đ© Pepe Escobar: Ă qui profite le Pipeline Terror ?
La doctrine Wolfowitz va droit au but: tout concurrent potentiel Ă l'hĂ©gĂ©monie amĂ©ricaine, comme l'Allemagne et le Japon - doit ĂȘtre Ă©crasĂ©. L'Europe ne doit jamais pouvoir exercer sa souverainetĂ©.
đ© Ă qui profite le Pipeline Terror?
Les pourparlers secrets entre la Russie et l'Allemagne pour rĂ©soudre leurs problĂšmes de Nord Stream 1 et 2 devaient ĂȘtre Ă©vitĂ©s Ă tout prix
đ° Par Pepe Escobar, le 29 septembre 2022
La guerre des couloirs économiques a atteint un stade incandescent, un domaine inexploré: le Pipeline Terror.
Une opération militaire sophistiquée - qui a nécessité une planification trÚs poussée, impliquant probablement plusieurs acteurs - a fait exploser cette semaine quatre sections distinctes des gazoducs Nord Stream (NS) et Nord Stream 2 (NS2) dans les eaux peu profondes du détroit du Danemark, en mer Baltique, prÚs de l'ßle de Bornholm.
Les sismologues suédois ont estimé que la puissance des explosions pourrait avoir atteint l'équivalent de 700 kg de TNT. Les deux conduits NS et NS2, à proximité des forts courants autour de Borholm, sont disposés au fond de la mer à une profondeur de 60 mÚtres.
Les conduites sont en béton armé, capables de résister à l'impact des ancres de porte-avions, et sont pratiquement indestructibles sans charges explosives importantes. L'opération - qui provoque deux fuites prÚs de la SuÚde et deux prÚs du Danemark - pourrait avoir été réalisée par des drones sous-marins adaptés.
Tout crime implique un mobile. Le gouvernement russe voulait - tout au moins jusqu'au sabotage - vendre du pĂ©trole et du gaz naturel Ă l'UE. L'idĂ©e que les services secrets russes dĂ©truisent leurs pipelines de Gazprom est plus que ridicule. Tout ce qu'ils avaient Ă faire Ă©tait de fermer les vannes. NS2 n'Ă©tait mĂȘme pas opĂ©rationnel, sur la base d'une dĂ©cision politique de Berlin. Le flux de gaz dans NS Ă©tait entravĂ© par les sanctions occidentales. En outre, un tel acte impliquerait que Moscou perde un levier stratĂ©gique clĂ© sur l'UE.
Des sources diplomatiques confirment que Berlin et Moscou étaient engagés dans une négociation secrÚte pour résoudre les problÚmes de NS et de NS2. Il fallait donc les stopper - tous les coups sont permis. D'un point de vue géopolitique, l'entité qui a eu l'idée d'interrompre un accord tient en échec une alliance possible entre l'Allemagne, la Russie et la Chine.
âȘïž Qui est le coupable ?
La possibilitĂ© d'une enquĂȘte "impartiale" sur un acte de sabotage aussi monumental - coordonnĂ© par l'OTAN, rien de moins - est dĂ©risoire. Des fragments des explosifs / drones sous-marins utilisĂ©s pour l'opĂ©ration seront certainement retrouvĂ©s, mais les preuves peuvent ĂȘtre trafiquĂ©es. Les Atlantistes accusent dĂ©jĂ la Russie. Il nous reste donc quelques hypothĂšses de travail plausibles.
LâhypothĂšse suivante est Ă©minemment solide et semble ĂȘtre basĂ©e sur des informations provenant de sources de renseignement russes. Bien sĂ»r, Moscou a dĂ©jĂ une assez bonne idĂ©e de ce qui s'est passĂ© (satellites et surveillance Ă©lectronique fonctionnant 24 heures sur 24, 7 jours sur 7), mais elle n'a pas voulu la rendre publique.
L'hypothĂšse se concentre sur la marine et les forces spĂ©ciales polonaises comme auteurs physiques (tout Ă fait plausible, le rapport offrant de trĂšs bons dĂ©tails internes), la planification et le soutien technique amĂ©ricains ( encore plus plausible), et l'aide des armĂ©es danoise et suĂ©doise (inĂ©vitable, Ă©tant donnĂ© que cela s'est passĂ© trĂšs prĂšs de leurs eaux territoriales, mĂȘme si cela a eu lieu dans les eaux internationales).
