👁🗨 Patrick Lawrence: L'Europe, ou légitimer la tromperie
Hollande vient de confirmer que mentir à Moscou reste parfaitement acceptable pour les grandes puissances occidentales. Cela n'a jamais apporté rien de bon au monde, et ne le fera jamais.
👁🗨 L'Europe, ou légitimer la tromperie
Par Patrick Lawrence* @thefloutist / Original to ScheerPost, le 8 janvier 2023
Les États-Unis, n'ayant ni le besoin ni le talent pour la diplomatie d'État, ont longtemps pratiqué ce que j'ai pris l'habitude d'appeler la diplomatie de la non-diplomatie. On ne peut pas attendre grand-chose de bimbos comme Antony Blinken ou Wendy Sherman, son numéro 2 au Département d'État. Tout ce qu'ils savent faire, c'est brailler, même s'ils font figure de petites choses face au premier diplomate sérieux venu.
Mais les puissances européennes ont-elles maintenant suivi le mouvement ? Je crains de poser la question parce que je redoute la réponse. Mais je dois le faire, compte tenu des événements récents.
Au début de l'année dernière, lorsque Petro Porochenko a déclaré publiquement que le régime post-coup d'État de Kiev n'avait aucune intention de respecter les engagements diplomatiques qu'il avait pris en 2014-15 en faveur d'un règlement pacifique de la crise ukrainienne, quelques sourcils se sont froncés, mais pas tant que ça. Qui était cet ancien président ukrainien, d'ailleurs ? Dès le départ, je l'ai considéré comme un pantin intéressé, qui faisait ce que Washington lui disait de faire et rien de plus, sans le moindre sens politique.
Ce fut une autre affaire lorsque, début décembre, Angela Merkel a admis dans deux interviews consécutives que les puissances européennes étaient sur la même longueur d'onde. L'objectif des pourparlers diplomatiques de fin 2014 et de début 2015, a déclaré l'ancienne chancelière allemande à Der Spiegel et Die Zeit, n'était pas de définir un cadre pour une Ukraine fédéralisée en vue d'une paix durable entre ses moitiés hostiles: il s'agissait de duper les Russes pour donner à Kiev le temps de se préparer à un assaut militaire contre les provinces russophones de l'est, dont la population avait refusé d'accepter le coup d'État orchestré par les États-Unis qui avait porté au pouvoir, en février 2014, des nationalistes compulsivement russophobes, tendance nazie.
Les révélations de Merkel ont été un choc, bien sûr. Mais je me suis efforcé de considérer ses commentaires comme une indiscrétion involontaire en cet automne de la vie d'un dirigeant chevronné. Mme Merkel a fait ses remarques plus ou moins en passant. Elle ne s'est pas vantée. Elle ne semblait pas spécialement fière de sa duplicité.
Et puis vient le tour de François Hollande de s'exprimer. Quelques jours avant la fin de l'année, l'ancien président français a accordé une longue interview à The Kyiv Independent. Il y expose clairement la position franco-allemande : Oui, Merkel et moi avons menti aux Russes lorsque nous avons négocié les protocoles Minsk I et Minsk II en septembre 2014 et février 2015. Non, nous n'avons jamais eu l'intention d'obliger Kiev à les observer ou à les faire respecter d'une autre manière. Il s'agissait d'une mascarade dès le départ et - le passage de cette interview qui exaspère vraiment - Hollande a présenté cela comme une attitude sage et saine de la part d'un État.
Comptons les trahisons imputables à l'infortuné Hollande et à l'inconstante Merkel.
La trahison de la Russie et de son président, cela va sans dire. Il est de notoriété publique que Vladimir Poutine, qui a participé directement aux pourparlers de Minsk, a travaillé de longues, longues heures à la cause d'un règlement qui laisserait l'Ukraine stable et unifiée, une république post-soviétique autonome sur l'ordre du sud-ouest de la Fédération de Russie.
