đâđš Patrick Lawrence : "L'Ă©tat d'exception".
La Cour pénale internationale et ceux qui la manipulent sont enfin démasqués. Cette situation n'est pas réjouissante, mais il vaut mieux l'admettre pour ce qu'elle est.
đâđš "L'Ă©tat d'exception".
Washington et la CPI.
Par Patrick Lawrence, le 22 mars 2023
21 MARS - Il y a beaucoup Ă dire sur la dĂ©cision de la Cour pĂ©nale internationale de dĂ©livrer un mandat d'arrĂȘt Ă l'encontre de Vladimir Poutine, accusĂ© d'avoir ordonnĂ© l'enlĂšvement et la dĂ©portation de milliers d'enfants de l'est de l'Ukraine au cours des premiers mois de l'intervention qui a dĂ©butĂ© il y a un an. Attardons-nous sur trois de ces points.
Tout d'abord, l'action de la CPI annoncée le 17 mars est ridicule à bien des égards. Sa légalité est presque certainement illégitime. Ses prémisses semblent n'avoir aucun lien avec la réalité. Elle n'aura aucun effet notable. Il s'agit d'un geste politique déguisé en loi. Et en tant que geste politique déguisé en loi, c'est de la pure propagande, rien de plus.
Si une institution telle que la CPI se comporte de la sorte, sa crĂ©dibilitĂ© ne s'en trouve pas grandement amĂ©liorĂ©e. La question de savoir Ă quoi sert la CPI, malgrĂ© l'objectif Ă©levĂ© qu'elle s'Ă©tait fixĂ© lors de sa crĂ©ation il y a 25 ans, semble ĂȘtre une bonne question.
Ce type de comportement a un passĂ©. C'est la deuxiĂšme chose Ă dire sur ce que vient de faire la CPI. Si nous nous penchons ne serait-ce que briĂšvement sur cette histoire, nous risquons d'ĂȘtre contrariĂ©s, car elle indique que les nombreuses institutions internationales vers lesquelles l'humanitĂ© s'est tournĂ©e comme source d'ordre impartial au cours des quelque 70 derniĂšres annĂ©es ne fonctionnent pas comme prĂ©vu. Et elles Ă©taient destinĂ©es Ă ne pas fonctionner comme prĂ©vu tant que les Ătats-Unis insisteraient, comme ils le font depuis la victoire de 1945, sur la domination mondiale. Nous pourrions bĂ©nĂ©ficier d'un ordre mondial stable sur la base de la Charte des Nations unies ou d'autres instruments de droit international, ou bien de l'imperium amĂ©ricain, mais nous ne pouvons pas avoir les deux.
Cela nous amĂšne Ă la troisiĂšme chose Ă dire sur la dĂ©cision de la CPI d'Ă©mettre un mandat d'arrĂȘt Ă l'encontre d'un chef d'Ătat. Et la troisiĂšme chose Ă dire est celle qui me semble requĂ©rir notre attention de la maniĂšre la plus urgente si nous voulons comprendre le monde dans lequel nous vivons.
Nous devons rĂ©flĂ©chir sĂ©rieusement Ă ce que les philosophes politiques appellent l'Ă©tat d'exception. Cette notion a, elle aussi, une histoire, et elle est bien sombre. L'Ă©tat d'exception dĂ©crit les pouvoirs qui font la loi et qui, en mĂȘme temps, se considĂšrent comme au-dessus des lois. L'histoire de ce concept va des Romains au rĂ©gime nazi, en passant par les monarchies europĂ©ennes.
Dans ce dernier cas, le TroisiĂšme Reich a opĂ©rĂ© dans le cadre d'un Ă©tat d'exception permanent, par opposition Ă un Ă©tat d'exception temporaire dĂ©coulant d'une situation d'urgence imprĂ©vue. Et pour en venir Ă notre sujet, les Ătats-Unis ont revendiquĂ© pour eux-mĂȘmes un Ă©tat d'exception permanent similaire depuis les premiĂšres annĂ©es de la guerre froide. Leurs relations avec la CPI sont une manifestation claire de cette rĂ©alitĂ©.
