👁🗨 Patrick Lawrence : Quand la “décence” tourne à l’indécence
À ce stade, la position de Washington en faveur d'Israël devient aussi obscène que la longue série d'agressions sans foi ni loi de l'État d'apartheid contre la population palestinienne.
👁🗨 Quand la “décence” tourne à l’indécence.
Par Patrick Lawrence*, Spécial Consortium News, le 18 octobre 2023
Quand la “décence” tourne à l’indécence.
De très nombreux épisodes marquants ont été relevés par les prétendus dirigeants américains, les fonctionnaires et les commentateurs depuis que le Hamas a lancé son incroyable assaut contre le sud d'Israël, le matin du 7 octobre. Examinons quelques-uns de ces épisodes, et tirons-en des conclusions.
Examinons de près ce qui se dit et ce que le public américain est maintenant prié de penser et d'accepter alors que les forces israéliennes poursuivent leurs attaques contre les 2,1 millions d'habitants de Gaza à un point tel qu'elles suggèrent que le nettoyage ethnique est, comme beaucoup l'affirment depuis longtemps, la finalité ultime du projet israélien.
“Certains membres du Congrès ont appelé à un cessez-le-feu, mais ils ne sont pas allés jusqu'à soutenir l'appel de l'administration en faveur d'Israël”. C'est ce qu'a observé un journaliste lors d'une conférence de presse qui s'est tenue la semaine dernière, et à laquelle participaient Karine Jean-Pierre, attachée de presse du président Joe Biden, et Jake Sullivan, conseiller du président en matière de Sécurité nationale.
La réponse de Mme Jean-Pierre mérite d'être analysée attentivement en raison des implications importantes qu'elle recèle. Selon moi, elle reflète le désespoir croissant de Washington, alors que la conduite d'Israël à l'égard des Palestiniens bascule dans une sauvagerie indéfendable par quelque être humain rationnelle ce soit.
“J'ai entendu certaines de ces déclarations ce week-end. Et nous allons continuer à être très clairs”, a répondu Jean-Pierre. “Nous pensons qu'elles sont erronées, qu'elles sont répugnantes et scandaleuses”.
Ne perdons pas de vue ce qui s'est passé pendant ces quelques secondes. Demander un cessez-le-feu alors que les forces de défense israéliennes rasent une ville entière et transforment un million d'êtres humains en réfugiés - assassinant au passage de nombreux enfants et de non-combattants - est une démarche humanitaire, quelle que soit la définition que l'on en donne. Dire qu'un tel appel est répréhensible, répugnant et honteux, c'est affirmer que ce qui est normalement décent doit maintenant être considéré comme indécent.
À ce stade, la défense d'Israël par Washington devient aussi manifestement obscène que la longue série d'agressions anarchiques de l'État d'apartheid à l'encontre de la population palestinienne.
Un seul camp, pas deux
Poursuivant sur un ton à la fois combatif et indubitablement sur la défensive, Jean-Pierre a ajouté :
“Cette - notre condamnation s'adresse directement aux terroristes qui ont brutalement assassiné, violé, kidnappé des centaines - des centaines d'Israéliens. Il ne peut y avoir d'équivoque à ce sujet. Il n'y a pas deux camps ici”.
Il n'y a pas deux camps, a-t-on affirmé à deux reprises. Cela aussi a des implications que nous devons prendre en compte.
Plus tard, lors de la même conférence de presse, un autre correspondant de la Maison Blanche a demandé à Jake Sullivan : “L'objectif est-il la destruction du Hamas ? ... Où se situe la limite ? Existe-t-il une ligne rouge qui marque une limite à ce que vous voulez accomplir ?”
De bonnes questions, même si elles sont posées de manière maladroite. Ce à quoi Sullivan a répondu : “Je ne suis pas ici pour tracer des lignes rouges, ni pour émettre des avertissements, ni pour donner des leçons à qui que ce soit”.
Traduction : Non, nous, la seule nation à avoir le pouvoir et l'influence nécessaires pour arrêter le cas de violence le plus ouvertement raciste dans la longue histoire de l'agression de Tsahal, ne fera rien pour l'en empêcher.
