đâđš Patrick Lawrence: Pourquoi les Russes battent-ils en retraite en Ukraine ?
Depuis que la MaisonBlanche a encouragĂ© le coup d'Ătat de 2014 Ă l'origine de cette pagaille, Washington ne s'est jamais expliquĂ©, pas plus hier qu'aujourd'hui sur sa politique Ă l'Ă©gard de l'Ukraine.
đâđš Pourquoi les Russes battent-ils en retraite en Ukraine ?
đ° Par Patrick Lawrence đŠ@thefloutist / Original sur ScheerPost, le 12 novembre 2022.
La guerre la plus opaque de ma vie et probablement de la vĂŽtre, celle que nous pouvons Ă peine comprendre parce que les reportages sont si peu fiables, vient de prendre une tournure inattendue. Il doit bien y avoir quelqu'un quelque part qui a anticipĂ© le retrait des forces russes de Kherson, la ville ukrainienne clĂ© situĂ©e Ă l'extrĂ©mitĂ© sud du fleuve Dniepr, mais cette personne, je ne l'ai pas rencontrĂ©e. La manĆuvre de la Russie a en tout cas Ă©tĂ© une surprise absolue pour moi.
Comment devons-nous comprendre cette Ă©volution? Que va-t-il se passer maintenant? Alors que nous tentons dây rĂ©pondre, il importe de ne ni sous-estimer, ni surestimer l'importance du retrait de la Russie de la seule capitale provinciale qu'elle dĂ©tenait depuis le dĂ©but de son intervention en fĂ©vrier dernier.
Le New York Times a publiĂ© un article sur cette Ă©volution jeudi dernier. Il vaut la peine d'ĂȘtre lu pour quelques dĂ©tails rapportĂ©s par le journaliste. Il comporte Ă©galement une carte de la rĂ©gion de Kherson et une photographie utile du fleuve Dniepr montrant la ville de Kherson sur la rive Ouest et la rive Est opposĂ©e, sur laquelle les troupes russes se sont repliĂ©es.
D'emblĂ©e, il serait imprudent de conclure que le repli de la Russie Ă lâEst du Dniepr reprĂ©sente un tournant dramatique dans le cours du conflit ukrainien. Nous avons dĂ©jĂ entendu ce genre de choses l'Ă©tĂ© dernier, lorsque les forces armĂ©es ukrainiennes ont rĂ©alisĂ© des avancĂ©es territoriales rapides dans le nord-est de l'Ukraine. Les forces armĂ©es ukrainiennes ont battu les Russes, avons-nous pu lire. La victoire est soudainement Ă portĂ©e de main du rĂ©gime de Kiev. Ce n'est que progressivement que l'on s'est rendu compte que les forces russes avaient abandonnĂ© le nord-est, et que l'AFU s'Ă©tait battue contre un ennemi qui n'Ă©tait plus lĂ .
Personne ne semble vouloir appliquer cette théorie à l'affaire de Kherson, ce qui est plutÎt sage. Il n'y a pas eu de "bataille de Kherson", pas de Stalingrad revisité, comme l'ont dit les propagandistes ukrainiens ces derniÚres semaines. Vendredi matin, il n'y avait plus de troupes russes à Kherson, selon le ministÚre russe de la défense, et aucune dans la région environnante sur la rive ouest du fleuve.
Je ne vois pas de singes mangeurs de caviar en veine de capitulation ici. Cela ressemble à une retraite tactique ordonnée par des gens étudiant les cartes, pas les gros titres des journaux. D'aprÚs ce que nous savons, elle aura probablement peu d'impact sur le cours à long terme de la guerre. à mon avis, les chances ne sont pas plus en faveur de Kiev maintenant qu'elles ne l'étaient il y a une semaine.
Il n'y a pas de doute: le retrait de Kherson est une affaire bien plus importante pour la Russie que les événements de l'été dernier au nord. Les forces russes ont pris Kherson au début de la guerre, parce que cette ville était essentielle pour pouvoir progresser ailleurs, notamment vers Odessa, port historique et stratégique de la mer Noire. Kherson est un grand centre de construction navale, fondé dans les années 1770 par Grigory Potemkin, l'amant de Catherine la Grande et bùtisseur d'empire. Donc, une valeur pratique, et une importance à la fois culturelle et historique.