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Les puissances occidentales se sont penchĂ©es pendant la majeure partie de l'annĂ©e Ă©coulĂ©e, les lecteurs s'en souviendront peut-ĂȘtre, sur la crĂ©ation par l'ONU d'un tribunal spĂ©cial chargĂ© de juger M. Poutine et d'autres responsables russes accusĂ©s de crimes de guerre commis dans le cadre du conflit ukrainien. Mais Washington et ses alliĂ©s ont surestimĂ© le sentiment international : Ils n'ont pu obtenir aucun soutien utile de la part des Ătats membres pour un tel projet. Ils ont Ă©chouĂ© de la mĂȘme maniĂšre lorsqu'ils ont tentĂ© d'obtenir de l'AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies qu'elle autorise la CPI, un organe des Nations unies, Ă enquĂȘter sur les nombreuses allĂ©gations de crimes de guerre formulĂ©es depuis le dĂ©but des hostilitĂ©s en fĂ©vrier 2022.
C'est Ă ce moment-lĂ que l'Occident, sous l'impulsion de la Grande-Bretagne, a entamĂ© une intense campagne de lobbying Ă La Haye pour inciter la CPI Ă agir, mĂȘme en l'absence d'une saisine de l'ONU. Le mandat d'arrĂȘt annoncĂ© vendredi dernier semble ĂȘtre le rĂ©sultat de ces pressions.
Les aspects juridiques sont essentiels. Alors que la Russie n'est pas signataire du traitĂ© fondateur de la CPI, une saisine de l'ONU telle que celle recherchĂ©e par les Ătats-Unis et leurs alliĂ©s Ă©tendrait la compĂ©tence de la Cour mĂȘme Ă des nations qui ne la reconnaissent pas. C'est pourquoi les puissances occidentales ont passĂ© ces derniers mois Ă essayer de convaincre l'AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale.
Notre conclusion ne va-t-elle pas de soi ? L'action de la CPI la semaine derniĂšre ne repose sur aucune base juridique solide et la Cour n'a aucune compĂ©tence sur un pays qui ne la reconnaĂźt pas. "Mais comme nous l'avons vu Ă tant d'occasions, sur tant d'affaires ces derniĂšres annĂ©es", a fait remarquer Alexander Mercouris lors d'une Ă©mission web Ă©clairĂ©e au cours du week-end, "les simples questions de procĂ©dure juridique, de procĂ©dure rĂ©guliĂšre, ne sont plus tolĂ©rĂ©es lorsqu'une requĂȘte de cette nature est formulĂ©e".
Les accusations d'enlĂšvement criminel et de dĂ©portation forcĂ©e d'enfants semblent tout aussi peu convaincantes. La FĂ©dĂ©ration de Russie n'a jamais cachĂ© ses efforts pour mettre des milliers d'enfants en sĂ©curitĂ© au cours de l'annĂ©e Ă©coulĂ©e. Certains de ces enfants Ă©taient orphelins de pĂšre et de mĂšre et vivaient dans des foyers, d'aprĂšs les Russes ; lorsqu'il Ă©tait question de consentement parental, les Russes qui gĂ©raient le programme ont affirmĂ© qu'ils l'avaient obtenu. Il ne faut pas oublier que ces enfants ont Ă©tĂ© retirĂ©s de zones soumises Ă des bombardements d'artillerie constants de la part des forces ukrainiennes au cours des huit annĂ©es qui ont suivi le coup d'Ătat fomentĂ© par les Ătats-Unis en 2014.
On peut citer CBS News, The New York Times, NPR, The Guardian, CNBC, The Associated Press : les informations sur ces enlÚvements présumés étaient omniprésentes juste avant l'action de la CPI vendredi dernier. Elles reposaient toutes sur une seule source, un rapport produit par l'université de Yale dans le cadre d'une organisation appelée Conflict Observatory, qui se décrit comme "un centre de collecte, d'analyse et de diffusion de preuves de crimes de guerre et d'autres atrocités perpétrés par la Russie en Ukraine".
