👁🗨 Patrick Lawrence: Tamiser la lumière
Deux universités américaines ont récemment porté la culture de l'ignorance à de nouveaux records, bien qu'à ce stade, on hésite à faire la moindre supposition quant à savoir où se trouve le fond.
👁🗨 Tamiser la lumière
Par Patrick Lawrence / Consortium News, le 11 janvier 2023
Deux universités américaines ont récemment porté la culture de l'ignorance à de nouveaux records, bien qu'à ce stade, on hésite à faire la moindre supposition quant à savoir où se trouve le fond.
Quelque part, les cliques qui dirigent l'Amérique semblent avoir pensé qu'il est plus facile de gouverner une population ignorante. Le bon vieux Bertie Russell a formulé cette idée générale avec une éloquence presque trop percutante pour être retenue dans "Free Thought and Official Propaganda", une conférence qu'il a donnée à Londres il y a 101 ans:
"Mais l'utilité de l'intelligence n'est admise que théoriquement, pas dans la pratique; on ne souhaite pas que les gens ordinaires pensent par eux-mêmes, car on estime que ceux qui pensent par eux-mêmes sont gênants à gérer, et posent des problèmes administratifs."
On constate les conséquences de cette croyance perverse tous les jours dans la presse grand public et chez les diffuseurs d’entreprises. Vous pouvez voir passer des titres tels que "10 façons d'être heureux en cette nouvelle année" ou encore "Où est passé tout le bourbon à prix réduit ?".
Mais ces médias ne vous apprendront pas grand-chose sur le monde dans lequel vous vivez. Votre intelligence n’en sera ni améliorée ou élevée; l'insulte est la norme.
Mais les médias de masse ne sont que les miroirs de l'éthique établie de la politique où ils opèrent. Ils font de leur mieux pour maintenir les Américains dans l'ignorance, certes. Si les cliques dirigeantes voulaient que l'Amérique se targue d'avoir une population intelligente, la presse et les radiodiffuseurs feraient leur part - comme Jefferson l'entendait - pour l'informer.
Non, même un critique de presse aussi sévère que votre chroniqueur doit aller chercher plus loin dans la fabrique pour comprendre où commence véritablement le processus de fabrication de l'ignorance américaine. Il commence dans nos écoles et nos universités, avec les administrateurs, les enseignants et les professeurs qui les dirigent.
Le New York Times ou le Washington Post auront toutes les peines du monde à faire en sorte que leurs lecteurs les prennent au sérieux, j'en suis certain, à moins que ceux qui les prennent au sérieux ne soient pas préalablement conditionnés pour devenir d'"excellents moutons" - une expression que William Deresiewicz a reprise de l'un de ses étudiants à Yale, et qu'il a ensuite utilisée pour titrer son livre de 2015, “D'excellents moutons : La mauvaise éducation de l'élite américaine et la voie vers une vie pleine de sens” [Excellent Sheep : The Miseducation of the American Elite and the Way to a Meaningful Life].
Russell, qui a pointé du doigt l'Amérique "non parce qu'elle est pire que les autres pays, mais parce qu'elle est la plus moderne", est encore une fois allé sauvagement dans ce sens :
"Il ne faut pas croire que les responsables de l'éducation désirent que les jeunes s'instruisent. Au contraire, leur problème est de transmettre l'information sans transmettre l'intelligence."
Mes réflexions sur ces questions ne sont pas nouvelles. Depuis de nombreuses années, je trouve l'état des cerveaux des jeunes - une généralité avec de très nombreuses exceptions - tout à fait épouvantable par leur manque de connaissances, de profondeur, de subtilité et surtout d'histoire. Et je constate très vite, en conversant avec ceux de ma propre génération, que la faute nous incombe dans une très large mesure: c'est nous qui avons si mal transmis les principes de la "libre pensée", connue chez les Jésuites sous le nom de discernement - nous qui avons insisté pour que tout le monde reçoive des prix et que personne n'échoue jamais, nous qui avons envoyé des jeunes gens et des jeunes filles qui ne savent pas lire à l'université, où l'absence d'échec est la norme. C'est nous qui avons échoué.
Donnons maintenant deux autres "sales notes" bien méritées. L'un va à la Kennedy School of Government de Harvard, et l'autre à Hamline, une petite université méthodiste de St Paul, dans le Minnesota. Ces deux institutions ont récemment fait tomber la culture de l'ignorance à un encore pire stade, bien que pour le moment on hésite à faire une quelconque supposition quant à savoir où se trouve le fond.
Harvard et Kenneth Roth
Le cas de Harvard concerne Kenneth Roth, qui a quitté ses fonctions au printemps dernier après 29 ans en tant que directeur exécutif de Human Rights Watch. Peu après, Sushma Raman, directrice exécutive du Carr Center for Human Rights de la Kennedy School, lui a offert une bourse de recherche.