Je rappellerai ici aux lecteurs l'animosité exprimée par Poutine dans son discours du Nouvel An, trois jours après que Hollande a décrit en détail l'opération d'infiltration franco-allemande :
"L'Occident nous a menti sur la paix tout en se préparant à l'agression, et aujourd'hui, il n'hésite plus à l'admettre ouvertement, et à utiliser cyniquement l'Ukraine et son peuple comme un moyen d'affaiblir et de diviser la Russie."
Ceci, une référence claire aux interviews de Merkel et de Hollande, nous met face à des questions claires et évidentes. Berlin et Paris ont-ils donné à Moscou une autre alternative que d'intervenir militairement en Ukraine lorsqu'ils ont saboté les négociations de paix ? Si Moscou reste ouverte à des pourparlers pour mettre fin à la guerre, quel sérieux doit-elle accorder à une telle perspective ? Volodymyr Zelensky ne cesse de claquer la porte des négociations avec les Russes, mais le président ukrainien a un train de retard : les Allemands et les Français l'ont fait il y a des années.
Trahir le processus diplomatique comme l'ont fait l'Allemagne et la France, c'est aussi trahir la confiance, condition sine qua non de relations d'État à État harmonieuses. Les nations peuvent ne pas se faire entièrement confiance, mais elles doivent être en mesure de faire confiance au processus diplomatique, à la parole donnée dans le cadre d'une négociation. De cette façon, les principales puissances européennes nous ont tous condamnés à un monde instable et dangereux - et sont donc coupables de tous nous trahir - notre sécurité, notre avenir, notre désir d'un ordre mondial stable et pacifique.
Les Ukrainiens, bien sûr, ne sont pas en reste. La majorité d'entre eux souhaitaient un accord de paix dès le départ. Porochenko a été largement battu lors des élections ukrainiennes de 2019 parce qu'il n'a pas réussi à en présenter un. Vous ne le sauriez jamais dans la presse occidentale, mais Zelensky lui a succédé avec une majorité d'environ 70 % des voix, précisément parce qu'il a promis de négocier un accord dans le cadre de discussions directes avec Poutine.
Aujourd'hui, la nation est en ruines, son économie s'est effondrée de 30 % l'année dernière, 30 millions de personnes ont été déplacées, et les morts de guerre se comptent par dizaines de milliers. Je ne vois aucun argument pour ne pas y voir une conséquence majeure du plan de tromperie franco-allemand.
Je recommande vivement aux lecteurs de lire l'interview de Hollande accordée à The Kyiv Independent. Ce socialiste de seconde zone - et tant pis pour la longue tradition socialiste française - n'a rien à envier à n'importe quel diplomate américain véreux, si l'on en juge par ses mensonges, ses omissions et sa logique à l'envers.
Selon Hollande, l'intention de tromper les Russes remonte aux célébrations du jour J de 2014, quelques mois après le coup d'État à Kiev et le début des attaques d'artillerie du régime putschiste sur les zones civiles des provinces orientales. En juin de cette année-là, la France, l'Allemagne, la Russie et l'Ukraine se sont réunies en Normandie pour entamer un processus de négociation nominalement destiné à aboutir à un accord de paix et à une structure nationale stable en Ukraine. Ce processus a été baptisé "Normandy Format".
Ce plan a débouché sur le protocole de Minsk I en septembre suivant. Lorsque celui-ci s'est effondré au début de 2015, Kiev refusant de cesser ses bombardements, les quatre nations se sont à nouveau réunies. Cette fois, les pourparlers étaient basés sur un plan de règlement élaboré conjointement par Paris et Berlin. Minsk II a suivi. Ce protocole comprenait plus qu'un cessez-le-feu ; il prévoyait également une restructuration de l'Ukraine de telle sorte que les provinces de l'Est jouissent du degré d'autonomie jugé nécessaire pour maintenir la cohésion de la nation malgré les différences marquées entre sa région occidentale tournée vers l'Europe, et sa région orientale vers la Russie.
Tout cela est formidable, sur le papier. Mais que de tromperies sur le terrain, nous dit maintenant Hollande: "Poutine a accepté le Normandy Format, qui lui imposait de régulièrement rendre compte des progrès qui réalisés dans la mise en œuvre des accords de Minsk." Quant à ce qui s'est réellement passé, Hollande avance ceci, et c'est là que sa version des faits commence à se retourner contre lui:
Les accords de Minsk ont arrêté l'offensive russe pour un temps. L’essentiel était de savoir comment l'Occident allait utiliser ce répit pour faire barrage à toute nouvelle tentative russe.
