đâđš Patrick Lawrence: L'Ukraine, ou l'automne des oligarques
Pensez Ă ce qui attend l'Ukraine si l'Occident remporte cette guerre: inĂ©galitĂ©s, corporatisation, abus⊠Cela vous parle? Les USA qui font de Jeff Bezos un chef d'entreprise trĂšs prospĂšre, peut-ĂȘtre?
đâđš LâUkraine, ou l'automne des oligarques
RĂ©flĂ©chissez Ă ce qui attend l'Ukraine si l'Occident remporte cette guerre: inĂ©galitĂ©s, corporatisation, abus⊠Cela vous rappelle quelque chose? Les USA qui ont fait de Jeff Bezos un chef d'entreprise trĂšs prospĂšre, peut-ĂȘtre?
đ° Par Patrick Lawrence đŠ@thefloutist / Original Ă ScheerPost, le 14 dĂ©cembre 2022
Ce qu'il y a de bien quand on est un oligarque, c'est qu'on est tellement riche qu'il importe peu d'ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un paria prĂ©dateur. L'avantage d'ĂȘtre un oligarque amĂ©ricain, comme Jeff Bezos, c'est que l'AmĂ©rique n'a pas d'oligarques: elle a des dirigeants d'entreprise et des entrepreneurs qui rĂ©ussissent trĂšs bien. Jeff Bezos peut faire d'Amazon quelque chose qui ressemble fort Ă un monopole, il peut possĂ©der le Washington Post et signer des contrats avec la Central Intelligence Agency, il peut avoir une valeur nette de 114 milliards de dollars. Mais il reste un homme d'affaires trĂšs prospĂšre, pas un oligarque. Il est un "crĂ©ateur d'emplois", une expression que j'affectionne depuis longtemps.
La nouvelle mode parmi les responsables gouvernementaux, les Ă©conomistes, les habitants des think tanks, les banquiers, les investisseurs, les bureaucrates multilatĂ©raux et les journalistes qui recopient fidĂšlement leurs propos consiste Ă prĂ©voir quel genre d'endroit sera l'Ukraine une fois la guerre terminĂ©e. Et lĂ surgit le problĂšme: il y a des oligarques en Ukraines, et l'Ukraine d'aprĂšs-guerre que ces gens ont en tĂȘte ne peut pas avoir d'oligarques. Des cadres et des entrepreneurs trĂšs prospĂšres possĂ©dant de vastes avoirs, les mĂȘmes avoirs dont ils profitent maintenant, O.K. Mais ils doivent ĂȘtre cadres et entrepreneurs, pas des oligarques.
La nomenclature est tout quand il s'agit de l'Ukraine d'aprĂšs-guerre, vous voyez. Jeff Bezos et les journalistes dont il signe les chĂšques le comprennent trĂšs bien.
L'hypothÚse de travail des adeptes de la pensée unique est que le régime de Kiev et ses soutiens occidentaux l'emporteront sur la Fédération de Russie, et feront ce qu'ils veulent dans l'Ukraine d'aprÚs-guerre. Nous pouvons remettre à plus tard la question de la sagesse ou non de ce pronostic. Ce qui importe dans l'immédiat, c'est que ceux qui commencent à planifier l'avenir prévoient "une nouvelle Ukraine, forte et européenne", une Ukraine qui "suivra un modÚle européen ou américain", une nation avec "plus d'avocats et moins de pots-de-vin", "une Ukraine du marché libre".
Toutes ces phrases se trouvent dans un long texte que le Washington Post a publiĂ© le 8 dĂ©cembre sous le titre "La guerre a apprivoisĂ© les oligarques ukrainiens, crĂ©ant un espace pour un changement dĂ©mocratique". Il s'agit de la contribution du Post Ă la conversation sur ce Ă quoi l'Ukraine ressemblera, et comment son Ă©conomie fonctionnera une fois que les forces russes auront Ă©tĂ© repoussĂ©es au-delĂ de la frontiĂšre orientale de l'Ukraine. En 4 200 mots, le journal de Jeff Bezos veut nous dire que tout ira bien dans l'Ukraine d'aprĂšs-guerre, oĂč les oligarques n'existeront plus, et oĂč les dirigeants d'entreprise qu'ils sont devenus rendront l'Ukraine dĂ©mocratique, moderne et - mot de code nĂ©olibĂ©ral - efficace.