Poursuivons.
Vendredi dernier, Akbar Shahid Ahmed, correspondant du HuffPost pour les questions de politique étrangère, a fait état d'un mémorandum interne du département d'État conseillant aux diplomates et autres fonctionnaires de s'abstenir de suggérer à Israël de modérer sa campagne de bombardements ou son projet d'invasion terrestre de la bande de Gaza.
“Dans des messages diffusés vendredi, le personnel du département d'État a écrit que les hauts fonctionnaires ne souhaitent pas que les documents de presse contiennent trois expressions spécifiques : ‘désescalade/cessez-le-feu’, ‘fin de la violence/effusion de sang’ et ‘rétablissement du calme’”, a écrit M. Ahmed. “Cette révélation constitue donc un signal clair quant à la réticence de l'administration Biden à encourager les israéliens à faire preuve de modération...”
J'aurais bien aimé pouvoir citer plus longuement le texte du mémo, mais je ne doute pas le moins du monde que le département d'État ait fait circuler les instructions décrites par M. Ahmed. Vendredi dernier, Antony Blinken, le secrétaire d'État sans envergure du régime Biden, a supprimé les messages appelant à la retenue précédemment postés sur son compte X.
Le titre d'un éditorial du New York Times de samedi - signé, de façon significative, par le comité de rédaction : “Israël peut se défendre et défendre ses valeurs”. En dessous, cette affirmation : “Le combat d'Israël est de défendre une société qui valorise la vie humaine et l'État de droit”.
Dans une interview accordée au New York Post dimanche, Chuck Schumer, chef de la majorité au Sénat américain, a fustigé les manifestants américains appelant Israël à mettre fin à sa campagne militaire aveugle contre les habitants de Gaza et a déclaré que les Israéliens devaient obtenir “tout ce dont ils ont besoin”, l'objectif étant “d'éliminer totalement le Hamas”.
“Élimination totale”. Cette expression trouve-t-elle un écho dans l'histoire ?
Côté humour, Lydia Polgreen, chroniqueuse au Times, a publié vendredi dernier un article intitulé “Le moment est maintenant venu pour Biden de faire de son âge un atout”.
Dans le même ordre d'idées, Douglas Emhoff s'est adressé aux dirigeants juifs à la Maison Blanche mercredi dernier. Avec à ses côtés le président incohérent, Emhoff les a rassurés :
“Je sais que vous êtes tous en train de souffrir.... Mais grâce à Dieu, nous pouvons compter sur le leadership constant de Joe Biden et de Kamala Harris en cette période impensable de notre histoire. Leur sens moral, leur calme et leur empathie sont ce dont nous avons besoin en cette période de crise”.
Emhoff, pour la petite histoire, est le mari de la vice-présidente.
Lundi soir, la Maison-Blanche a annoncé que Joe Biden se rendrait en Israël mercredi - non pas à son initiative, mais en réponse à un appel téléphonique de Bibi Netanyahu, le Premier ministre israélien. L'objectif de M. Biden, comme le décrit le Times dans son édition de mardi, est de “soutenir la détermination du pays à éradiquer le Hamas”.
En d'autres termes, il s'agit de soutenir une campagne militaire contre Gaza de plus en plus obscène.
Depuis l'incursion du Hamas en Israël le 7 octobre, un inventaire sans fin de ce genre de choses, de ces déclarations grotesques, de ce bla-bla, de cette validation sans réserve d'une agression criminelle, a été dressé. Soyons clairs sur les intentions de cet extraordinaire déferlement.
Il s'agit de la plus puissante campagne de fabrication de consentement au nom de l'Israël de l'apartheid de mon vivant, et très certainement du vôtre. Demandons-nous donc pourquoi il en est ainsi.
Il est vrai que le blitz de gestion de la perception qui nous assaille au quotidien se confond aisément avec ce que nous avons connu - régulièrement depuis de nombreuses décennies - de la part du Washington officiel et des journalistes et chroniqueurs qui régurgitent l'orthodoxie. Un régime criminel est déguisé en démocratie du Moyen-Orient, les Palestiniens agissent violemment sans raison ni provocation, l'État israélien se défend à juste titre et défend ses citoyens - des citoyens innocents, bien entendu.
