👁🗨 Patrick Lawrence : L'objectivité et ses désagréments
Ce sont les autoritaires libéraux parmi nous qui constitueront le fléau durable, eux qui commencent déjà à réaliser la prophétie de Tocqueville d'un "despotisme doux" s'abattant sur l'Amérique.
👁🗨 L'objectivité et ses désagréments
Par Patrick Lawrence / Original à ScheerPost, le 14 février 2023
Que les journalistes et les rédacteurs en chef abandonnent le principe fondamental d'objectivité en se défoulant sur ceux qui suscitent leurs préjugés - Vladimir Poutine, Donald Trump, tel ou tel gouverneur ou sénateur, tel ou tel dissident - est une chose. Ç'en est une autre d’assister aux rubriques des retraités qui se font passer pour les sages de la profession en élevant ces dérélictions au principe de l'absence de principes.
Ce que j'en dis. Jusqu'où les responsables des salles de rédaction des médias américains vont-ils se perdre dans les égouts de la corruption ? Par tous les saints, comme ma grand tante Louise avait coutume de dire.
Dans une récente chronique, j'ai mentionné Maggie Haberman, du New York Times, pour son reportage farfelu et peu impartial sur Trump pendant sa présidence de 2017 à 2021. Il s'agit d'une journaliste qui a jugé bon de ridiculiser la préférence de Trump pour les hamburgers et la crème glacée tout en couvrant une visite à l'étranger au cours de laquelle un dîner d'État était consacré à la haute cuisine. C'est excessivement puéril, mais je cite Haberman comme simple spécimen de l'esthétique qui prévaut dans les grands médias américains, une esthétique de l'infantilisme complaisant et de l'irresponsabilité.
Len Downie, ancien rédacteur en chef du Washington Post, et Andrew Heyward, ancien président de CBS News, se sont penchés sur la question. Il y a quelques semaines, ils ont publié leur ouvrage co-écrit "Au-delà de l'objectivité," un long rapport publié par l'école de journalisme Walter Cronkite de l'université d'État de l'Arizona. Ce document de 54 pages, sous-titré "Produire des informations dignes de confiance dans les salles de rédaction d'aujourd'hui", semble déjà avoir déclenché une petite émeute de commentaires superficiels et non informés. Ce document s'adresse nominalement aux professionnels, c'est un "manuel de règles", mais, texte et sous-texte à l'appui, il se présente comme un "nous sommes au travail" rassurant pour le public qui lit et regarde - qui, bien sûr, lit et regarde de moins en moins ce que les médias grand public nous infligent.
Downie a également publié un article d'opinion dans le Post, intitulé "Les rédactions qui outrepassent l'"objectivité" savent instaurer la confiance".
Abandonnez l'objectivité comme norme professionnelle et on nous fera davantage confiance. Permettez-moi de résumer.
L'institut de sondage Gallup, dans son dernier rapport "La Confiance accordée aux institutions", publié l'été dernier, a constaté que 16 % des personnes interrogées croient ce qu'elles lisent dans les journaux américains. Les Américains sont 11 % à prendre au sérieux les diffuseurs d'informations télévisées. Soyez indulgent avec moi une seconde, car je suis obligé de mettre ces chiffres bouleversants sans dessus dessous pour les assimiler : 84 Américains sur 100 ne pensent pas que les journaux rendent compte fidèlement des événements ; 89 Américains sur 100 considèrent que ce qu'ils voient et entendent dans les journaux télévisés du soir n'est pas fiable.
Selon toute interprétation sérieuse de ce type de sondages, les lecteurs et les téléspectateurs n'obtiennent en rien ce qu'ils recherchent lorsqu'ils prennent le journal ou allument le journal télévisé du soir. Ce qu'ils veulent me semble indiscutable : ils recherchent des comptes rendus solides et désintéressés d'événements réels, rapportés par des professionnels formés à transmettre l'information de manière à ce que leur public soit - terme clé - informé. Être informé, c'est savoir ce qui s'est passé. Les médias américains ne nous informent pas et nous ne pouvons pas dire ce qui s'est passé : c'est ce que disent les gens lorsqu'ils répondent aux questions des sondages.
Par définition, je dirais que le fait d'informer les gens et de leur dire ce qui s'est passé n'a rien à voir avec ce qu'un journaliste souhaite qu'il se soit passé, ou avec ce qu'un journaliste et ses rédacteurs en chef veulent que vous pensiez qu'il s'est passé, ou encore ce sur quoi les journalistes, les rédacteurs en chef et les éditeurs se braquent par impératif idéologique. Il s'agit des devoirs spécifiques, voire uniques, du journaliste dans une société démocratique. Ces devoirs exigent un degré maximal de détachement, autrement dit d'objectivité, pour être remplis avec succès.