Les oligarques ukrainiens, comme ceux de la FĂ©dĂ©ration de Russie, datent des annĂ©es qui ont suivi la disparition de l'Union soviĂ©tique. Ce que l'ivrogne Boris Eltsine, outil des nĂ©olibĂ©raux de Clinton, a fait Ă la Russie post-soviĂ©tique, Leonid Koutchma l'a fait Ă l'Ukraine. La prĂ©sidence de Koutchma, qui s'est dĂ©roulĂ©e de 1994 Ă 2005, a Ă©tĂ© marquĂ©e par la fraude, la corruption et la censure des mĂ©dias. Entre autres choses, il a mis en place et supervisĂ© le mĂȘme type de programmes de privatisation rapaces et gratuits que ceux mis en place par Eltsine en Russie. L'oligarque ukrainien moyen en activitĂ© pendant les annĂ©es Koutchma aura ainsi savonner la planche pour des milliards d'actifs appartenant Ă l'Ătat et exploitĂ©s par lui.
Dans le cas de l'Ukraine, un gouvernement central faible et des institutions sous-dĂ©veloppĂ©es ont fait que la corruption par habitant, disons, Ă©tait souvent pire que dans la FĂ©dĂ©ration de Russie. Elle touchait les fondements mĂȘmes de la sociĂ©tĂ© et du gouvernement. Les personnes qui contrĂŽlaient la corruption Ă©taient corrompues. Ceux qui occupaient de hautes fonctions Ă©taient corrompus. Petro Poroshenko, qui a remplacĂ© Viktor Yanukovych, corrompu mais dĂ»ment Ă©lu, aprĂšs le coup d'Ătat orchestrĂ© par les Ătats-Unis en 2014, a fait une fortune de taille oligarchique dans les bonbons au chocolat.
L'article du Post offre un exemple utile de la façon dont cela a fonctionnĂ©. En 2004, l'avant-derniĂšre annĂ©e du mandat de Koutchma, un oligarque du nom de Rinat Akhmetov, et un autre oligarque du nom de Viktor Pinchuk ont payĂ© 800 millions de dollars pour Kryvorizhstal, un important fabricant d'acier appartenant Ă l'Ătat. Pinchuk avait Ă©pousĂ© la fille de Kuchma deux ans avant cette transaction.
Tous ceux qui sont au courant de ces questions savaient que le prix payé par Akhmetov et Pinchuk pour Kryvorizhstal était ridiculement bas, et qu'il s'agissait du vol éhonté d'un actif appartenant de droit au peuple ukrainien. Viktor Iouchtchenko a annulé l'accord aprÚs avoir remplacé Koutchma à la présidence en 2005. Le gouvernement a ensuite vendu Kryvorizhstal à Mittal Steel, une société indienne qui fait désormais partie du groupe néerlandais ArcelorMittal, pour 4,8 milliards de dollars.
"La transaction était clairement corrompue", a déclaré le Post, citant les propos de M. Iouchtchenko, vraisemblablement lors d'une interview rétrospective récemment réalisée. M. Iouchtchenko est arrivé au pouvoir en tant que réformateur à la suite de la révolution orange de fin 2004 début 2005, aprÚs avoir été empoisonné et gravement défiguré à la dioxine par on ne sait qui. Toujours populaire parmi les libéraux occidentaux, il est parfois cité pour soutenir la guerre du régime Zelensky contre la Russie.
Iouchtchenko n'avait pas de problĂšme d'oligarchie, et n'en faisait lui-mĂȘme pas partie. Mais il n'a pas non plus rĂ©ussi Ă les dompter, pour reprendre l'expression du Post. Volodymyr Zelensky, l'actuel prĂ©sident, a eu un problĂšme d'oligarques tout au long de sa carriĂšre politique. ComĂ©dien de tĂ©lĂ©vision devenu prĂ©sident, il a Ă©tĂ© plus ou moins inventĂ© par Ihor Kolomoisky, un oligarque (mĂ©dias, banques, entreprises diversifiĂ©es organisĂ©es sous le nom de Privat Group) dont les longues tentacules s'Ă©tendent au gouvernement et Ă la politique.
Kolomoisky est l'un des oligarques les plus riches d'Ukraine et apparemment l'un des plus corrompus. L'annĂ©e derniĂšre, le ministĂšre de la Justice lui a interdit l'entrĂ©e aux Ătats-Unis et, en rĂ©ponse apparente, Zelensky a commencĂ© Ă prendre ses distances avec son ancien (supposons ancien) patron. Tout d'abord, il a dĂ©chu Kolomoisky, qui rĂ©side en IsraĂ«l, de sa citoyennetĂ© ukrainienne.