DĂšs le dĂ©part, cela pose problĂšme. Le Conflict Observatory ne s'intĂ©resse pas aux crimes de guerre en Ukraine, il s'intĂ©resse aux crimes de guerre russes, ce qui est une toute autre affaire. Et comme nous n'avons pas eu d'enquĂȘtes impartiales sur le terrain concernant les innombrables allĂ©gations de crimes de guerre russes, cette dĂ©claration semble prĂ©somptueuse, pour ne pas dire prĂ©judiciable.
Michael Tracey, l'entreprenant journaliste indĂ©pendant, a effectuĂ© un excellent travail de recherche depuis la parution de tous les rapports de presse la semaine derniĂšre. Et bien sĂ»r, c'est l'histoire habituelle. L'Observatoire des conflits prĂ©tend opĂ©rer en tant qu'organisation non gouvernementale, mais il s'agit d'une "ONG" non gouvernementale financĂ©e par le dĂ©partement d'Ătat. VoilĂ pour la prĂ©tention de l'Observatoire des conflits Ă mener des enquĂȘtes dĂ©sintĂ©ressĂ©es. Cette organisation n'a effectuĂ© aucune recherche sur le terrain pour son rapport sur les "enlĂšvements" russes, n'a interrogĂ© ni les parents, ni les enfants, ni les fonctionnaires, ni qui que ce soit d'autre, et ne s'est jamais approchĂ©e de la quarantaine de "camps de rééducation" - ce terme chargĂ© de la guerre froide - qu'elle dit ĂȘtre gĂ©rĂ©s par la Russie. Au lieu de cela, elle contourne les rĂ©seaux sociaux et s'appuie sur des Ă©tudes de "sources publiques" et des rapports de presse, y compris ukrainiens.



Michael Tracey @mtracey - Ce rapport sur l'expulsion prĂ©sumĂ©e d'enfants d'Ukraine, financĂ© par le dĂ©partement d'Ătat, a Ă©tĂ© citĂ© par Joe Biden dans son discours prononcĂ© en Pologne le mois dernier. Il dĂ©signe Poutine et Maria Lvova-Belova comme les principaux coupables, ce qui correspond exactement au mandat d'arrĂȘt de la CPI. Et la mĂ©thodologie est tout simplement dĂ©lirante -13:13 PM â Mar 20, 2023
Permettez-moi d'aller droit au but : Conflict Observatory porte toutes les marques - son objectif, son financement, sa méthode - d'une reprise de la ruse de Bellingcat, qui n'est rien d'autre qu'un générateur d'absurdités propagandistes dont le financement provient de l'OTAN, et de diverses agences de renseignement.
Le long fil Twitter de Tracey sur l'affaire Conflict Observatory peut ĂȘtre lu ici. Parmi ses dĂ©couvertes les plus remarquables figure le tĂ©moignage de l'un des co-auteurs du rapport, une certaine Mme Howarth, lors d'une prĂ©sentation au DĂ©partement d'Ătat. Mme Howarth cite les nombreuses raisons pour lesquelles les parents ont volontairement envoyĂ© leurs enfants en Russie, qu'elle a trouvĂ©es en examinant les donnĂ©es de source ouverte : bombardements constants, coupures d'Ă©lectricitĂ©, installations sanitaires perturbĂ©es, malnutrition, et ainsi de suite dans la liste des calamitĂ©s du temps de guerre. Allez savoir pourquoi.
Nous devons donc nous contenter d'attendre la preuve, aussi triste puisse sembler cette perspective, que ce qu'une ONG bidon, le dĂ©partement d'Ătat, le monde universitaire amĂ©ricain, les mĂ©dias amĂ©ricains et la CPI appellent des enlĂšvements n'Ă©tait pas des Ă©vacuations humanitaires. En attendant, deux questions. PremiĂšrement, oĂč sont tous les parents en dĂ©tresse dont les enfants leur ont Ă©tĂ© enlevĂ©s par la force ? Nous n'avons rien entendu de leur part qui fasse Ă©cho Ă leur dĂ©tresse. Il y a eu quelques interviews de parents accablĂ©s - l'AP en a rĂ©alisĂ© quelques-unes - mais l'identitĂ© de ces parents en difficultĂ© et les circonstances de ces interviews doivent, en toute Ă©quitĂ©, ĂȘtre remises en question. DeuxiĂšmement, nous devons nous demander ce que la Russie veut faire de ces milliers d'enfants sans parents. Si nous sommes invitĂ©s Ă penser que la Russie est un kidnappeur d'Ătat Ă grande Ă©chelle, cela mĂ©rite une justification valable. Quelle est sa motivation ? Ce point semble ĂȘtre un vide bĂ©ant dans l'histoire.