"L'objectivité impose la 'vue de nulle part' comme norme." "L'objectivité n'est même pas possible." "Le travail du journaliste est la vérité, pas l'objectivité." Ce sont des citations de journalistes que Downie et Heyward citent avec approbation. Détectez-vous dans quel marasme nous entraînent ceux qui prétendent mener le débat sur cette question ? Sur ma vie, je ne sais pas ce que signifie la première de ces remarques. La deuxième est évidente, et je l'aborderai brièvement. La troisième est pernicieuse : c'est le genre de journaliste dont il faut se méfier.
Le "deux poids, deux mesures" fait partie des péchés capitaux de cet univers. Tout comme le fait d'être blanc, de sexe masculin et un professionnel qualifié. Tout en reconnaissant que le problème de la diversité des salles de rédaction est pertinent - et même urgent -, je ne pense pas qu'il soit utile de l'aborder en rejetant l'objectivité comme norme professionnelle. Je dirais même le contraire. Considérons la race, le sexe et tout ce qui a trait à la diversité avec un détachement prudent, appréhendons-les tels qu'ils sont, et soyons corrects : telle serait ma ligne de pensée, et je laisserai cette question de côté pour l'instant, car mes préoccupations se situent ailleurs.
Et voici Downie qui revient sur ses propres années de carrière au Post : "Je n'ai jamais compris ce que signifiait 'l'objectivité'. Mes objectifs pour notre journalisme étaient plutôt l'exactitude, l'équité, l'impartialité, la responsabilité et la recherche de la vérité."
Pardon ? L'objectivité est-elle si démodée qu'il faut la répudier tout en favorisant les choses mêmes que l'objectivité est censée atteindre ? Sommes-nous si désorientés que nous tombons dans des jeux de mots stériles ? Entre parenthèses, je me demande si quelqu'un qui avoue n'avoir jamais compris le principe d'objectivité aurait dû être directeur de la rédaction, puis rédacteur en chef de ce qui était à l'époque un grand quotidien américain. Cette question est quelque peu déroutante.
Eh bien, l'objectivité en tant que principe professionnel s'est effondrée dans "les salles de presse d'aujourd'hui". Faisons de cet effondrement une vertu. C'est la thèse de Downie-Heyward, pour être honnête. "Au-delà de la croyance" aurait été un titre plus approprié.
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Nous ferions mieux de commencer par le commencement, car ce que Downie et Heyward souhaitent perpétrer en décernant une sorte de sceau d'approbation est une très, très grosse affaire, non seulement pour les journalistes et ses praticiens, mais aussi pour le bien-être de notre société.
L'objectivité est une question controversée pour les journalistes depuis qu'elle a été élevée au rang d'orthodoxie professionnelle, il y a un siècle. Nous pouvons la définir comme la notion de vérité non affectée par une opinion, un ressenti, un parti pris, une croyance ou une idéologie. Ou encore : la fidélité désintéressée, fondée sur des principes, aux faits établis, à tous les faits, même lorsqu'ils peuvent entrer en conflit avec les perspectives et les penchants de chacun.
Walter Lippmann faisait partie des défenseurs influents de l'objectivité dans les années 1920, mais c'est là que les choses se compliquent. L'objectivité a rapidement été utilisée à d'autres fins : les journaux et les radiodiffuseurs peu objectifs invoquaient leur objectivité pour revendiquer une autorité élevée sur leur public. Les éditeurs et les rédacteurs en chef se sont servis de l'impératif d'objectivité pour enfermer les journalistes dans un carcan et neutraliser leurs facultés de discernement et de jugement. L'intention était de naturaliser les idéologies et les orthodoxies dominantes - l'exceptionnalisme américain, l'anticommunisme d'avant la guerre froide, ce que nous appelons aujourd'hui le fondamentalisme du marché libre. Ces idées étaient présentées comme des réalités objectives qui n'avaient pas besoin d'être soumises à une inspection critique.
