đâđš Patrick Lawrence: Pourquoi les nations gomment-elles leur histoire ?
L'oubli cultivé à notre époque est insidieux, créant une nouvelle conscience, via un rétrécissement radical de la pensée & de nos esprits au nom d'une hégémonie néolibérale de l'enfermement morcelé.
đâđš Patrick Lawrence: Pourquoi les nations gomment-elles leur histoire ?
đ° Par Patrick Lawrence đŠ@thefloutist, le 25 novembre 2022
Un récent rapport de l'agence de presse allemande DPA m'a fait réfléchir à divers petits thÚmes sans importance, comme la guerre, le nationalisme, l'identité, l'histoire, la mémoire. Il semble que les personnes qui administrent les sépultures allemandes des soldats tombés au combat contre l'armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale proposent d'établir des distinctions parmi les morts de l'Armée rouge enterrés dans les cimetiÚres allemands. Ils ne seront plus simplement désignés comme "soviétiques" ou "russes", comme c'était le cas jusqu'à présent. Si un soldat de l'Armée rouge venait d'Ukraine - qui était une république soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale et pendant les 46 années qui ont suivi - il sera désormais inscrit dans le registre comme "Ukrainien".
"Nous commençons Ă faire des distinctions", a dĂ©clarĂ© Christian LĂŒbcke, qui dirige la section de Hambourg de la Commission allemande des sĂ©pultures militaires, dans une interview publiĂ©e par la DPA le 14 novembre.
Essayons de comprendre. Les soldats de l'Armée rouge qui ont combattu le TroisiÚme Reich en tant que citoyens soviétiques vont se voir attribuer rétroactivement une nationalité imaginaire s'ils venaient de la République socialiste soviétique d'Ukraine ? Comment est-ce possible ?
Ă part l'agence de presse allemande et RT, l'Ă©quivalent russe de la BBC, personne ne semble avoir couvert cette histoire. Peut-ĂȘtre que la plupart des mĂ©dias l'ont jugĂ©e sans grande importance. Ou peut-ĂȘtre qu'une telle Ă©volution, consistant Ă faire une distinction entre les ossements de soldats et de prisonniers de guerre morts il y a 75 ans sur la base d'une distinction qui n'existait pas avant 1991, a semblĂ© Ă la plupart des rĂ©dactions trop grotesque, trop embarrassante, pour faire l'objet d'un article.
Pour s'expliquer, LĂŒbcke a citĂ© la guerre en Ukraine et un groupe de la sociĂ©tĂ© civile russe, le "RĂ©giment immortel", qui rend hommage aux soldats de l'ArmĂ©e rouge morts pendant la Grande Guerre patriotique, comme les Russes nomment la Seconde Guerre mondiale. Les sacrifices consentis par l'Union soviĂ©tique pour vaincre le rĂ©gime nazi - plus de 20 millions de soldats ont perdu la vie - sont, bien sĂ»r, un sujet important pour les Russes Ă chaque cĂ©lĂ©bration du jour de la Victoire, le 9 mai. Mais LĂŒbcke objecte que le RĂ©giment immortel, quand il honore les tombes soviĂ©tiques dans l'un des cimetiĂšres de Hambourg, fait preuve de "sous-entendus nationalistes et en partie rĂ©visionnistes" - une idĂ©e Ă©trange, comme nous allons le voir.
Les chiffres concernĂ©s nâont pas grande importance. Les soldats de l'ArmĂ©e rouge morts au combat ou dans les camps de prisonniers de guerre nazis reprĂ©sentent environ 1 400 des 62 000 victimes de la guerre dans les diffĂ©rents cimetiĂšres de Hambourg. Leurs tombes portaient toutes la mention "soviĂ©tique" ou "russe" lorsqu'ils ont Ă©tĂ© enterrĂ©s - Ă juste titre, puisque c'est ce qu'ils Ă©taient. D'aprĂšs le reportage en allemand, je ne peux pas vraiment deviner ce que LĂŒbcke a maintenant en tĂȘte - s'il propose de retoucher les registres des cimetiĂšres, ou de les dĂ©naturer et de buriner de nouvelles pierres tombales. Mais il est clair qu'il a l'intention d'imposer un passĂ© falsifiĂ© aux SoviĂ©tiques tombĂ©s au combat en provenance de la rĂ©publique ukrainienne. Il veut aussi faire avancer son idĂ©e Ă l'Ă©chelle nationale.
Grotesque, oui, et embarrassant, Ă©galement. Mais c'est pourquoi il est aussi primordial de se demander ce qui pousse une organisation dĂ©diĂ©e Ă honorer les morts de la guerre Ă penser qu'il est appropriĂ© d'imposer une distinction anhistorique entre certaines vies sacrifiĂ©es, et d'autres qui ont combattu cĂŽte Ă cĂŽte dans la mĂȘme armĂ©e pour vaincre leur ennemi commun. Quels sentiments, quelles forces politiques, quel projet de propagande, animent cette proposition Ă©tonnamment irrespectueuse ? Quelle peut bien ĂȘtre la motivation idĂ©ologique qui pousse Christian LĂŒbcke Ă faire l'apologie de soldats morts qui, s'ils Ă©taient vivants, n'auraient aucune idĂ©e de ce qu'il cherche Ă faire valoir ?
