et persistant abandon par cette nation de ses idéaux fondateurs, s'accélérant au fur et à mesure que sa quête de pouvoir devenait dominante, qui l'a rendue faible.
Le paradoxe: alors que l'Amérique était déterminée à devenir une puissance mondiale, à commencer par la guerre hispano-américaine de 1898, elle a progressivement perdu sa force au sens où j'entends ce terme.
Le pouvoir, tel qu'il est exercé par les simples puissants, agit principalement dans le but de se préserver. Il est donc utilisé à des fins malveillantes, déployé au détriment d'autrui, et constitue presque toujours une force destructrice. Parmi ses objectifs figure la destruction des forces des autres.
Le Vietnam en est un exemple clair. Alors qu'elles faisaient la guerre au peuple vietnamien, les forces américaines ont entrepris, de manière tristement célèbre, de "détruire les villages pour les sauver", c'est-à-dire de détruire le tissu de la société vietnamienne afin de la vaincre. Depuis, les forces américaines ont fait de même ailleurs - en Syrie, par exemple, en Libye, en Irak. Il n'est pas nécessaire d'approuver telle ou telle caractéristique de ces sociétés pour reconnaître que ce qui était fondamentalement en cause, c'était leur cohérence, ces choses ineffables qui les unissaient, même si c'était une unité fragile. C'est pourquoi nous pouvons maintenant parler de ces nations comme étant "brisées".
Nous devrions considérer le conflit ukrainien sous cet angle - la destruction gratuite et inutile, donc. Et nous devrions réfléchir à la nature de ce que les États-Unis souhaitent le plus détruire dans le cadre de leur campagne de destruction de la Russie.
Ensuite, nous pouvons réfléchir à nouveau aux discours de Poutine au cours de ces derniers mois, et aux sentiments qu'ils expriment, et que de nombreuses autres nations - "la majorité !" - partagent. Je trouve depuis longtemps que les discours de Poutine, tous disponibles sur le site web du Kremlin, méritent d'être lus: quoi qu'on puisse penser de lui, il a une excellente compréhension de l'histoire et de la dynamique des relations internationales.
Selon moi, le changement qui s'est opéré chez le dirigeant russe remonte à décembre dernier, lorsque les États-Unis lui ont fait un bras d'honneur en réponse à ses efforts, via les deux projets de traités que Moscou a envoyés à Washington et au siège de l'OTAN à Bruxelles, pour façonner un nouvel ordre de sécurité en Europe. C'est là que sa colère est née.
C'est à ce moment-là qu'il a dit en fait: "Qu'ils aillent au diable. Nous allons devoir construire un nouvel ordre mondial par nous-mêmes”. La Chine, à cette époque, avait déjà abandonné l'Occident, et c'est alors que les Russes et les Chinois ont fait ensemble leur grand bond en avant.
Je suis sûr qu'ils partagent une grande part d'amertume et de colère lorsqu'ils se souviennent de la détérioration de leurs relations avec l'Occident. Mais c'est ce qu'ils entrevoient pour l'avenir qui m'intéresse bien davantage. Ils ne parlent pas du pouvoir comme étant la caractéristique principale de l'ordre qu'ils semblent maintenant pleinement engagés à réaliser. Ils parlent d'un monde construit par des nations fortes ayant des objectifs communs.
Tous ces objectifs figurent dans les discours: l’ouverture des nations les unes aux autres, le droit de choisir des "formes de développement", l'interdépendance, l'autorité du droit international.
Qu'est-ce que la poursuite pure et simple de la puissance à côté de tout cela ?
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l'International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier livre est Time No Longer : Les Américains après le siècle américain. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon.
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