đâđš Patrick Lawrence: "Non-alignement, le retour".
Le baratin US de ralliement belliciste fait un flop. Il est de bon ton d'ĂȘtre non-alignĂ© quand on se range du cĂŽtĂ© des USA. Sinon, vous ĂȘtes avec les "eux" selon notre formule "c'est eux, ou nous".
đâđš "Non-alignement, le retour".
Ce 21Ăšme siĂšcle prend forme.
Par Patrick Lawrennce, le 27 février 2023
26 FĂVRIER - Le conflit ukrainien, un catalyseur : je me demande combien de personnes attentives ont compris il y a un an que l'intervention de la Russie et le soutien extravagant de l'Occident au rĂ©gime de Kiev allaient provoquer des changements fondamentaux dans l'ordre mondial, Ă un point tel que le monde a considĂ©rablement Ă©voluĂ© et que le XXIe siĂšcle a pris un tout autre visage. Cela m'a Ă©chappĂ©, je l'avoue. Je n'avais pas vu, en fĂ©vrier dernier, que la communautĂ© des nations allait basculer si rapidement dans une nouvelle Ăšre, ni que les principes de cette nouvelle Ăšre seraient si clairement dĂ©finis.
Je n'avais certainement pas prĂ©vu que le bon vieux Mouvement des non-alignĂ©s, tant regrettĂ©, rĂ©apparaĂźtrait aprĂšs les nombreuses annĂ©es passĂ©es Ă se morfondre dans le dĂ©sert de la gĂ©opolitique de l'aprĂšs-guerre froide. Pas dans une dĂ©claration telle que celle que le Mouvement des pays non alignĂ©s a d'abord prononcĂ©e Ă Bandung, la station d'altitude indonĂ©sienne oĂč Sukarno a accueilli ses membres en 1955, ou Ă Belgrade sous Tito six ans plus tard, lorsqu'il s'est formalisĂ© en tant qu'organisation. Mais dans l'esprit, dans la philosophie, les nations non occidentales se lĂšvent maintenant pour revendiquer leur souverainetĂ©.
Nous pouvons mesurer les consĂ©quences plus larges du conflit ukrainien de bien des maniĂšres. Il y a l'Ă©tonnant renoncement de l'Europe Ă ses intĂ©rĂȘts au profit d'une administration vorace et coercitive qui guide l'AmĂ©rique dans sa phase impĂ©riale crĂ©pusculaire. Dans le mĂȘme ordre d'idĂ©es, citons les regrettables serments d'allĂ©geance prononcĂ©s par la Finlande, la SuĂšde et l'Allemagne - trois nations dont le rĂŽle honorable, aujourd'hui rĂ©volu, Ă©tait de faire fonction de passerelles entre l'Ouest et l'Est.
Ce sont des réalignements, chacun en réponse à la décision du régime Biden de faire de l'Ukraine le catalyseur de ses efforts de préservation d'une hégémonie en déclin.
Ce nouvel asservissement radical à Washington est lourd de conséquences en soi. Née de l'insécurité et d'un profond manque de vision et d'imagination, elle constitue une trÚs mauvaise décision de la part des "alliés et partenaires" de l'Amérique, et les pénalisera considérablement au fur et à mesure que notre nouveau siÚcle avance. N'entendent-ils pas tourner les rouages de l'histoire ?
Mais ce que les nations non occidentales se sont dĂ©couvertes comme cause commune l'annĂ©e derniĂšre est bien plus important. Pour elles, l'Ukraine s'est rĂ©vĂ©lĂ©e ĂȘtre un catalyseur, selon les critĂšres du laboratoire de chimie : disons qu'ils auraient clarifiĂ© la situation. Les Russes, les Chinois, les Indiens, les Iraniens, les Turcs, les Mexicains, les Argentins, et beaucoup d'autres : ils pensent autrement, plus clairement maintenant.
C'est aussi un réalignement.
Nous pouvons considĂ©rer ce rĂ©alignement comme une rĂ©apparition, pour la premiĂšre fois depuis plusieurs dĂ©cennies, en tant que non-alignement. Pour mettre les points sur les "i" et les barres sur les "t" ici, ce que je pratique de prĂ©fĂ©rence, le MNA [Mouvement des non-alignĂ©s (MNA), un forum de 120 pays qui ne sont pas officiellement alignĂ©s avec ou contre un bloc de puissance majeur. AprĂšs les Nations unies, il s'agit du plus grand groupement d'Ătats au monde] survit, avec 120 membres et un siĂšge Ă l'ONU Ă New York. Mais sa prĂ©sence, malgrĂ© ses idĂ©aux fondamentaux, a Ă©tĂ© fortement rĂ©duite depuis que la fin de la guerre froide a permis au monde de dĂ©passer le binĂŽme Est-Ouest des 4 dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes.