Quand la mémoire s'évapore
Mais par-dessus tout, et bien au-delà, les événements sont complètement rayés de l'histoire. Il n'est jamais fait mention, lors d'événements tels que l'assaut du Hamas, de toute la sauvagerie à laquelle les Palestiniens ont été soumis depuis al-Nakba, la Catastrophe de 1948.
Lire aussi : Israel’s Official Ethnic Cleansing Program [Le programme officiel de nettoyage ethnique d'Israël]
Tous les pillages de terres, les bulldozers dans les villages, les incendies d'oliveraies, les arrestations et les tortures, les meurtres d'enfants, et bien d'autres choses encore : tout ceci est gommé du tableau. C'est le plus puissant des effacements, car ce qui reste, comme l'a si bien dit Karine Jean-Pierre, se résume à une image. Tout contexte est rendu invisible. L'histoire est effacée.
Lire aussi : Human Rights Watch: Israel Guilty of Apartheid [Human Rights Watch : Israël coupable d'apartheid]
Dans le cas présent, nous devons reconnaître que les meurtres d'Israéliens non combattants perpétrés par les milices du Hamas dans les 20 villes et villages attaqués le 7 octobre ne peuvent être ni excusés ni excusables. Ces meurtres, dont les officiels dénombrent au moins 1 300, étaient répréhensibles, quel que soit le sens dans lequel on tourne les faits.
Mais nous ne pouvons pas non plus accepter les affirmations officielles selon lesquelles le Hamas a agi sans provocation. Les officiels de Washington et les médias des grands groupes, que nous devons considérer comme officiels en raison de leur actionnariat, gardent le silence à l'unisson sur les événements qui ont précédé l'assaut du 7 octobre.
Nous ne lisons rien sur les dizaines de colons extrémistes qui ont pris d'assaut Al-Aqsa juste avant l'intervention du Hamas - une provocation évidente et intentionnelle, selon les faits. À sa manière, ce black-out sur l'information est également répréhensible.
Les usines de propagande nous offrent-elles cette fois-ci une simple routine, une continuation des mêmes pratiques ? Je ne le pense pas. Mon raisonnement commence par des événements qui se sont produits il y a deux ans. En mai 2021, les lecteurs s'en souviendront certainement, la police israélienne a tenté de restreindre l'accès des Palestiniens à Al-Aqsa et au complexe du Dôme du Rocher, et ce pendant le Ramadan, de surcroît.
“Ensuite, le Hamas a tiré des roquettes de représailles sur Jérusalem depuis Gaza, suite à l'ultimatum lancé par le Hamas pour le retrait d'al-Aqsa, qui n'a pas été pris en compte”, avais-je alors écrit dans cette rubrique. “Et aujourd'hui, nous assistons à la quatrième attaque d'Israël contre Gaza en une douzaine d'années. Et aujourd'hui, nous lisons dans notre presse corporatiste que des ‘affrontements’ israélo-arabes ont eu lieu et qu'Israël a le ‘droit de se défendre’”.
Quelque chose s'est produit au cours de ces événements, m'a-t-il semblé à l'époque et me semble-t-il aujourd'hui. La violence détraquée, à ce point psychotique, de l'État israélien - et de nombre de ses citoyens - était trop évidente pour être démentie. Les excuses allaient revenir comme une marée montante, mais ni le Washington officiel ni les médias des grandes entreprises n'ont réussi à éviter quelques aveux audacieux de responsabilité. La presse grand public a même mentionné l'histoire, à l'occasion.
Une brèche s'est ouverte dans le mur de dénis formé depuis fort longtemps, de mensonges et d'effacements, c'est dire. Cela suggère très fortement un revirement de l'opinion mondiale.