Cette hypothÚse s'inscrit parfaitement dans le cadre d'une conversation avec une source du renseignement allemand, qui a déclaré à The Cradle que le Bundesnachrichtendienst (BND ou renseignement allemand) était "furieux" car "il n'était pas dans le coup".
Bien sûr que non. Si l'hypothÚse est correcte, il s'agissait d'une opération manifestement anti-allemande, susceptible de dégénérer en une guerre intra-OTAN.
L'article 5 de l'OTAN, souvent cité - "une attaque contre l'un d'entre nous est une attaque contre nous tous" - ne dit évidemment rien d'une attaque de l'OTAN contre l'OTAN. AprÚs la perforation des pipelines, l'OTAN a publié une déclaration miÚvre dans laquelle elle "croit" que ce qui s'est passé est un sabotage et "répondra" de toute attaque délibérée contre ses infrastructures critiques. NS et NS2, soit dit en passant, ne font pas partie de l'infrastructure de l'OTAN.
L'ensemble de l'opĂ©ration a dĂ» ĂȘtre approuvĂ© par les AmĂ©ricains, et dĂ©ployĂ© sous leur marque de fabrique Diviser pour mieux rĂ©gner. "AmĂ©ricains" signifie dans ce cas les nĂ©o-conservateurs et les nĂ©o-libĂ©raux qui dirigent la machine gouvernementale Ă Washington, derriĂšre le lecteur de tĂ©lĂ©prompteur sĂ©nile.
Il s'agit d'une déclaration de guerre contre l'Allemagne et contre les entreprises et les citoyens de l'UE - et non contre la machine eurocrate kafkaïenne de Bruxelles. Ne vous méprenez pas: c'est l'OTAN qui dirige Bruxelles, et non la chef de la Commission européenne (CE) et Russophobe enragée Ursula von der Leyen, qui n'est rien d'autre que l'humble servante du capitalisme financier.
Il n'est pas étonnant que les Allemands soient absolument muets; aucun membre du gouvernement allemand n'a, jusqu'à présent, dit quoi que ce soit de substantiel.
âȘïž Le couloir polonais
Ă l'heure qu'il est, tous les bavards sont au courant du tweet de l'ancien ministre de la dĂ©fense polonais et actuel dĂ©putĂ© europĂ©en Radek Sirkorski : "Merci, les Ătats-Unis." Mais pourquoi la petite Pologne serait-elle sur le devant de la scĂšne? Il y a la russophobie atavique, un certain nombre de raisons politiques internes trĂšs alambiquĂ©es, mais surtout, un plan concertĂ© d'attaque contre l'Allemagne, fondĂ© sur un ressentiment refoulĂ© - y compris de nouvelles demandes de rĂ©parations pour la Seconde Guerre mondiale.
En outre, les Polonais sont terrifiés à l'idée qu'avec la mobilisation partielle de la Russie et la nouvelle phase de l'opération militaire spéciale (OMS) - bientÎt transformée en opération antiterroriste (OTC) - le champ de bataille ukrainien se déplace vers l'ouest. L'éclairage et le chauffage électriques ukrainiens seront trÚs certainement détruits. Des millions de nouveaux réfugiés en Ukraine occidentale tenteront de passer en Pologne.
En mĂȘme temps, il y a un sentiment de "victoire" reprĂ©sentĂ© par l'ouverture partielle du Baltic Pipe dans le nord-ouest de la Pologne - et cela, quasi simultanĂ©ment avec le sabotage.
Vous parlez d'un bon timing. Baltic Pipe transportera du gaz de la NorvÚge à la Pologne via le Danemark. Sa capacité maximale n'est que de 10 milliards de mÚtres cubes, soit dix fois moins que le volume fourni par NS et NS2. Le Baltic Pipe peut donc suffire à la Pologne, mais n'a aucune valeur pour les autres clients de l'UE.