Dans les années 1970, lorsque des mensuels critiques tels que [MORE] sont apparus dans les kiosques, les journalistes qui prenaient leur métier au sérieux ont commencé à mettre en lumière le dogme de l'objectivité. Ils l'ont fait au nom d'un idéal non corrompu. Il s'agit de l'idéal de la raison objective, qui remonte aux Grecs anciens. Elle requiert une réflexion sans référence à la désirabilité de ses conclusions. Y recourir, c'est succomber à la raison subjective. Socrate nous a appris que la raison doit déterminer la croyance : permettre à la croyance de déterminer la raison c'est corrompre la raison subjective. Le regretté Robert Parry, un journaliste d'une intégrité irréprochable, défendait la raison objective de la manière suivante : "Peu m'importe quelle est la vérité. Je ne me soucie que de savoir la vérité".
Les idéaux ne sont jamais pleinement réalisés : c'est le cas par définition, et c'est certainement vrai pour les journalistes. Mais il faut tout de même se battre pour les idéaux. À partir du moment où un rédacteur en chef ou un reporter décide quelle histoire couvrir et laquelle laisser de côté, les jugements personnels et tout ce qui les alimente sont à l'œuvre. Il n'y a rien à faire à ce sujet, et les journalistes n'ont qu'une seule bonne façon d'y penser. Cela exige de prendre conscience de ses responsabilités, des responsabilités bien spécifiques, et de la discipline nécessaire pour les honorer. C'était déjà le cas à l'époque de [MORE], lorsque des journalistes consciencieux contestaient l'utilisation abusive du principe d'objectivité. Cela fait partie des leçons tirées de mes premiers jours en tant que professionnel.
Aujourd'hui, l'objectivité est de nouveau à l'ordre du jour. Et le projet n'est pas de restaurer l'idéal : il s'agit de le rejeter purement et simplement. Le New York Times a été le premier à le préconiser, dans cet article de Jim Rutenberg que j'ai mentionné il y a peu, publié au moment de l'ascension politique de Trump et intitulé "Trump met à l'épreuve les normes d'objectivité du journalisme". Cet article annonçait effectivement le triomphe de la raison subjective, quand la pensée est assignée au seul but de générer un résultat escompté, et ce depuis longtemps. Max Horkheimer l'a identifié comme l'une des maladies de notre époque - "la maladie du mécanisme de la pensée" - dans "L'éclipse de la raison", qu'il a publié en 1947, l'année même, soulignons-le, où l'administration Truman a déclenché la première guerre froide.
L'"objectivité" a perdu toute pertinence en tant que raccourci des aspirations du journalisme", suggère Michael Luo dans un article publié dans The New Yorker quatre ans après celui de Rutenberg. À l'époque, un journaliste de l'un des réseaux avait qualifié l'objectivité d'"expérience ratée". La lecture de ces articles et d'autres commentaires de ce type a donné la forte impression que les journalistes actifs dans les médias grand public étaient bien partis pour provoquer un gâchis, si ce n'était déjà fait. Leurs réflexions sur ce qui devrait remplacer l'idéal de l'objectivité se résument à un plaidoyer en faveur d'une subjectivité radicale, d'une autorisation d'insuffler à son travail tout ce dont il fallait auparavant se méfier : croyance, émotion, partialité, idéologie. Wesley Lowery, qui a rendu le jugement sur l'"expérience ratée", parle de "clarté morale", mais n'explique pas de quelle éthique il s'agit.
"Je ne plaide pas pour la subjectivité", a déclaré Lowery à Downie et Heyward, apparemment en réponse à ses (nombreuses) critiques. "En fait, j'approuve de tout cœur l'objectivité correctement définie". Lippmann, ancien défenseur de l'objectivité comme instrument de l'idéologie libérale, revit dans des phrases comme celle de Lowery.
Et, selon Lowery, les subjectivistes, comme je les appellerai, sont presque invariablement enclins à envelopper leurs préjugés et leurs croyances dans le langage même auquel ils prétendent s'opposer - le langage traditionnel de l'objectivité. C'est ainsi que les subjectivistes nous ramènent directement à Lippmann et à la restauration de l'objectivité en tant qu'objet. Compte tenu de l'histoire de cette question, je ne vois guère de plus grande ironie. Mais il suffit de lire la une de n'importe quel grand quotidien pour s'en convaincre : on y retrouve la même phraséologie autoritaire et bruyante, et la même fausse désinvolture pour naturaliser le mépris pour qui ou quoi la presse veut attaquer et pour approuver ce qu'elle veut favoriser. C'est par ce tour de passe-passe professionnel que les partisans de la subjectivité proposent de faire passer leurs penchants idéologiques pour la vérité objective. Nous sommes de retour dans les années 1920.