Je ne parle pas lĂ de SecrĂ©tariat, de bureaucratie ou de quoi que ce soit d'autre. Je veux dire que les principes dĂ©fendus par le Mouvement des pays non alignĂ©s ont retrouvĂ© leur importance. Sommes-nous surpris que ces principes ressurgissent alors que les Ătats-Unis cherchent une fois de plus Ă diviser la planĂšte ? Pas moi. C'est au contraire une grande satisfaction.
J'ai déjà mentionné ces principes dans cette rubrique. Ils sont basés sur les cinq principes de coexistence pacifique que Zhou En-lai a rédigés au début des années 1950, et qu'il a ensuite présentés à Bandung. Il s'agit, en termes simples, du respect mutuel de la souveraineté et de l'intégrité territoriale, de la non-agression, de la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres, de l'égalité entre les nations et de la coexistence pacifique.
De nombreuses nations non occidentales ont fait savoir de plus en plus clairement au cours des derniÚres années qu'elles adhéraient à ces principes, qui constituent le fondement de l'ordre mondial du XXIe siÚcle. Je mentionnerai une fois encore la déclaration conjointe sino-russe sur les relations internationales à l'aube d'une nouvelle Úre, publiée - il est important de noter le moment choisi - la veille de l'intervention de la Russie en Ukraine. Si vous voulez une déclaration du type Bandung ou Belgrade, celle-ci s'en approche. Les principes du Mouvement des pays non alignés sont omniprésents.
Avez-vous suivi la session du Groupe des 20 Ă Bangalore la semaine derniĂšre ? C'est un autre cas d'espĂšce. Les mĂ©dias occidentaux ne sâen sont pas fait lâĂ©cho en raison de la confrontation dĂ©sordonnĂ©e entre les membres occidentaux et non occidentaux, et les premiers ont donnĂ© l'impression d'ĂȘtre complĂštement Ă la traĂźne, Ă©garĂ©s par l'idĂ©e qu'ils se font de leur importance dans l'ordre mondial et qui n'a plus grand-chose Ă voir avec la rĂ©alitĂ©.
Le G20 s'est rĂ©uni pour la premiĂšre fois Ă la fin du siĂšcle dernier et Ă l'aube de celui-ci. Il a Ă©tĂ© conçu comme une Ă©tape supplĂ©mentaire par rapport au Groupe des 7, rĂ©unissant les ministres des finances et les gouverneurs des banques centrales de 20 pays occidentaux et non occidentaux afin de reflĂ©ter l'importance croissante des puissances Ă©conomiques intermĂ©diaires telles que la Chine, l'Inde, le BrĂ©sil, l'Argentine, le Mexique et l'Afrique du Sud. Chaque session a pour thĂšme les intĂ©rĂȘts communs : stabilitĂ© financiĂšre, commerce international, climat, aide aux nations les plus pauvres, etc.
Laissons faire les Américains. Pilotés par Janet Yellen, la secrétaire au Trésor, les responsables occidentaux ont cru opportun de mettre les autres membres du G20 au diapason contre la Russie et son intervention en Ukraine. Ils ont donc passé leur temps à cajoler les autres membres présents - à peu prÚs tout le reste du G20 non membre du Groupe des 7 - pour qu'ils signent un communiqué dénonçant Moscou, et déclarent leur soutien unifié à Kiev.
Le contingent occidental a fait chou blanc. Les membres non occidentaux se sont vigoureusement opposĂ©s Ă cette tentative de leur extorquer l'aval de la campagne menĂ©e par les Ătats-Unis pour isoler la Russie, et s'aligner sur le soutien apportĂ© Ă l'Ukraine. Il n'y a pas eu de communiquĂ© - seulement un "Document de synthĂšse et de rĂ©sultats" qui reconnaĂźt en quelques mots que la session a Ă©tĂ© un Ă©chec.
Quoi que vous ayez pu penser de Mme Yellen lorsqu'elle passait son temps Ă s'occuper des taux d'intĂ©rĂȘt en tant que prĂ©sidente de la RĂ©serve fĂ©dĂ©rale, dans les affaires d'Ătat, c'est une incompĂ©tente, incapable de dĂ©chiffrer les courants de la politique mondiale. Avez-vous entendu parler de son plafonnement des prix du pĂ©trole, censĂ© rallier le monde Ă sa cause alors que les Ătats-Unis cherchaient Ă imposer un plafond Ă ce que la Russie pouvait facturer pour un baril de brut ? Je ne pense pas.
Ă Bangalore, elle avait l'air de croire que le baratin que les Ătats-Unis ont l'habitude de servir pour masquer leurs intentions aurait la cote. "L'Ukraine se bat non seulement pour son pays, mais aussi pour prĂ©server la dĂ©mocratie et la paix en Europe", a-t-elle affirmĂ©. Ă propos de l'intervention de la Russie, elle a dĂ©clarĂ© : "C'est une attaque contre la dĂ©mocratie et l'intĂ©gritĂ© territoriale qui devrait tous nous prĂ©occuper."
Si creux, et si éculé. Quel manque de sérieux.