Pendant ce temps, le brouillard de la guerre s'Ă©paissit de minute en minute. Il a dĂ©jĂ Ă©tĂ© prouvĂ© que des hĂ©licoptĂšres amĂ©ricains survolaient les points de sabotage il y a quelques jours Ă peine, qu'un navire de "recherche" britannique rĂŽdait dans les eaux danoises depuis la mi-septembre, et que l'OTAN a tweetĂ© sur les essais de "nouveaux systĂšmes sans pilote en mer" le jour mĂȘme du sabotage. Sans oublier que Der Spiegel a publiĂ© un rapport surprenant intitulĂ© "La CIA a averti le gouvernement allemand d'attaques contre les olĂ©oducs de la mer Baltique", ce qui pourrait ĂȘtre un moyen habile de dĂ©nĂ©gation plausible.
Le ministĂšre russe des affaires Ă©trangĂšres a Ă©tĂ© tranchant comme un rasoir: "L'incident a eu lieu dans une zone contrĂŽlĂ©e par les services de renseignement amĂ©ricains." La Maison Blanche a Ă©tĂ© contrainte de "clarifier" que le prĂ©sident Joe Biden - dans une vidĂ©o de fĂ©vrier devenue virale - n'avait pas promis de dĂ©truire le NS2; il avait promis de "ne pas permettre" son fonctionnement. Le dĂ©partement d'Ătat amĂ©ricain a dĂ©clarĂ© que l'idĂ©e que les Ătats-Unis soient impliquĂ©s est "absurde".

Il revenait au porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, de prodiguer une bonne dose de rĂ©alitĂ© : les dĂ©gĂąts causĂ©s aux pipelines posent un " gros problĂšme " Ă la Russie, qui perd essentiellement ses voies de fourniture de gaz Ă l'Europe. Les deux gazoducs NS2 Ă©taient remplis de gaz et - Ă©lĂ©ment crucial - prĂȘts Ă le livrer Ă l'Europe ; M. Peskov a admis de maniĂšre Ă©nigmatique que des nĂ©gociations avec l'Allemagne Ă©taient en cours.
M. Peskov a ajoutĂ©: "Ce gaz est extrĂȘmement coĂ»teux et maintenant, tout s'envole." Il a soulignĂ© une nouvelle fois que ni la Russie ni l'Europe n'avaient quoi que ce soit Ă gagner Ă ce sabotage, en particulier l'Allemagne. Ce vendredi, le Conseil de sĂ©curitĂ© des Nations unies tiendra une session spĂ©ciale sur le sabotage, Ă la demande de la Russie.
âȘïž L'attaque des Straussiens
Maintenant passons à la vue d'ensemble. Le Pipeline Terror fait partie d'une offensive straussienne, portant la scission de la Russie et de l'Allemagne au niveau ultime (comme ils peuvent le voir). Leo Strauss et le mouvement conservateur en Amérique: A Critical Appraisal, de Paul E. Gottfried (Cambridge University Press, 2011) est une lecture obligatoire pour comprendre ce phénomÚne.
Leo Strauss, philosophe juif allemand qui a enseigné à l'université de Chicago, est à l'origine de ce qui est devenu plus tard, de maniÚre trÚs retorse, la doctrine Wolfowitz, écrite en 1992 sous le nom de Defense Planning Guidance, qui définissait "la mission de l'Amérique dans l'aprÚs-guerre froide".
La doctrine Wolfowitz va droit au but: tout concurrent potentiel Ă l'hĂ©gĂ©monie amĂ©ricaine, en particulier les "nations industrielles avancĂ©es" comme l'Allemagne et le Japon, doit ĂȘtre Ă©crasĂ©. L'Europe ne doit jamais pouvoir exercer sa souverainetĂ©: "Nous devons veiller Ă empĂȘcher l'Ă©mergence d'un systĂšme de sĂ©curitĂ© purement europĂ©en qui saperait l'OTAN, et en particulier sa structure de commandement militaire intĂ©grĂ©e."
Avance rapide jusqu'Ă la loi ukrainienne de prĂȘt-bail pour la dĂ©fense de la dĂ©mocratie, adoptĂ©e il y a seulement cinq mois. Elle Ă©tablit que Kiev bĂ©nĂ©ficie d'un rĂ©gime de faveur en ce qui concerne tous les mĂ©canismes de contrĂŽle des armements. Toutes ces armes coĂ»teuses sont cĂ©dĂ©es en crĂ©dit-bail par les Ătats-Unis Ă l'UE pour ĂȘtre acheminĂ©es vers l'Ukraine. Le problĂšme est que, quoi qu'il arrive sur le champ de bataille, c'est l'UE qui devra payer les factures.