Puis, autre chose intĂ©ressante: Zelensky a ensuite introduit ce qu'il a appelĂ© son projet de "dĂ©-oligarchisation" Ă la Rada, l'assemblĂ©e lĂ©gislative ukrainienne. Il est passĂ© facilement en loi il y a un an le mois dernier. Vous n'avez pas du lire grand-chose sur cette loi - si vous en avez lu quelque chose, en fait - parce qu'elle ne semble pas avoir fait la moindre diffĂ©rence. Pour autant que je puisse en juger, Zelensky a vu une opportunitĂ© politique au moment oĂč son soutien faiblissant indiquait qu'il en avait besoin: le fait d'ĂȘtre perçu comme agissant contre les oligarques parasites de la nation est un stimulant certain pour les simples Ukrainiens Ă qui beaucoup d'entre eux ont volĂ© les biens.
L'aspect le plus intéressant de la loi de désoligarchisation n'est pas son inefficacité, mais sa définition de l'oligarque. C'est ici que nous commençons à nous approcher du véritable sujet de l'article du Post sur ces personnes. Dans les mots du Post :
La nouvelle loi définit un "oligarque" comme toute personne remplissant au moins trois des quatre critÚres suivants : influence sur la politique, possession de médias, monopoles économiques et actifs minimums de 100 millions de dollars.
Prenons la loi Zelensky comme un miroir. Nous y constatons que les oligarques exercent une influence trop visible et directe sur les politiciens ukrainiens et les titulaires de hautes fonctions, qu'ils font un usage politique - là encore, trop visible - d'empires médiatiques trop concentrés, et qu'ils écrasent leurs concurrents dans les secteurs qu'ils dominent. Nous pouvons laisser de cÎté le seuil monétaire, étant donné que la loi place la barre trÚs bas.
Pourquoi maintenant, aprÚs 31 ans en tant que nation indépendante et presque autant avec l'économie la plus oligarchique d'Europe, ces critÚres sont-ils importants ? Je ne trouve pas qu'il soit difficile de répondre à cette question. C'est parce que l'Ukraine qui est censée accéder aux rangs de l'Union européenne et de l'OTAN doit avoir bonne mine. Et elle ne le pourra pas tant que les oligarques poursuivront leurs intrusions grossiÚres dans la politique nationale, leur mépris des statuts juridiques et leurs incessants pots-de-vin, magouilles et autres faits de corruption.
Il est temps, en bref, que l'Ukraine fasse le mĂ©nage dans ses rangs. Il peut s'agir d'un geste, en effet, mais les oligarques doivent ĂȘtre renvoyĂ©s au maquillage, puis Ă la garde-robe, et ĂȘtre entiĂšrement refondus comme des dirigeants d'entreprise modernes. Ils doivent ĂȘtre dignes de faire l'objet d'un portrait sans complaisance dans Forbes ou BusinessWeek, pour dire les choses autrement. Ils doivent ressembler davantage Ă Jeff Bezos qu'aux escrocs et aux cupides sans vergogne qu'ils sont en rĂ©alitĂ©.
La guerre, la loi de désoligarchisation et le mécontentement de la population font fuir les oligarques, rapporte le Post, mais je n'ai pas pu trouver un seul oligarque en fuite dans cette histoire.
Ihor Kolomoisky ne vit plus en Ukraine et semble indifférent aux allégations portées contre lui dans les rapports que j'ai lus. Parmi les autres oligarques mentionnés, Serhiy Taruta a cofondé et dirige un groupe métallurgique basé sur des actifs publics privatisés, a occupé plusieurs fonctions politiques, siÚge à la Rada depuis 2014, et semble nourrir des ambitions présidentielles.
Pas vraiment un homme en fuite.
Taruta est trÚs ami avec le susmentionné Rinat Akhmetov, celui de l'escroquerie à l'aciérie qui a été déjouée, et ne tarit pas d'éloges à son sujet. "Il n'était pas membre d'un groupe criminel, mais il connaissait et était ami avec des gens qui l'étaient", explique Taruta au Post. Ce genre de choses compte dans l'Ukraine oligarchique.
Akhmetov est fils d'un mineur de charbon, il a fondé une usine de traitement du charbon peu de temps aprÚs l'indépendance de l'Ukraine et a fait fortune dans les métaux pendant les années Koutchma, malgré la faillite de Kryvorizhstal. à son apogée, avant la guerre actuelle, sa fortune s'élevait à 7,6 milliards de dollars, qui a pris un coup depuis le début des hostilités: il ne vaut plus que 4,3 milliards de dollars, le pauvre.