Je me remémore ces réflexions en écoutant Karine Jean-Pierre, Jake Sullivan et les éditorialistes du New York Times. Leur parti pris pour Israël et leurs dénégations du passé sont devenues si grotesques et creuses que nous sommes effectivement invités à ne pas croire ce qui se trame sous nos yeux.
Nous sommes invités à penser que ce qui est décent est indécent, c'est-à-dire que l'indécent serait ainsi décent.
Refusant de voir la réalité en face, les propagandistes et les menteurs n'ont plus qu'une seule alternative : affirmer toujours plus fort, plus agressivement et sur un ton de plus en plus criard que ce qui est manifestement faux est bel et bien vrai. Et un certain désespoir, à mon avis plus prononcé qu’on ne croit, se glisse nécessairement dans le récit officiel lorsqu'il cherche à pervertir nos perceptions de manière aussi radicale.
Cela ne peut pas durer, et ne durera pas. D'après tout ce que j'entends et lis dans divers fils de commentaires, dont certains sont liés au travail des apologistes du New York Times et d'ailleurs, la façade de légitimité israélienne, l'esquive de l’“autodéfense”, la dissimulation de l'histoire - tout cela est en train de faiblir. Indubitablement, même.
En d'autres termes, les cliques néoconservatrices de Washington ne peuvent pas défendre et prolonger indéfiniment une politique étrangère qui échoue de manière aussi spectaculaire.
Dans toutes les brèves déclarations faussement confiantes - “Il n'y a pas deux camps en présence”, etc... - je vous invite, chers lecteurs, à percevoir de l'anxiété et de l'appréhension. On ne peut prétendre durablement que le ciel n'est pas bleu et qu'il ne fait pas nuit quand on n'est plus écouté et que l'opinion se retourne résolument contre vous.
Au cours du week-end, j'ai eu une conversation intéressante avec Christian Müller, éminent journaliste suisse de longue date, aujourd'hui éditeur et rédacteur en chef de GlobalBridge.ch, une publication germanophone spécialisée dans le traitement des questions d'actualité. Le moment est-il venu, nous sommes-nous demandé ensemble, où le soutien international à Israël s'effondre et où l'État d'apartheid se retrouve effectivement seul, avec les États-Unis pour seul défenseur ?
C'est notre question, et on en voit les prémices. J'ai mentionné les fils de commentaires ici et là. Il y a aussi les Européens, dont l'enthousiasme pour le projet israélien montre de sérieux signes d'affaiblissement. Au cours du week-end, Gideon Rachman, chroniqueur au Financial Times et ami de longue date d'Israël, a cité des diplomates européens déclarant amèrement - et nécessairement sous le couvert de l'anonymat - “Nous sommes peut-être sur le point d'assister à un nettoyage ethnique massif”.
De telles remarques ne sont pas celles d'alliés optimistes d'un régime manifestement hors de contrôle.
Je réponds à mon ami Christian par une négative nuancée. Non, l'opinion publique et le soutien dont Israël bénéficie depuis longtemps auprès des puissances occidentales ne sont pas sur le point de basculer. L'incursion du Hamas en Israël et la réponse israélienne ne seront pas décisives à cet égard.
Mais si nous pensons en termes d'évolution graduelle vers la justice, les vents soufflent indubitablement dans la bonne direction. Ils se sont progressivement renforcés au cours des dernières années. Les horribles événements de 2021 ont été déterminants, nous le voyons bien, mais ils n'ont pas constitué le tournant décisif que certains d'entre nous ont cru voir à l'époque.
Il en va de même aujourd'hui. La prétendue innocence d'Israël n'a jamais été autant dénoncée comme n’étant qu’une fraude, ni plus clairement comme une affaire d'irresponsabilité morale. Il faudra néanmoins encore du temps avant que les lumières ne s'allument, et que le grand et macabre simulacre que nous appelons “l'autodéfense démocratique d'Israël” ne prenne fin.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, conférencier et auteur, plus récemment, de “Journalists and Their Shadows”. Parmi ses autres ouvrages, citons “Time No Longer : Americans After the American Century”. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré.
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https://consortiumnews.com/2023/10/18/patrick-lawrence-decency-becomes-indecent-2/