Je me souviens mâĂȘtre posĂ© des questions similaires en juin 2015, lorsque John Kerry et d'autres dirigeants alliĂ©s ont rejoint les vĂ©tĂ©rans de leurs armĂ©es sur les plages de Normandie pour marquer le 70e anniversaire du jour J et de la dĂ©faite nazie imminente. Le secrĂ©taire d'Ătat d'Obama n'a pas hĂ©sitĂ© Ă faire de grands discours sur les hĂ©ros de guerre tout en excluant clairement les Russes des cĂ©rĂ©monies. Kerry et consorts avaient dĂ©jĂ refusĂ© d'assister aux Ă©vĂ©nements du 9 mai Ă Moscou commĂ©morant ce mĂȘme anniversaire. Compte tenu du rĂŽle essentiel de l'ArmĂ©e rouge et des sacrifices exceptionnels consentis pour la cause des AlliĂ©s, cette attitude me semblait particuliĂšrement honteuse.
Tout cela s'est passĂ© un an aprĂšs le coup d'Ătat en Ukraine orchestrĂ© par les Ătats-Unis, il faut le noter - un an aprĂšs le dĂ©but de la stratĂ©gie de Washington consistant Ă se servir du rĂ©gime implantĂ© Ă Kiev comme premiĂšre ligne de sa campagne de menaces contre la FĂ©dĂ©ration de Russie jusqu'Ă sa frontiĂšre occidentale.
à cette époque, j'avais déjà entendu à plusieurs reprises la vieille blague soviétique, à l'instar de certains lecteurs. L'avenir est tracé, disaient les citoyens soviétiques. Seul le passé demeure incertain. C'était une référence à toutes les retouches de photographies, à la réécriture de textes et à la corruption d'archives pratiquées pendant les années staliniennes.
En prenant date de l'exclusion des vétérans et des officiels russes des cérémonies de Normandie, nous avons observé ces sept derniÚres années à quel point l'Occident devenait de plus en plus soviétique dans son irrespect et ses abus vis-à -vis du passé. Depuis l'intervention russe en Ukraine en février dernier, ce type de comportement inexcusable est endémique, d'autant que les dirigeants et les institutions occidentaux s'y livrent sans scrupule, sans états d'ùme et assurément sans la moindre réticence. C'est comme si l'histoire de l'humanité et la discipline de l'historien ne méritaient pas le respect de tous, et qu'elles pouvaient donc servir d'instrument pour calomnier les autres, ou les faire disparaßtre du paysage.
L'été dernier, la Lettonie a démoli à Riga, la capitale, le plus grand monument de l'Úre soviétique commémorant la victoire sur le nazisme, sous les yeux de la minorité russophone. L'Estonie n'a pas tardé à lui emboßter le pas, une démarche qui, dans son cas, concerne des centaines de statues et autres types de monuments commémoratifs. Kaja Kallas, le premier ministre estonien, l'a expliqué ainsi : "Il est clair que l'agression russe en Ukraine a rouvert des plaies dans notre société que ces monuments communistes nous remémorent, et c'est pourquoi leur élimination de l'espace public est nécessaire si nous voulons prévenir des tensions supplémentaires."
Je n'ai aucune idĂ©e de ce que Kallas a voulu dire par ces remarques. Elles semblent simplement reflĂ©ter une pensĂ©e confuse, voire aucune. Pas de pensĂ©e claire, pas de langage clair, comme je le dis souvent. Voici donc Christian LĂŒbcke expliquant que son dĂ©sir manifestement nationaliste et historiquement rĂ©visionniste de vandaliser l'histoire en falsifiant des archives et - lĂ encore, c'est un mystĂšre - en ciselant de nouvelles pierres tombales, sera fait au nom de l'opposition au nationalisme et au rĂ©visionnisme historique. Kaja Kallas inflige des blessures au corps politique letton au nom de la nĂ©cessitĂ© de les panser.
Pour dire les choses telles qu'elles sont, il faut aller au-delĂ des explications de Christian LĂŒbcke, de Kaja Kallas et autres hauts fonctionnaires qui supervisent ces projets, pour comprendre oĂč ils veulent en venir. Et j'en arrive donc Ă ces pensĂ©es parasites Ă©voquĂ©es prĂ©cĂ©demment, qui ont trait au nationalisme, Ă l'identitĂ©, Ă l'histoire et Ă la mĂ©moire.