L'offre semblait parfaitement adaptée, la notion de droits de l'homme de Roth étant très proche de l'orthodoxie américaine. Tout allait bien jusqu'à ce que l'offre atterrisse pour approbation officielle sur le bureau de Douglas Elmendorf, le prodige imberbe qui fait office de doyen de la Kennedy School.
Or, Elmendorf a refusé la candidature de Roth. Il est rapidement apparu que c'est le bilan de Roth sur Israël qui l'a coulé, notamment le rapport de HRW d'avril dernier, "La limite est franchie", dans lequel l'organisation a officiellement désigné Israël comme un État d'apartheid.
Michael Massing a rapporté tout cela de manière très détaillée dans "Pourquoi le parrain des droits de l'homme n'est pas le bienvenu à Harvard" [“Why the Godfather of Human Rights Is Not Welcome at Harvard”], publié dans l'édition de The Nation datée de janvier 2023.
Soyons tout de suite clairs sur plusieurs points. HRW a émis des jugements admirables au cours des années où Roth l'a dirigé. La désignation d'Israël comme un État d'apartheid est l'une des plus remarquables et a demandé du courage, étant donné les hurlements hostiles d'"antisémitisme" dont Roth devait savoir qu'ils allaient se produire. Mais ces bonnes décisions n'ont pas été très nombreuses, et certaines d'entre elles étaient si évidentes et si peu dangereuses idéologiquement qu'on aurait dit qu'il s'agissait de tirer à côté de la cible.
Roth, ancien avocat du ministère de la Justice, est en réalité une créature de l'imperium américain, un apôtre de son droit à juger la conduite de tous les autres et à intervenir quand il le juge bon. C'est le New York Times qui lui a rendu hommage comme étant "le parrain des droits de l'homme".
Il est vrai, comme le rapporte M. Massing, que HRW a énormément grandi en taille et en ambition pendant les 29 années qu'il a passées à sa tête. Cela ne m'intéresse pas en soi. C'est au cours des années Roth que l'État de sécurité nationale a transféré les fonctions de subversion et de coup d'État de la C.I.A. à la National Endowment for Democracy et à la "société civile", et que HRW est devenu, en conséquence, le principal sponsor de l'"interventionnisme humanitaire", qui sert de couverture à de nombreuses intrusions illégales de l'Amérique à l'étranger.
En fin de compte, il s'agit de savoir où l'on se situe sur le plan de la droiture américaine. Je me méfie depuis longtemps de la position que HRW a adoptée à cet égard sous la direction de Roth.
Ceci étant dit, laissons cela de côté. En aucun cas, je ne considère mes critiques à l'égard de Roth comme un motif de rejet de sa candidature. Il en va de même pour les objections d'Elmendorf: elles sont profondément anti-intellectuelles.
S'il avait été un administrateur intellectuellement qualifié, il se serait précipité dans la direction opposée, déclarant que Roth était le bienvenu dans le corps professoral, grâce à sa capacité à fertiliser le discours de l'école sur des sujets tels qu'Israël, et à inciter les étudiants à tirer leurs propres conclusions sur Israël et de nombreux autres sujets.
"L'éducation, pour citer une fois de plus Bertrand Russell, viserait à élargir l'esprit, et non à le rétrécir". Elmendorf, j'en conviens, n'a jamais lu Russell. Il a mis l'éducation dans le même sac que "la propagande et les pressions économiques", tout comme le philosophe britannique l'a fait, dans le genre d'Elmendorf.
Harvard a perdu de sa valeur avec la décision Roth de l'année dernière, et ce, dans les domaines qui comptent vraiment.
L'université Hamline s'est également enlisée, dans un contexte très différent. Ces deux institutions, désireuses de protéger les dotations et les revenus tirés des frais de scolarité, s'appauvrissent et appauvrissent leurs étudiants de telle sorte que l'approfondissement de l'ignorance, et donc la fragilisation de la nation, en sont les uniques retombées.
Hamline & Erika López Prater
Erika López Prater est la plus misérable des universitaires, une enseignante auxiliaire - sous-payée, sacrifiable, sans défense contre toutes les attaques contre ses méthodes d'enseignement, contre les plaintes des mécontents dans ses salles de cours, contre sa liberté académique tout court. Si son histoire est moins ennuyeuse que celle de Roth, elle est au moins aussi crapuleuse dans ses détails.
L'automne dernier, López Prater donnait un cours d'histoire de l'art dans lequel elle proposait d'élargir le champ d'étude au-delà des canons occidentaux pour donner à l'"histoire de l'art mondial" un sens plus proche de sa véritable signification. Dans ce but, elle a décidé de montrer aux étudiants des diapositives de diverses images non occidentales, dont certaines étaient religieuses.
Parmi celles-ci figurait une peinture du XIVe siècle, chef-d'œuvre reconnu de l'art islamique. Il s'agissait d'une représentation de Mahomet trouvée dans un livre intitulé Jami al-Tawarikh, Collecteur de chroniques. Ce livre a été écrit par un homme d'État, historien et médecin perse du nom de Rashid al-Din, qui était un personnage étrange: c'était un juif converti à l'islam qui a gravi les échelons à la cour des Mongols qui régnaient à l'époque sur la Perse.