Pour énoncer une évidence, Poutine a pris au sérieux les termes des accords de Minsk, selon les dires mêmes de Hollande. Il est de notoriété publique que l'offensive dans les provinces de l'Est a été le fait de Kiev, qui a bombardé ses propres citoyens. Le nombre de morts rapporté par les observateurs de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l'OSCE, raconte l'histoire des huit années suivantes : 14 000 civils morts, dont plus de 80 % dans les provinces orientales connues sous le nom de Donbas.
À partir de là, les mensonges se succèdent à un rythme effréné. Au début de l'échange, The Kyiv Independent demande : "Pensiez-vous que Vladimir Poutine allait respecter les accords de Minsk ?", ce à quoi Hollande répond : "Nous ne pouvions pas le savoir."
Le menteur. Le désir de Poutine de parvenir à un règlement négocié était parfaitement évident dès la rencontre du jour J.
"Il rêvait d'une reconstitution de l'Union soviétique", dit Hollande à propos du dirigeant russe. "Poutine a adopté une posture agressive, et a attendu de voir quelle serait la réaction de l'Occident".
D'abord, le tout premier élément est la transposition courante d'une remarque d'ordre sentimental que Poutine a faite il y a de nombreuses années : Quiconque approuve l'effondrement de l'Union soviétique n'a pas de cœur, quiconque pense qu'elle peut être ramenée à la vie n'a pas de cerveau. Quant à "Poutine l'agresseur", qu'en est-il des efforts déployés par Moscou pendant des décennies pour négocier un ordre viable post-Guerre froide ? Qu'en est-il des décennies de subterfuges américains en Ukraine par le biais de divers "groupes de la société civile" parrainés par les États-Unis ? Qu'en est-il du coup d'État de février 2014, une agression s'il en est ?
Sur ces points, Hollande n'a rien à dire. Il continue encore et encore. "Moscou ne voulait pas la paix". "Il avait déjà Marioupol dans le viseur [celui de Poutine]", ceci en référence au port ukrainien tombé aux mains des forces russes au printemps dernier. Des sottises et des absurdités. Rien de tout cela ne résiste à un examen logique ou aux faits avérés.
Et peu importe que la subversion des pourparlers sur le "Normandy Format" et des deux accords de Minsk ait directement engendré la guerre qui aura débuté il y a un an le mois prochain. La duplicité de l'Europe a été un grand succès, veut nous faire croire Hollande. "L'Ukraine a renforcé son dispositif militaire", affirme-t-il. "En effet, l'armée ukrainienne ne ressemblait pas du tout à celle de 2014. Elle était mieux entraînée et mieux équipée. C'est le mérite des accords de Minsk d'avoir donné cette opportunité à l'armée ukrainienne."
Les mérites des accords de Minsk : on est obligé de supposer qu'il parle des mérites de leur subversion.
Comment, me direz-vous, Hollande peut-il qualifier de succès la stratégie de sape sournoise menée avec Angela Merkel, au vu de la tournure des événements ? Facile. L'Occident s'est radouci vis-à-vis de la Russie, donnant ainsi à Poutine l'ouverture recherchée. Voyez ce qui suit :
Le retrait américain de la scène internationale en Syrie s'est déjà traduit par le "laisser-passer" concédé à Poutine concernant le soutien apporté au dictateur syrien Bachar el-Assad.
Wow. Je ne savais pas que les États-Unis avaient des laissez-passer à distribuer en Syrie - où leur intervention était et reste illégale, et où les Russes sont intervenus contre l'État islamique en septembre 2015 à l'invitation du gouvernement Assad.
Les socialistes français sont tombés bien bas, dirait-on !
Pourquoi Hollande a-t-il choisi de faire ces remarques bizarres ? Voilà une question intéressante.