Encore une fois, voyons ce qu'il en est. Mais compte tenu de l'apparence sordide de Conflict Observatory en tant que principal diffuseur de l'histoire des enlÚvements, et de la conduite sordide, en coulisse, des puissances occidentales avant l'action de la CPI la semaine derniÚre, il me semble que les évacuations sont devenues des enlÚvements lorsque les propagandistes occidentaux se sont mis au travail à La Haye, au cours de ces derniers mois.
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Le statut de Rome instituant la CPI a Ă©tĂ© signĂ© en 1998 et la Cour a officiellement vu le jour Ă la mi-2002. Au cours de ses deux dĂ©cennies et un an d'existence, sa rĂ©putation n'a cessĂ© de se dĂ©grader. Un an aprĂšs l'entrĂ©e en fonction de la Cour, les Ătats-Unis ont envahi l'Irak, fait un million de victimes, commis les atrocitĂ©s d'Abou Ghraib, etc. Aucune accusation n'a jamais Ă©tĂ© portĂ©e. Il en va de mĂȘme, comme le note John Whitbeck dans son excellent blog, en ce qui concerne la conduite d'IsraĂ«l Ă l'Ă©gard des Palestiniens, les colonies illĂ©gales, etc.
De nombreuses nations africaines ont dĂ©missionnĂ© de la CPI ces derniĂšres annĂ©es, et l'ensemble de l'Union africaine a accusĂ© la Cour d'ĂȘtre un instrument de l'hĂ©gĂ©monie occidentale. Ce n'est que le dĂ©but d'une trĂšs longue histoire.
La regrettĂ©e Shirley Hazzard, merveilleuse romanciĂšre et observatrice de longue date des Nations unies, de l'intĂ©rieur comme de l'extĂ©rieur, a publiĂ© en 1973 un livre intitulĂ© Defeat of an Ideal ["DĂ©faite d'un idĂ©al"], que je me souviens avoir lu dans mes jeunes annĂ©es. Hazzard y raconte comment les Ătats-Unis ont introduit Ă l'ONU, dĂšs les premiĂšres annĂ©es de l'organisation, leur vision anticommuniste de la guerre froide. C'est ainsi qu'a dĂ©butĂ© pour Washington l'effort de neutralisation de l'ensemble de l'organisation au nom de la prééminence amĂ©ricaine - le "leadership mondial", comme nous nous sommes persuadĂ©s que l'ambition impĂ©riale est qualifiĂ©e Ă juste titre.
Ce dont Hazzard a Ă©tĂ© tĂ©moin Ă©tait le prĂ©lude Ă ce qui s'est passĂ© depuis. Je ne connais que peu d'organisations nominalement multilatĂ©rales dont l'internationalisme dĂ©clarĂ© n'a pas Ă©tĂ© compromis par les Ătats-Unis et les autres puissances occidentales. Le cas tristement cĂ©lĂšbre de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) n'est qu'un exemple parmi d'autres. La Cour internationale d'arbitrage en est un autre. Et la CPI en est un autre.
Comme le dit succinctement Hazzard dans le titre de son livre, les idéaux nés des grandes aspirations partagées par le monde aprÚs 1945 ont été subvertis. En effet, l'espace public mondial, comme nous pourrions l'appeler, a été perverti en espace public américain. Si cela n'est pas nouveau, l'action de la CPI la semaine derniÚre nous rappelle le mal qui a été fait et la justice internationale dont nous devons nous passer.