Mme López Prater a pris toutes les précautions que l'on pouvait attendre d'elle à notre époque de pratiques vicieuses, de politiquement correct et de censure. Elle a indiqué dans son projet de cours qu'elle avait l'intention de montrer de telles images. Et a invité les étudiants à lui faire part de leurs doutes.
Personne ne l'a approchée. Lorsque le jour est venu de montrer la peinture de Jami al-Tawarikh, elle a annoncé son intention quelques minutes à l'avance, et a invité les étudiants qui pourraient s'y opposer à se retirer du cours du jour, qui était en ligne. Aucun étudiant ne l'a fait.
Elle a ensuite montré l'image. Un étudiant du nom d'Aram Wedatalla, musulman soudanais, s'est alors plaint. Et puis l'administration de l'université Hamline a licencié Erika López Prater.
"Il était important que nos étudiants musulmans, ainsi que les autres étudiants, se sentent en sécurité, soutenus et respectés à l'intérieur et à l'extérieur de nos salles de classe", a déclaré Fayneese Miller, présidente de Hamline, dans un communiqué, après avoir entre-temps rédigé un message électronique disant que le respect des étudiants musulmans "aurait dû supplanter la liberté académique."
J'invite les lecteurs à suivre la logique de ces déclarations jusqu'à l'horizon. Vous y découvrirez que non seulement l'université Hamline a des problèmes, mais que nous en avons tous.
Les bras m’en tombent. Tout d'abord, étant donné tous les obstacles que López Prater a franchis pour se frayer un chemin - plus que je n'en aurais pris la peine de faire - cela ressemble terriblement à un cas piégeux façonné par un étudiant cherchant désespérément à attirer l'attention, et débordant d'une justice mal placée. Deuxièmement, l'administration de Hamline semble au moins égaler des étudiants tels qu'Aram Wedatalla en termes de faiblesse d'esprit.
Comme l'a dit un professeur nommé Todd Green, un expert sur le sujet de l'islamophobie, l'administration de Hamline "a fermé la conversation alors qu'elle aurait dû l'ouvrir." Bien dit, professeur Green.
Le cas de Mme López Prater a fait l'objet d'un article dans le New York Times de dimanche, sous le titre "Une conférencière a montré une peinture du prophète Mahomet. Elle a perdu son emploi". J'ai attendu avec impatience de voir si le Times allait publier l'image en question ou s'éclipser par la petite porte. Il a fait ce qu'il fallait. Et la peinture est en effet une splendide œuvre d'art.
À ce stade, ceux qui préconisent tous ces comportements répréhensibles se prennent les pieds dans le tapis. Nous devons "désacraliser les canons du savoir", disent-ils, mais nous devons rendre justice à ceux qui insistent sur le fait que certaines images ne doivent pas être montrées.
Le Coran, je le rappelle, ne contient aucune interdiction d'images du Prophète, ce qui devrait être évident vu la provenance de la peinture en question. Ces interdictions ont été ajoutées dans les enseignements des siècles suivants.
Le programme des droits de l'homme à Harvard, le département d'histoire de l'art d'une petite université d'arts libéraux du Midwest : Dans quelle direction allons-nous? Ouvrons-nous les esprits américains à la différence, ou les verrouillons-nous?
Dans un discours prononcé devant des séminaristes il y a six ans, le pape François, un jésuite, a abordé la question du discernement, que je compte parmi les sujets vitaux de notre époque, étant donné le manque de discernement dont nous souffrons. Voici un peu de ce qu'il avait à dire :
"Le discernement est un choix courageux, contrairement aux voies plus confortables et réductrices du rigorisme et du laxisme, comme je l'ai maintes fois répété. Eduquer au discernement signifie, en effet, fuir la tentation de se réfugier derrière une norme figée, ou bien derrière l'image d'une liberté idéalisée ; éduquer au discernement signifie "s'exposer", sortir du monde de ses convictions et de ses préjugés...".
López Prater me semble une professeure perspicace, et puisse-t-elle trouver du travail dans une institution plus digne. Elle est, dans le sens où Russell a utilisé ce terme, une personne maladroite. Qu'elle le reste.
Et Kenneth Roth ? Avec une réticence née de la méfiance susmentionnée, je suppose devoir reconnaître qu'il s'est montré capable de discernement en certaines occasions. Mais il est trop bureaucratique, trop facilement manipulable, pour être compté parmi les personnes merveilleusement maladroites.
Deux genres de personnages différents, qui devraient néanmoins tous deux être défendues contre les forces dressées contre eux l'année dernière, des forces vouées à tamiser les lumières pour ramener les esprits américains à leur obscurité étriquée.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son livre le plus récent est Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
https://scheerpost.com/2023/01/11/patrick-lawrence-dimming-the-lights/