👁🗨 Patrick Lawrence: Un clivage transatlantique qui ne cesse de s'amplifier
Biden a appelé Macron "mon ami", et Macron a donné à Biden du "Cher Joe". La mare Atlantique s'élargit. Le homard du Maine était bon. La guerre en Ukraine va continuer, comme si de rien n'était.
👁🗨 Un clivage transatlantique qui ne cesse de s'amplifier
📰 Par Patrick Lawrence 🐦 @thefloutist / Original à ScheerPost, le 6 décembre 2022
Quelle occasion, ce premier dîner d'État du président Biden. Mieux vaut tard que jamais, puisqu'il a eu lieu jeudi soir dernier, près de deux ans après son entrée en fonction. Outre les invités d'honneur Emmanuel et Brigitte Macron, monsieur le président et sa femme, toutes sortes de grands personnages étaient présents. Mika Brzezinski et son conjoint Joe Scarborough étaient là, et qui de mieux pour représenter le Grand Métier ? Anna Wintour était là, prenant la défense de tous ceux qui n'enlèvent jamais leurs lunettes de soleil.
Hunter Biden était là, avec un nouvel ordinateur portable sans doute de retour dans son bureau et représentant - osons espérer - quelque chose d'au moins marginalement irréprochable.
Les dîners d'État sont comme ça : somptueux, avec beaucoup de paillettes et, bien sûr, majestueux. Les dîners de John et Jacqueline Kennedy étaient célèbres pour leurs listes d'invités de premier plan. Mais un bon dîner d'État est censé être l'occasion de marquer et de célébrer un événement important pour l'État. La fête Biden-Macron semble avoir laissé cela de côté. Le dirigeant français avait beaucoup de choses en tête, mais il semble être rentré bredouille dans son pays.
Doit-on considérer la rencontre Biden-Macron comme un échec, alors ? Je ne le pense pas. Il faut garder à l'esprit ce qui était réellement à l'ordre du jour. Et ça ne relevait pas de l'art de gouverner.
De mémoire d'homme, c'est peut-être la première fois qu'une rencontre de ce type se déroule sous le signe du clinquant. Pour moi, la magnificence de jeudi dernier indiquait précisément l'absence de ce qu'elle était censée démontrer. Si vous proposez une démonstration d'unité transatlantique alors que la dérive transatlantique est la réalité, alors le spectacle insipide est votre seul recours.
Au moins sur le papier, Macron est arrivé à Washington avec deux plaintes et une initiative diplomatique dont il a plus ou moins fait sa marque de fabrique au cours de sa présidence. La France fait partie des nations européennes qui se sont opposées, avec une vigueur publique surprenante, aux profits réalisés par les États-Unis alors que le continent transfère ses achats de gaz naturel de la Russie aux fournisseurs américains. Les Européens accusent ces derniers de facturer jusqu'à cinq fois le prix russe. C'était la plainte n° 1 de Macron.
La deuxième plainte concerne la nouvelle loi sur la réduction de l'inflation de l'administration Biden, qui prévoit des subventions pour les industries des véhicules électriques et de l'énergie propre. Les Européens sont furieux - encore une fois, très publiquement - que cela sabote leurs secteurs industriels au moment même où le régime de sanctions imposé à la Russie par les États-Unis les fait vaciller. Comme l'expliquait le Financial Times à la fin du mois de novembre, les entreprises européennes commencent à transférer leurs activités aux États-Unis pour profiter des incitations de l'administration et - à ne pas manquer - parce que le gaz naturel est moins cher que ce que les fournisseurs américains, qui pratiquent l'arnaque, obtiennent en Europe.
Sur le plan diplomatique, M. Macron a une nouvelle fois assumé son rôle d'émissaire de l'alliance occidentale, encourageant les contacts avec Moscou en vue d'un règlement négocié de la crise ukrainienne. Le dirigeant français, qui nourrit un complexe de Gaulle bien marqué, à la manière des premiers ministres britanniques qui veulent généralement être le prochain Churchill, s'adonne à ce genre de choses depuis ses premiers jours au pouvoir. À Washington, il a exhorté Biden à s'engager dans des discussions directes avec le président russe Vladimir Poutine.
Tels étaient les sujets inscrits au tableau de Macron lorsqu'il est arrivé pour s'entretenir avec Biden. Pour autant que nous puissions en juger, il n'a abouti à rien.
Je n'ai lu aucun rapport indiquant que les profits honteux des fournisseurs américains de gaz naturel liquéfié ont été enregistrés par l'homme de Scranton. Pourquoi le ferait-il, comment le pourrait-il, dans le pays où les marchés libres font l'objet d'une idolâtrie perverse ? Pourquoi ne pas faire de l'argent quand les sanctions américaines vous donnent des acheteurs captifs ?
Quant aux subventions industrielles de Biden, le président américain a déclaré sans ambages : "Les États-Unis ne s'excusent pas et je ne m'excuse pas puisque j'ai rédigé la législation dont nous parlons." Ou dont nous ne parlons pas, et c'est plutôt en ces termes que Macron a dû le percevoir.
Quant à l'effort de Macron pour ouvrir un canal entre la Maison Blanche et le Kremlin, Joe Biden était une fois de plus tout à fait dans son rôle, prenant un engagement qu'il a systématiquement rendu impossible à tenir.