Le secrĂ©taire d'Ătat amĂ©ricain Blinken et sa sous-fifre, Victoria "F**k the EU" Nuland, sont des Straussiens, dĂ©sormais totalement dĂ©chaĂźnĂ©s, ayant profitĂ© du nĂ©ant Ă la Maison Blanche. En l'Ă©tat actuel des choses, il existe au moins trois "compartiments" de pouvoir dans un Washington fracturĂ©. Pour tous les Straussiens, une opĂ©ration bipartite serrĂ©e, rĂ©unissant plusieurs suspects habituels trĂšs en vue, visant Ă dĂ©truire l'Allemagne est primordiale.
Une hypothÚse de travail sérieuse les place en amont de l'ordre de mener le Pipeline Terror. Le Pentagone a vigoureusement nié toute implication dans le sabotage. Il existe des canaux secrets entre le secrétaire du Conseil de sécurité russe Nikolai Patrushev et le conseiller à la sécurité nationale américain Jake Sullivan.
Et des sources dissidentes du Beltway jurent que la CIA ne prend pas non plus part à ce petit jeu; l'agenda de Langley serait de forcer les Straussiens à faire marche arriÚre sur la réincorporation de la Novorossiya par la Russie, et de permettre à la Pologne et à la Hongrie de s'emparer de tout ce qu'elles veulent en Ukraine occidentale avant que le gouvernement américain tout entier ne bascule dans le vide.
âȘïž Rendez-vous Ă la Citadelle
Sur le grand Ă©chiquier, le sommet de l'Organisation de coopĂ©ration de Shanghai (OCS) Ă Samarkand, en OuzbĂ©kistan, il y a deux semaines, a dictĂ© le cadre du monde multipolaire Ă venir. Ajoutez Ă cela les rĂ©fĂ©rendums sur l'indĂ©pendance de la RPD, de la RPL, de Kherson et de Zaporozhye, que le prĂ©sident russe Vladimir Poutine va officiellement incorporer Ă la Russie, peut-ĂȘtre dĂšs vendredi.
Avec la fenĂȘtre d'opportunitĂ© qui se referme rapidement pour une percĂ©e de Kiev avant les premiers signes d'un hiver froid, et la mobilisation partielle de la Russie qui va bientĂŽt entrer dans le SMO remaniĂ© et ajouter Ă la panique occidentale gĂ©nĂ©ralisĂ©e, la Terreur des pipelines aurait au moins le "mĂ©rite" de consolider une victoire tactique Straussienne: l'Allemagne et la Russie fatalement sĂ©parĂ©es.
Pourtant, le retour de bĂąton sera inĂ©vitable - de maniĂšre inattendue - alors mĂȘme que l'Europe devient de plus en plus ukrainisĂ©e et mĂȘme polonisĂ©e : elle est devenue le pantin intrinsĂšquement nĂ©o-fasciste et sans complexe des Ătats-Unis, prĂ©dateur et non partenaire. Rares sont ceux dans l'UE qui n'ont pas subi un lavage de cerveau suffisamment efficace pour comprendre comment l'Europe est prĂ©parĂ©e Ă sa ruine ultime.
La guerre, menĂ©e par les Straussiens installĂ©s dans l'Ătat profond - nĂ©o-conservateurs et nĂ©o-libĂ©raux - ne s'arrĂȘtera pas. C'est une guerre contre la Russie, la Chine, l'Allemagne et d'autres puissances eurasiennes. L'Allemagne vient d'ĂȘtre abattue. La Chine observe actuellement, avec beaucoup d'attention. Et la Russie - nuclĂ©aire et hypersonique - ne se laissera pas intimider.
Le grand maĂźtre de la poĂ©sie C.P. Cavafy, dans En attendant les barbares, a Ă©crit : "Et maintenant, qu'allons-nous devenir, sans barbares ? Ces gens-lĂ Ă©taient pour ainsi dire une solution." Les barbares ne sont pas Ă nos portes, plus maintenant. Ils sont Ă lâabri,, installĂ©s dans leur Citadelle dorĂ©e.
Les opinions exprimées dans cet article ne reflÚtent pas nécessairement celles de The Cradle.
https://thecradle.co/Article/Columns/16307