Akhmetov reçoit une attention démesurée de la part du Post dans son rapport sur l'état de l'oligarchie ukrainienne. L'article se lit en partie comme un profil personnel, en effet. Pourquoi donc ?
Akhmetov est précisément le type d'oligarque que le Post veut nous montrer, à mon avis. Dominant le secteur des métaux, politiquement puissant, élu à la Rada en 2006, ami des patrons du crime, il représente tout ce qui était mauvais dans les oligarques. Et maintenant, il a vu la lumiÚre. Il s'est retiré de la politique, du moins indirectement. Il a vu l'avenir de l'économie ukrainienne, qui brille de tous ses feux grùce à des dirigeants d'entreprise et des entrepreneurs trÚs performants.
"Je ne suis pas un oligarque", dit-il au Post. "Je suis le plus grand investisseur privé, employeur et contribuable d'Ukraine". Et plus tard : "La concurrence dans l'économie signifie l'économie de marché. La concurrence en politique signifie la démocratie."
Il y a aussi ceci de Rostyslav Shurma, l'un des principaux conseillers de Zelensky et - j'adore cette partie - anciennement cadre supĂ©rieur chez Metinvest, un producteur d'acier appartenant Ă Akhmetov : "Il est absolument essentiel que nous ayons des hommes d'affaires forts, nous avons des champions nationaux, des champions mondiaux. Mais ils ne doivent pas se mĂȘler de politique."
Effectivement ! Le reportage du Post nous incite Ă conclure.
Je lis tout cela dans le contexte des dĂ©libĂ©rations peu mĂ©diatisĂ©es de ceux qui, sur la scĂšne internationale, planifient la forme future de l'Ă©conomie politique ukrainienne. L'Ukraine Recovery Conference, qui se rĂ©unit chaque annĂ©e depuis cinq ans, figure en bonne place parmi les groupes concernĂ©s. La rĂ©union de l'Ă©tĂ© dernier, Ă Lugano, en Suisse, a rassemblĂ© cinq chefs d'Ătat, 40 ministres, 60 organisations internationales, et une importante dĂ©lĂ©gation ukrainienne.
Patricia Cohen, correspondante économique du New York Times, a écrit la semaine derniÚre un article louable - louable pour sa franchise - décrivant ce discours sous le titre "Away From the Spotlight, a Debate Rages Over a Postwar Ukraine Economy". Comme l'explique Cohen, deux choses se passent actuellement. à l'étranger, tout le monde parle de la façon de transformer l'Ukraine en un autre spécimen de sauvagerie néolibérale, avec toutes les inégalités, la dislocation sociale et les disparités, ainsi que la corporatisation débridée que ce modÚle entraßne. En Ukraine, le régime de Zelensky travaille d'arrache-pied pour jeter les bases de cette transformation répréhensible : il prive les travailleurs de leurs droits et de leurs protections, réduit la réglementation, ouvre les portes à l'exploitation des ressources étrangÚres, verrouille la presse, oblige les partis politiques à se conformer, ou à fermer boutique.
RĂ©flĂ©chissez Ă la liste susmentionnĂ©e de ce qui attend l'Ukraine si l'Occident remporte cette guerre: inĂ©galitĂ©s, corporatisation, absence de rĂ©glementation pour limiter les excĂšs, abus du travail. Cela vous rappelle-t-il quelque chose? L'AmĂ©rique qui a fait de Jeff Bezos un chef d'entreprise trĂšs prospĂšre, peut-ĂȘtre?
La tùche de l'Ukraine consiste simplement à accomplir cette tùche par le biais de la fiction selon laquelle, dans une économie politique néolibéralisée, il existe une prétendue distance entre le gouvernement et le secteur des entreprises. Il n'y en a pas en Amérique, et il n'y en aura pas en Ukraine.
Le coup de thĂ©Ăątre qui conclut ce lamentable article de propagande du Washington Post nous laisse prĂ©cisĂ©ment lĂ oĂč Jeff Bezos voudrait nous voir. Il cite un journaliste financier de Kiev nommĂ© Yurii Nikolov. "J'espĂšre que l'homme d'affaires Akhmetov restera parmi nous, dit-il au Post, et que l'oligarque Akhmetov ne renaĂźtra pas."
Question de nomenclature, what else ?
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son livre le plus récent est Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
https://scheerpost.com/2022/12/14/patrick-lawrence-in-ukraine-the-autumn-of-oligarchs/