Un indice: il a choisi The Kyiv Independent comme publication pour accorder cette interview. The Kyiv Independent n'est pas, pour être franc, véritablement indépendant. Le gouvernement canadien et le European Endowment for Democracy, la version continentale du National Endowment for Democracy*, figurent parmi ses soutiens depuis sa création il y a un an. Il semble être associé à d'autres ONG de type anti-russe. L'Indépendant de Kiev, en d'autres termes, était le terrain idéal pour Hollande; il allait poser toutes les bonnes questions, et pas les mauvaises.
Il est inconcevable que Hollande ait parlé à l'insu de Merkel. Peut-être couvrait-il ce que tous deux considéraient comme l'erreur de l'ancienne chancelière lorsqu'elle a admis sa malhonnêteté et celle de Hollande à Der Spiegel et Die Zeit. Difficile à dire.
Quelle que soit la motivation réelle de M. Hollande, il est encore plus évident que son intention était de légitimer la tromperie, en tant que caractéristique de la politique du XXIe siècle. Il n'y a pas plus cynique.
Lui et Merkel ont fait un grand pas dans la mauvaise direction ces neuf dernières années. Les Américains n'ont pas pratiqué de diplomatie sérieuse depuis des décennies. Pour les Européens, c'est encore autre chose d'abandonner leurs longues traditions diplomatiques, certes entachées d'irrégularités. De moins en moins de nations prennent les diplomates américains au sérieux. Cela va-t-il maintenant s'étendre à l'Occident tout entier, les pays non occidentaux ne voyant plus l'intérêt de dialoguer.
La duplicité avec laquelle la France et l'Allemagne ont mené les négociations de Minsk pendant plusieurs années s'inscrit désormais dans la longue histoire des méthodes malhonnêtes de l'Occident dans ses relations avec la Russie depuis que James Baker, Secrétaire d'État de George H.W. Bush, a promis à Mikhaïl Gorbatchev en février 1990 - dans une conversation, pas par écrit - que l'OTAN ne s'étendrait pas plus à l'est que l'Allemagne.
En fait, Hollande vient de confirmer que mentir à Moscou reste parfaitement acceptable parmi les grandes puissances occidentales. Ce n'est jamais parvenu à mener le monde à grand-chose de bon, et ne le fera jamais.
* La National Endowment for Democracy (NED) (en français, Fondation nationale pour la démocratie) est une fondation privée à but non lucratif des États-Unis, fondée en 1983 sous le gouvernement de Ronald Reagan1, dont l'objectif déclaré par les autorités américaines est le renforcement et le progrès des institutions démocratiques à travers le monde.
Depuis sa création conjointement par les républicains et les démocrates, la NED est restée bipartite. Elle est dirigée par un conseil équilibré entre les deux partis et est soutenue par l'ensemble des formations politiques du Congrès.
L'ancien directeur de la CIA, William Colby, déclarait en 1982, dans le Washington Post, à propos du programme de la NED : «Il n'est pas nécessaire de faire appel à des méthodes clandestines. Nombre des programmes qui [...] étaient menés en sous main, peuvent désormais l'être au grand jour, et par voie de conséquence, sans controverse».
En 1991, un des fondateurs de la NED, Allen Weinstein, expliquait au Washington Post que «bien des choses qu'ils [à la NED] faisaient maintenant étaient faites clandestinement par la CIA 25 ans auparavant»
Selon Ralph Morris Goldman, certains au Congrès soupçonnent tout effort de collaboration entre les grands partis comme une forme douteuse de connivence pour se partager les fonds publics et le parrainage. D'autres voient dans le programme de démocratie de la NED soit le prolongement des opérations politiques secrètes de la Central Intelligence Agency (CIA), soit l'instrument des préjugés idéologiques du Président Ronald Reagan. Du fait que dans les années passées la CIA a été impliquée, quelque peu maladroitement, dans la diffusion d'assistance politique, un nouveau et officiel programme d'assistance sera sans aucun doute perçu au début comme la continuation des activités de la CIA. Ainsi, William Blum écrit que cet organisme a été créé spécialement pour servir de substitut à la CIA [Wikipedia]
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son livre le plus récent est Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
https://scheerpost.com/2023/01/08/patrick-lawrence-europe-and-the-legitimization-of-deception/