J'ai été immédiatement interpellé par la façon dont Moscou a annoncé sa décision de retirer les troupes de Kherson. C'était mercredi dernier, lorsque Sergei Shoigu, le ministre russe de la défense, s'est entretenu avec les principaux officiers de l'armée russe. Parmi eux se trouvait Sergei Surovikin, le général nommé commandant général de l'opération en Ukraine il y a quelques semaines à peine.
Et voilĂ ce qui est Ă©trange. La rĂ©union de Shoigu avec ses officiers supĂ©rieurs en uniforme a Ă©tĂ© diffusĂ©e en direct sur la tĂ©lĂ©vision d'Ătat russe. Ni le prĂ©sident Vladimir Poutine ni aucun autre responsable civil n'Ă©taient prĂ©sents. Une photo publiĂ©e par le ministĂšre de la DĂ©fense montre Shoigu Ă©coutant attentivement Surovikin, penchĂ© sur une carte, crayon Ă la main, qui semble expliquer Ă son patron les rĂ©alitĂ©s du terrain. Cette photo figure Ă©galement dans l'article du Times. Shoigu et Surovikin sont tous deux en tenue vert kaki.
La dĂ©cision de se retirer a Ă©tĂ© difficile, a dĂ©clarĂ© M. Surovikin, mais elle a permis de prĂ©server la vie des militaires et la prĂ©paration au combat des effectifs: "Dans les conditions actuelles, la ville de Kherson et les localitĂ©s voisines ne peuvent ĂȘtre pleinement approvisionnĂ©es et fonctionnelles." Shoigu a alors donnĂ© son ordre de retrait.
Que signifie cette façon étrange et manifestement rituelle d'annoncer un changement de politique militaire ?
Neil Macfarquhar, un journaliste du Times qui a sĂ©journĂ© Ă Moscou il y a quelques annĂ©es, a Ă©crit un article vendredi intitulĂ© "Quand il s'agit d'annoncer de mauvaises nouvelles, Poutine est introuvable". Poutine, le politicard rusĂ© en difficultĂ©, tel Ă©tait le sujet de son article. Mais pendant son sĂ©jour en poste Ă Moscou, MacFarquhar s'est avĂ©rĂ© ĂȘtre le genre de correspondant capable de trouver de la morositĂ© dans une cĂ©rĂ©monie de premiĂšre communion. Un jour, il a couvert une confĂ©rence de presse de Poutine en notant que le prĂ©sident russe portait une montre coĂ»teuse. Une montre coĂ»teuse est toujours un signe de malveillance.
Si l'on met de cÎté ce genre de balivernes d'amateurs, il me semble que le message envoyé par Shoigu et Surovikin est assez clair : il s'agissait d'une décision strictement militaire prise sur la base des circonstances sur le terrain, sans tenir compte - je déteste cette expression, mais c'est comme ça - de l'aspect visuel.
Quant à Poutine, il semble qu'il ait été critiqué par les franges bellicistes du firmament politique moscovite. Le Kremlin ne s'en réjouira pas, mais nous devons garder à l'esprit ce qui suit: Vlad l'Horrible est en fait un occidental libéral dans le contexte russe, ou l'était jusqu'à ce que Washington lui balance une tarte à la crÚme au visage, et depuis des années, il se défend de son flanc droit nationaliste.
Les conditions sur le terrain, comme nous le savons tous, sont difficiles Ă discerner. Mais Surovikin semble en avoir trois Ă l'esprit.
PremiĂšrement, alors que les forces ukrainiennes ne progressaient pas de maniĂšre significative vers la ville, elles sâĂ©taient mises Ă la bombarder de plus en plus intensĂ©ment, comme elles en avaient l'habitude pendant la campagne d'artillerie de 8 ans menĂ©e contre les zones civiles de la rĂ©gion du Donbas - une campagne que nous sommes censĂ©s oublier.
DeuxiÚmement, les Russes sont de plus en plus inquiets depuis quelques temps, car il semblerait que les forces ukrainiennes aient envisagé de bombarder le barrage de Dneprostroi, un énorme complexe hydroélectrique de construction soviétique situé en amont de Kherson. Une telle action inonderait la ville, et ferait des milliers de victimes civiles.
Enfin, Surovikin, un militaire sans Ă©tat d'Ăąme qui a la rĂ©putation de prendre des dĂ©cisions mĂ»rement rĂ©flĂ©chies mais sĂ»res, s'inquiĂšte de l'isolement potentiel des troupes russes sur la rive ouest du Dniepr. C'est ce qu'il a indiquĂ© lorsqu'il a parlĂ© des lignes d'approvisionnement Ă la tĂ©lĂ©vision russe. Certains rapports mĂ©diatiques suggĂšrent que Surovikin a jugĂ© que l'extension des troupes russes de lâautre cĂŽtĂ© du Dniepr Ă©tait une erreur dĂšs le dĂ©part.