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J'ai adorĂ© la dĂ©claration de Joey Biden aprĂšs l'annonce du mandat d'arrĂȘt de la CPI. "C'est justifiĂ©", a dĂ©clarĂ© le prĂ©sident. Se rĂ©fĂ©rant Ă la Cour, il a ajoutĂ© : "Mais il faut savoir qu'elle n'est pas reconnue par nous non plus au niveau international. Mais je pense qu'il s'agit lĂ d'un argument de poids".
Tel se formule l'Ă©tat d'exception de la bouche d'un vieil homme sĂ©nile, dont la langue est si souvent bien pendue : nous ne nous y conformons pas, mais nous la laissons affirmer son autoritĂ© sur les autres. Au fil des ans, Washington a dĂ©fendu avec acharnement l'immunitĂ© des AmĂ©ricains face aux poursuites de la CPI, menaçant de sanctions et de reprĂ©sailles militaires dans les cas extrĂȘmes. Mais comme le rapporte Michael Tracey, cela n'a pas empĂȘchĂ© le dĂ©partement d'Ătat de collaborer avec la CPI pour engager des poursuites contre des responsables russes, et ce avec l'autorisation du CongrĂšs, un CongrĂšs qui rĂ©cuse la compĂ©tence de la CPI.
La tarte à la crÚme de Joey Biden n'a rien à voir avec l'histoire de l'Amérique revendiquant un état d'exception comme modus operandi pour l'aprÚs-1945.
Le thĂ©oricien moderne de l'Ă©tat d'exception est Carl Schmitt, un Ă©minent nazi et opposant de toujours Ă la dĂ©mocratie libĂ©rale, quelle qu'en soit la version. Il a dĂ©fini le concept dans " De la dictature ", un essai de 1921, et l'a affinĂ© un an plus tard dans " ThĂ©ologie politique ". Schmitt Ă©crivait en rĂ©ponse au chaos de la RĂ©publique de Weimar. Les sociĂ©tĂ©s modernes ont besoin de dirigeants forts, prĂȘts Ă promulguer des lois tout en se plaçant au-dessus d'elles. Le pouvoir de proclamer un Ă©tat d'exception est indissociable du concept de souverainetĂ©. Il va sans dire que le Reich avait beaucoup de temps Ă consacrer Ă Schmitt.
Giorgio Agamben, le célÚbre philosophe italien, a publié en 2005 L'état d'exception pour remonter aux racines de la pensée de Schmitt jusqu'à Auguste et l'adapter à notre époque. Voici ce qu'il dit du régime nazi :
âL'ensemble du TroisiĂšme Reich peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un Ă©tat d'exception qui a durĂ© 12 ans. En ce sens, le totalitarisme moderne peut ĂȘtre dĂ©fini comme l'instauration, au moyen de l'Ă©tat d'exception, d'une guerre civile lĂ©gale qui permet l'Ă©limination physique non seulement des adversaires politiques, mais aussi de catĂ©gories entiĂšres de citoyens qui, pour une raison ou une autre, ne peuvent ĂȘtre intĂ©grĂ©s dans le systĂšme politique.â
Comme je l'ai écrit ailleurs, le traitement réservé par les tribunaux britanniques à Julian Assange constitue un parfait exemple, quoique honteux, de l'état d'exception tel qu'Agamben le décrit ici. Assange a été jugé en vertu du droit britannique, mais les juges qui ont statué sur son cas n'ont pas respecté la loi au cours de la procédure. Agamben remonte un peu plus loin, jusqu'à l'autorisation donnée par George W. Bush d'enlever, de torturer et de détenir des terroristes présumés à Guantånamo Bay en novembre 2001 :
âCe qui est nouveau dans l'ordre Ă©dictĂ© par le prĂ©sident Bush, c'est qu'il efface radicalement tout statut juridique de l'individu, produisant ainsi une entitĂ© juridiquement innommable et inclassable. Non seulement les talibans capturĂ©s en Afghanistan ne bĂ©nĂ©ficient pas du statut de prisonniers de guerre tel que dĂ©fini par la Convention de GenĂšve, mais ils n'ont mĂȘme pas le statut de personnes accusĂ©es d'un crime selon les lois amĂ©ricaines.â
Quand tout cela a-t-il commencé ? Comment sommes-nous passés de Carl Schmitt et des nazis aux "sites noirs" et au waterboarding, puis à ce qui s'apparente à une opération secrÚte visant à subvertir la CPI ? Et par qui ? Telles étaient les questions que je me posais lorsque j'ai appelé Aaron Good, qui a publié l'année derniÚre American Exception : Empire and the Deep State, pour parler de ce qui s'est passé à La Haye la semaine derniÚre. Ce livre est une exception en soi : il explore les tréfonds de la revendication discrÚte, peu médiatisée et jamais déclarée de l'Amérique à l'état d'exception, comme aucun livre, à ma connaissance, ne l'a fait jusqu'à présent.