Replacer cette question dans un contexte plus large, réfuter le principe d'objectivité, c'est précipiter le journalisme dans le bourbier du postmodernisme, où il n'y a pas d'autre réalité que la réalité subjective, où la vérité est ce que l'on prétend qu'elle est, où la vérité que l'on affirme le lundi est entièrement fongible et peut être différente le mardi. À quelle distance sommes-nous de la phrase d'Orwell "La guerre, c'est la paix. La liberté, c'est l'esclavage. L'ignorance est une force". Journaux et bulletins de nouvelles de la tribu Pomo : Est-ce que nous sommes prêts pour ça, lecteurs ? Ou bien en sommes-nous déjà là ?
Il est déjà évident - et ce depuis des années - que ce genre de pensée nous mène à la catastrophe. Si vous pouvez dire où se termine la rubrique des nouvelles d'un grand quotidien et où commencent les pages d'opinion, aidez-moi. Je n'y arrive pas.
Là, je fais cause commune avec rien moins que Bret Stephens, le chroniqueur d'extrême droite du New York Times. On ne peut qu'aimer Bret. Nous aimons tous Bret. Nous avons tous mis de côté la révélation, il y a un an le mois prochain, que notre Bret était sur QT en train d'éditer une revue d'extrême droite, Sapir, financée par une opération financière obscure appelée le Fonds Maïmonide, détail mineur que j'aurais aimé connaître. Et n'oublions pas que le Times aurait dû licencier Bret à cause de cette info, en supposant - et c'est une hypothèse risquée - qu'il ne connaissait pas et n'approuvait pas ce conflit d'intérêts non divulgué. Au moins maintenant, nous pouvons lire les commentaires de Bret sur Israël et savoir qui signe un de leurs chèques.
Bret n'a pas une once d'objectivité dans son corps, son sang baignant dans son idéologie conservatrice. Mais Bret Stephens habite au pays des opinions. On peut les acheter telles qu'il les propose ou les laisser de côté, comme on le souhaite. Et dans une chronique publiée la semaine dernière, il a pris la défense - imparfaitement argumentée, mais quand même - de l'objectivité et de la différence entre les responsabilités d'un journaliste et celles d'un chroniqueur.
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La genèse et le moment de cette... cette embardée dans la bêtise doivent être soulignés si nous voulons pleinement la comprendre.
Il n'est pas difficile de dégager les faits de l'affaire. Rappelez-vous les espérances démesurées pendant les campagnes présidentielles de 2016, selon lesquelles Hillary Clinton remporterait haut la main son affrontement avec le dénigré implacable Trump. Cette victoire avait une signification plus profonde que celle de donner à Clinton son heure de gloire. Sa victoire devait consolider l'idéologie libérale comme seule voie d'avenir pour l'humanité ; elle marquerait la fin de l'histoire, ainsi que Francis Fukuyama l'avait si stupidement avancé des années auparavant.
Lisez dans la chronologie la déclaration de Rutenberg sur les intentions du Times au moment où Trump est devenu célèbre, le débat qui a suivi dans le New Yorker et ailleurs, et maintenant le rapport Downie-Heyward. Alors que ces gens défenestrent le principe d'objectivité, ils mènent cette même bataille idéologique sur un autre front. Il est tout à fait évident, ne croyez-vous pas, que la campagne visant à abandonner l'objectivité comme principe professionnel est une campagne menée par les libéraux.
Nous assistons donc à l'émergence effrayante de l'autoritarisme libéral tel qu'il se manifeste dans nos journaux et sur nos ondes. Des phrases spongieuses et insidieuses telles que la "clarté morale" renvoient ni plus ni moins à la "morale", si tant est qu'il y en ait une, du libéralisme antilibéral qui a fleuri parmi nous depuis 2016. Peu importe Donald Trump et ses nombreux torts, ses hamburgers et ses crèmes glacées. Ce sont les autoritaires libéraux parmi nous qui constitueront le fléau durable, eux qui commencent déjà à réaliser la prophétie de Tocqueville d'un "despotisme doux" s'abattant sur l'Amérique.
Défendre l'objectivité, c'est défendre quelque chose de très précieux dans un espace public prospère, un verdoyant petit village. C'est ce qui rend le débat - le discours dans son ensemble - possible. S'y opposer n'est rien d'autre qu'un argument déguisé pour le parti unique, et cela - sachons le reconnaître - ne mène qu'en des lieux que les pires d'entre nous favoriseront.
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Une partie de ce texte est extrait de "Journalists and Their Shadows", à paraître chez Clarity Press. Cara Marianna a contribué à la réflexion.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son livre le plus récent est Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
https://scheerpost.com/2023/02/14/patrick-lawrence-objectivity-and-its-discontents/