"Je suis prêt s'il"-Poutine-" est disposé à dialoguer pour savoir ce qu'il est prêt à faire", a déclaré Joe Biden lors d'une conférence de presse post-sommet. "Mais je ne le ferai qu'en concertation avec mes alliés de l'OTAN. Je ne vais pas le faire tout seul". Je ne me souviens pas qu'un président précédent ait abrogé son autonomie, sa prérogative diplomatique, de cette manière. Mais les choses se sont assez vite clarifiées. Il ne peut pas parler à Poutine, avons-nous appris vendredi dernier, parce que Poutine n'est pas intéressé par la diplomatie, a déclaré John Kirby, le porte-parole du Conseil national de sécurité, lors d'une conférence de presse vendredi avec les correspondants de la Maison Blanche :
“Le président a été très cohérent à ce sujet. Il n'a pas l'intention de parler à Poutine pour le moment. Comme il l'a également dit, Poutine n'a montré absolument aucune inclination à s'intéresser à un quelconque dialogue.”
Wow. J'ai vu beaucoup de réécritures de l’histoire dans ma vie, mais peu aussi audacieuses et orwelliennes que celle-ci. L'Union soviétique, puis la Fédération de Russie, ont essayé depuis l'époque de Gorbatchev de négocier un ordre de sécurité stable et mutuellement acceptable en Europe. Les États-Unis et les Européens, pétris de l'orgueil de l'après-guerre froide, n'ont jamais écouté.
Il y a un an ce mois-ci, Poutine a fait parvenir des projets de traités à Washington et au siège de l'OTAN à Bruxelles pour cette même cause. Ces projets ont été déclarés "non fondés" - fin de l'histoire. En ce qui concerne plus particulièrement la question de l'Ukraine, Poutine a passé huit ans à essayer d'amener le régime de Kiev à respecter les accords de Minsk I et II qui, comme nous l'avons déjà indiqué précédemment, auraient permis de fédéraliser l'Ukraine en tenant compte des différents intérêts et perspectives de sa population.
Mais non. Biden ne peut pas parler à Poutine parce que, comme l'a expliqué Kirby, "tout ce qu'il fait montre que M. Poutine est intéressé par la poursuite de cette guerre illégale et non provoquée". J'ai développé une affection particulière pour le "non provoquée" dans des déclarations comme celle-ci.
Le président Macron est bien des choses - une girouette, plus qu'occasionnellement un frimeur, un aspirant grand homme dans le moule de Gaulle - mais Manny Macron n'est pas stupide. Il savait certainement qu'il se casserait les dents à parler à son homologue américain, pas très brillant et pas très subtil, des sujets pour lesquels il a traversé l'océan. Comme l'a dit un ami cher l'autre jour, tout le monde repart de la Maison Blanche de Biden les mains vides, à l'exception bien sûr des Israéliens, qui rentrent toujours chez eux avec exactement ce qu'ils sont venus chercher.
Pourquoi a-t-il fait le voyage, alors ? Selon moi, le dîner d'État de la semaine dernière était un événement servant les intérêts de chacun, qui n'avait rien à voir avec des réorientations fondamentales de la politique économique ou diplomatique, mais dont les deux dirigeants ont tiré un certain orgueil qui leur sied particulièrement bien dans les circonstances actuelles.
Macron a passé des années à prôner une Europe plus indépendante des États-Unis - excepté quand il ne le fait pas. Depuis la remarquable session du Groupe des 7 organisée par lui à Biarritz il y a trois ans, il a défendu - excepté quand il ne le fait pas - une Russie pleinement intégrée dans cette "maison européenne commune" que Gorbatchev souhaitait de manière touchante mais n'a jamais pu réaliser.
Ce genre de manifestation de l'esprit d'État est depuis longtemps le refuge de Macron lorsque les choses vont mal chez lui. Et comme on l'a bien vu, son deuxième quinquennat à l'Élysée - il a été réélu en avril dernier - a démarré sur les chapeaux de roue. Peu importe une Europe plus indépendante : il est temps de défendre l'unité sous le leadership américain qui, depuis des décennies, donne à de nombreux Européens le sentiment d'être au bord de l'asphyxie.
La concordance avec les intérêts tout aussi personnels de Joe Biden est maintenant évidente. Nous lisons depuis des mois que Joe Biden "l'Amérique est de retour" a réaffirmé le leadership des États-Unis et réunifié l'alliance atlantique au nom de la guerre par procuration menée par Washington en Ukraine. Il est de plus en plus clair qu'il n'a fait ni l'un ni l'autre avec grand succès. Et alors que les lézardes de chacune de ces façades se creusent, quoi de mieux pour masquer les problèmes qu'une démonstration ostentatoire d'unité avec un leader européen trop puissant pour ses ambitions, trop heureux de contribuer à masquer les réalités inconfortables.
Macron est un homme de 44 ans trop ambitieux qui, comme un roseau dans le vent, se plie à n'importe quelle cause à même de redorer son blason. Notre 46e président n'est au fond qu'un politicien de province sérieusement corrompu, avec des prétentions extérieures, mais un voyou face à un véritable grand homme d'État.
Les deux hommes ont dîné ensemble. Biden a appelé Macron "mon ami". Macron a appelé Biden "Cher Joe". C'était cher. Anna Wintour n'a pas eu la courtoisie d'enlever ses lunettes de soleil. La mare Atlantique s'élargit. Le homard du Maine était bon. La guerre en Ukraine va continuer comme si de rien n'était.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son livre le plus récent est Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
https://scheerpost.com/2022/12/06/patrick-lawrence-the-trans-atlantic-rift-grows-wider/