Good m'a renvoyĂ© Ă un document appelĂ© NSC-68, Ă©laborĂ© par Paul Nitze et Dean Acheson, deux des premiers guerriers de la guerre froide, pour le Conseil national de sĂ©curitĂ© en 1950. Ce document prĂ©sentait les SoviĂ©tiques comme une menace si accablante qu'elle constituait une situation d'urgence pour les Ătats-Unis et nĂ©cessitait, en d'autres termes, l'instauration d'un Ă©tat d'exception.
"Avec le NSC-10/2, un document antĂ©rieur, le NSC-68 a fourni ce qui Ă©tait essentiellement une affirmation Ă durĂ©e indĂ©terminĂ©e de l'Ă©tat d'exception, soi-disant pour se dĂ©fendre contre la prĂ©tendue menace existentielle posĂ©e par la conspiration communiste mondiale", a dĂ©clarĂ© M. Good. Un passage de la NSC-68 rĂ©sume bien la situation : "L'intĂ©gritĂ© de notre systĂšme ne saurait ĂȘtre mise en pĂ©ril par des mesures, secrĂštes ou manifestes, violentes ou non violentes, visant Ă contrecarrer le dessein du Kremlin, et la nĂ©cessitĂ© de nous conduire de maniĂšre Ă affirmer nos valeurs, en actes comme en paroles, n'interdit pas de telles mesures".
RĂ©flĂ©chissez Ă cela en relation avec la clause Ă©lastique de la loi sur la sĂ©curitĂ© nationale de 1947, qui autorise la CIA Ă "remplir d'autres fonctions et tĂąches liĂ©es au renseignement affectant la sĂ©curitĂ© nationale, selon les instructions du prĂ©sident ou du [directeur de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure]", poursuit M. Good. "Avec cette lĂ©gislation du dĂ©but de la guerre froide et ces documents de planification secrets du NSC, les Ătats-Unis ont créé un service de renseignement clandestin secrĂštement autorisĂ© Ă opĂ©rer sans contrainte lĂ©gale. Ces documents ont servi de base Ă toutes les opĂ©rations secrĂštes, Ă la 'dĂ©nĂ©gation plausible' et Ă tout ce qui a suivi".
M. Good passe aisĂ©ment au comportement de la CPI la semaine derniĂšre, Ă la requĂȘte trĂšs explicite des Ătats-Unis et de leurs alliĂ©s. "J'y vois l'utilisation abusive d'un instrument du droit international, et par consĂ©quent une violation de l'esprit du droit international", a-t-il dĂ©clarĂ©. "Il s'agit d'une manĆuvre dĂ©sespĂ©rĂ©e, d'un autre degrĂ© de mascarade pour l'empire amĂ©ricain et, en soi, d'un signe de faiblesse".
Désespéré, fatalement préjudiciable à notre espace public mondial, dangereux : c'est tout cela à la fois. Si cette attitude parfaitement irréfléchie de la CPI la semaine derniÚre et les événements qui l'ont précédée ont une vertu, celle-ci réside dans son exposition : la Cour et ceux qui la manipulent sont enfin démasqués. Cette situation n'est pas réjouissante, mais il vaut mieux l'admettre pour ce qu'elle est.