La rhĂ©torique de Mme Yellen n'a pas fait le poids, ni quoi que ce soit d'autre. Les nations non-occidentales prĂ©sentes avaient exprimĂ© trĂšs clairement leur position bien avant Bangalore. Il faut en souligner la teneur. Non, nous n'approuvons pas la guerre en Ukraine. Non, nous ne condamnerons pas l'intervention russe. Oui, nous avons bien compris que l'Occident est aussi responsable du dĂ©clenchement de ce conflit. Oui, les puissances occidentales auraient pu et dĂ» l'empĂȘcher via la diplomatie avant mĂȘme qu'il ne se dĂ©clare. Oui, nous voulons que le problĂšme soit rĂ©glĂ©, maintenant, par la nĂ©gociation.
C'est l'essence mĂȘme des principes du Mouvement des pays non alignĂ©s, mis en pratique.
Les forums de discussion tels que le G-20 sont d'un intĂ©rĂȘt limitĂ©, j'en suis conscient, mais ce qui s'est passĂ© dans la belle ville bien entretenue de Bangalore peut nous apprendre une chose essentielle. Trois choses, en fait.
PremiĂšrement, nous y trouvons l'incapacitĂ© absolue de Washington Ă voir le monde autrement qu'en termes manichĂ©ens. Beaucoup de dĂ©mocrates ont pensĂ© que la routine de Bush II "Vous ĂȘtes avec nous, ou avec les terroristes" aprĂšs les attaques du 11 septembre Ă©tait une formulation grossiĂšre. C'est absurde. C'est prĂ©cisĂ©ment la position de Mme Yellen dans le contexte ukrainien, qui a Ă©tĂ© approuvĂ©e par l'ensemble des dĂ©mocrates. C'est ainsi que ceux qui prĂ©tendent diriger l'AmĂ©rique insistent pour ordonner le monde, et dire que cette approche ne mĂšnera cette nation nulle part au XXIe siĂšcle est un euphĂ©misme.
DeuxiÚmement, Bangalore est un indicateur de la détermination avec laquelle les nations non occidentales résistent aux efforts de Washington pour entretenir la deuxiÚme guerre froide. Sur ce point, plus il y aura de conflits et de confrontations, plus la situation évoluera entre l'Occident et les pays non-occidentaux, à mon avis.
TroisiĂšmement, les Ătats-Unis et le reste de l'Occident ne voient pas d'un bon Ćil la rĂ©apparition informelle du Mouvement des pays non occidentaux, qui fait avancer ses principes. Rappelez-vous, pendant la premiĂšre guerre froide, ceux qui se dĂ©claraient non alignĂ©s entre les blocs occidental et oriental Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des crypto-communistes, des dupes de Moscou, ou des paumĂ©s irresponsables.
Vous avez peut-ĂȘtre pris note des informations selon lesquelles l'Afrique du Sud et la Russie - je pense que la Chine est aussi dans le coup - ont entamĂ© des exercices navals conjoints au large des cĂŽtes sud-africaines au dĂ©but du mois. Cela reflĂšte l'intensification des relations entre Moscou et Pretoria, et ce n'est pas une surprise : les SoviĂ©tiques ont soutenu l'African National Congress, le parti aujourd'hui au pouvoir, dans sa lutte contre l'apartheid, l'Occident s'Ă©tant rangĂ© dans le camp adverse. Sergei Lavrov, le ministre russe des affaires Ă©trangĂšres, Ă©tait en Afrique du Sud un mois plus tĂŽt pour rencontrer son homologue, Naledi Pandor.
D'aprÚs ce que j'ai compris, "non aligné" signifie "pas-aligné", pas ce cÎté ci, ni celui là . Pas pour les Américains. Washington et les capitales européennes s'affolent des exercices navals et, somme toute, du renforcement des liens entre l'Afrique du Sud et la Fédération de Russie. Pretoria "s'éloigne de plus en plus d'une position de non-alignement", a déclaré un porte-parole de l'UE au New York Times.
On parlait novlangue durant la premiĂšre guerre froide, et on parle toujours novlangue cette fois-ci. Vous pouvez vous dire non alignĂ©s tant que vous vous alignez sur l'Occident. Sinon, vous ĂȘtes avec les "eux" selon notre formule "c'est eux, ou nous".
La situation Ă Bangalore va se renouveler trĂšs souvent dans les annĂ©es Ă venir. Ces Ă©pisodes doivent ĂȘtre observĂ©s et compris pour ce qu'ils sont et ne sont pas. Ils reflĂ©teront l'un des conflits les plus essentiels de notre Ă©poque. Le premier Mouvement des pays non alignĂ©s n'a pas rĂ©ussi Ă faire obstacle Ă la rĂ©organisation du monde par Washington en blocs hostiles. Les nations non occidentales, plus fortes aujourd'hui alors mĂȘme que les Ătats-Unis et l'Occident se fragilisent, auront cette fois de bien meilleures perspectives de rĂ©ussite.