Rétrospectivement, alors qu'il est souvent possible d'obtenir des informations qu'on n'aurait pas dû manquer, il y avait des signes des intentions de la Russie dÚs que Kourovikine a reçu son commandement. Il a immédiatement averti que des "décisions difficiles" pourraient voir le jour, sans toutefois faire référence à Kherson, que de nombreux observateurs, dont votre chroniqueur, considéraient comme une base russe avancée non négociable. On comprend maintenant ce qu'il voulait dire.
D'autres phénomÚnes ont commencé à se produire peu aprÚs la prise de commandement de Surovikin en Ukraine. Une grande partie de la population civile de Kherson - apparemment pas la ville entiÚre - a été évacuée. Puis les soldats russes ont commencé à sortir de la ville statues et autres objets culturels liés à la Russie, y compris la tombe de Potemkin. Selon les médias occidentaux, il s'agissait d'un pillage et d'un saccage de tombes. Lorsque l'on considÚre ce que les Ukrainiens et autres Européens de l'Est font de nos jours aux monuments honorant les sacrifices de l'Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale, il s'agit simplement de prudence et de respect de l'histoire.
Autant de signes de ce qui allait arriver. Maintenant, les signes de ce qui est Ă venir.
PremiÚrement, il y a l'inquiétude de Surovikin concernant la protection des troupes regroupées sur la rive est du Dniepr.
DeuxiĂšmement, il y a l'appel massif des rĂ©servistes russes annoncĂ© l'Ă©tĂ© dernier: j'ai lu que quelque 80 000 des 300 000 rĂ©servistes devant ĂȘtre mobilisĂ©s sont dĂ©jĂ en place en Ukraine.
TroisiÚmement, il y a l'affirmation de Moscou - qu'on la respecte ou non, c'est un "fait de terrain" - selon laquelle la région de Kherson est désormais en territoire russe, et Kherson est la capitale de cette province.
J'ajoute un + un + un et un et j'obtiens ceci: il est trĂšs probable que Surovikin, qui met en place ses propres objectifs et effectifs comme un nouveau PDG d'entreprise, a fait un pas en arriĂšre avant d'en faire deux en avant. Je ne pense pas que quelqu'un dâĂ©loignĂ© du haut commandement russe soit Ă mĂȘme de dire quand, mais les signes que nous venons d'Ă©numĂ©rer indiquent qu'une nouvelle offensive majeure se prĂ©pare Ă un moment donnĂ© de l'annĂ©e prochaine.
Comme nous l'avons dĂ©jĂ prĂ©dit dans ces pages, nous entendons de plus en plus parler de nĂ©gociations diplomatiques ces jours-ci, parfois en provenance de milieux intĂ©ressants. Vendredi, le Times a rapportĂ© que Mark Milley, prĂ©sident des chefs d'Ă©tat-major, a rejoint le chĆur. "On ne sait pas avec certitude ce que l'avenir nous rĂ©serve, mais nous pensons qu'il y a quelques possibilitĂ©s de solutions diplomatiques." La Maison Blanche a immĂ©diatement pris ses distances avec les remarques de Milley, entonnant une fois de plus le refrain "l'Ukraine pour les Ukrainiens".
Cela ressemble à une chorégraphie, pour moi : vous lancez l'idée de pourparlers, mon Général, et nous nierons toute idée de ce genre. Nous aurons alors le projet sur la table, mais Kiev ne pourra pas nous harceler à ce sujet.
Ce qui prĂ©cĂšde n'est que pure spĂ©culation, mais c'est souvent, trop souvent, ce qu'on nous laisse errer dans cette guerre - et avec une politique Ă©trangĂšre bien plus qu'Ă moitiĂ© enlisĂ©e. Jamais on ne nous a jamais indiquĂ© en termes clairs quelle a Ă©tĂ© la politique de Washington Ă l'Ă©gard de l'Ukraine depuis que la Maison Blanche a encouragĂ© le coup d'Ătat de 2014 qui a dĂ©clenchĂ© cette pagaille. Et on ne nous le dit toujours pas aujourd'hui.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier livre est Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
https://scheerpost.com/2022/11/12/patrick-lawrence-why-are-the-russians-retreating-in-ukraine/