Ernest Renan, historien français, bibliste, philosophe, philologue, critique, etc. - quelqu'un qui a fait quantité de choses différentes avant que notre civilisation n'enferme la connaissance dans des silos - a prononcé à la Sorbonne en 1882 une conférence portée à notre connaissance et encore citée de temps à autre. Il l'a intitulée Qu'est-ce qu'une nation ? Parmi ses passages remarquables, on trouve celui-ci :
âLâoubli et je dirai mĂȘme lâerreur historique sont un facteur essentiel de la crĂ©ation dâune nation. L'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et que tous aient oubliĂ© bien des choses."
Renan avait des raisons particuliÚres de promouvoir ces pensées étonnamment franches. Dans les années 1880, la France s'active à devenir une nation moderne. Ses identités régionales et ses dialectes - britannique et breton, alsacien et alcacien, occitan et languedocien, et ainsi de suite - étaient des obstacles pré-modernes au processus. Il fallait les soumettre et, avec le temps, les éliminer du discours national, comme s'il s'agissait de statues indésirables.
J'ai toujours trouvĂ© les rĂ©flexions de Renan sur la nationalitĂ© Ă la fois dĂ©plaisantes et diaboliquement vraies. Elles nous mĂšnent au point central de tous les effacements et dĂ©figurations officiels que je viens dâĂ©voquer, et de tous ceux que je n'ai pas mentionnĂ©s. En effet, les histoires sont trĂšs souvent annihilĂ©es par la crĂ©ation de nations et d'identitĂ©s.
Quel était l'objectif de tous les anciens aérographes et gommages de l'Union soviétique, en particulier, mais pas seulement, je crois, pendant les années staliniennes ? Il s'agissait de construire une histoire nationale aux lignes épurées et aisément déchiffrables, portant sur une version imaginaire de l'harmonie socialiste à laquelle les citoyens soviétiques pouvaient s'identifier.
Que cherchaient Ă accomplir Kerry et les autres dirigeants occidentaux prĂ©sents en Normandie il y a sept ans - français, britanniques, allemands, polonais, etc. Ils se proposaient de donner Ă leurs peuples une version de la Seconde Guerre mondiale convaincante, inspirant la fiertĂ© nationale et - surtout - amputĂ©e de leur vĂ©ritable passĂ©, celui oĂč la Russie et les Russes Ă©taient bien prĂ©sents.
Tel est le projet commun de l'Occident aujourd'hui, un projet qui repose fùcheusement sur l'oubli. Je trouve un certain réconfort dans la voix de Katharina Fegebank, maire adjointe de Hambourg, qui s'est exprimée à l'occasion du Volkstrauertag, le jour de deuil national en Allemagne, qui tombait cette année le 13 novembre :
"Il nous incombe aujourd'hui, et à chaque jour qui passe, de penser à ces victimes et aux millions de citoyens tombés au champ d'honneur de la guerre et de la violence. Nous sommes ici réunis pour défendre la paix et la liberté, contre le racisme, l'antisémitisme et l'exclusion."
Les Katharina Fegebanks de notre époque sauront-elles résister à l'oubli qui nous est imposé, à nous Occidentaux ? C'est la question à laquelle nous devons répondre, mais je n'y répondrai pas dans l'immédiat.
A l'Ă©poque d'Ernest Renan, un Breton ou un Languedocien n'Ă©tait plus censĂ© ĂȘtre un Breton ou un Occitan mais un Français ou une Française. Ce projet, imposĂ© Ă certains Ă©gards, fut bien long et connut parfois des rĂ©sistances amĂšres et acharnĂ©es. En 1975, un Ă©crivain et acteur nommĂ© Pierre-Jacques HĂ©lias a publiĂ© un trĂšs beau mĂ©moire sur l'identitĂ© bretonne, "Le cheval d'orgueil". Ce livre est empreint de sentiments chaleureux Ă l'Ă©gard d'un monde qui a Ă©tĂ©, mais qui n'est plus. HĂ©lias Ă©crivait comme un Français, en français: c'Ă©tait en quelque sorte la codification implicite de son histoire, si j'ai bien lu le livre.
L'oubli de notre Ă©poque est de facture diffĂ©rente, me semble-t-il. Il est beaucoup plus insidieux. L'objectif est de crĂ©er une nouvelle conscience, comme Ă l'Ă©poque de Renan, mais dans notre cas, au XXIe siĂšcle, cela doit passer par un rĂ©trĂ©cissement radical de nos esprits, un appauvrissement extrĂȘme de la pensĂ©e au nom d'une hĂ©gĂ©monie nĂ©olibĂ©rale, c'est-Ă -dire un dĂ©pouillement extrĂȘme des possibilitĂ©s, un enfermement radial entre les murs d'un autre ordre mondial morcelĂ©, oĂč aucun des deux camps ne peut voir au-delĂ des murs de l'autre. Dans ce monde, si nous l'acceptons collectivement sans rĂ©sistance, l'avenir sera tracĂ©, et le passĂ© perpĂ©tuellement incertain.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier livre est Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
https://scheerpost.com/2022/11/25/patrick-lawrence-why-do-nations-erase-the-past/