👁🗨 Perdre sa maison & se perdre soi-même
Ma maison a disparu, et avec elle, une grande part de moi-même. Ils n'ont pas seulement bombardé un tas de pierres. Ils ont bombardé ma vie, mon enfance, mon identité.
👁🗨 Perdre sa maison & se perdre soi-même
Par Rana al-Shorbaji pour The Electronic Intifada, le 19 février 2025
Notre maison à Gaza était spacieuse et belle, avec trois chambres, deux salles de séjour et une cuisine qui sentait toujours bon les recettes de ma mère. Plus qu'une maison, c'était tout une palette de souvenirs, où chaque recoin raconte son histoire.
Ma chambre était peinte en rose tendre, était chaleureuse et confortable. Ce n'était pas seulement mon sanctuaire, je le partageais avec mes sœurs, Reem et Iman.
Notre chambre comptait trois lits, chacun marquant l'espace où nous avons grandi, avons ri, nous sommes battues, et avons étudié. L’espace de nos rêves. Les murs roses et le clair de lune par la fenêtre étaient mes compagnons de tous les instants. De mon lit, je pouvais toujours voir la lune - mon spectacle favori, la nuit.
Le salon était notre point de ralliement, véritable cœur de la famille.
Le vendredi, lorsque tout le monde était là, nous y déjeunions ensemble, partagions nos anecdotes et profitions de la présence des uns et des autres. C'est aussi là que nous recevions nos invités, qui y mettaient de l'amour et du rire.
Mais s'il y a bien un endroit que ma mère chérissait au-delà de sa propre chambre, c'était notre deuxième salon, celui qu'elle se réservait. C'était son refuge, là où elle commençait sa journée avec une tasse de café et un morceau de chocolat.
“Comme une étreinte chaleureuse”
La cuisine a toujours été ma première étape lorsque je rentrais de l'école ou de l'université. J'inspirais profondément, impatiente de découvrir les plats que ma mère avait préparés pour nous, les odeurs alléchantes m'accueillant comme une étreinte chaleureuse. Il ne s'agissait pas seulement de manger, mais aussi d'aimer, de prendre soin des autres et faire preuve de bienveillance à chaque repas.
Ensuite, il y avait le balcon, mon coin d'étude favori. De là, je pouvais voir le magnifique parc planté d'oliviers et de fleurs. C'était un lieu paisible, avec ses distractions. Mon père et ses amis s'y réunissaient souvent à l'aube, leurs rires et leurs conversations envahissant l'air. Parfois, cela me déconcentrait, sans me déranger. J'aimais cette énergie, ce flux de vie au-delà de mes livres.
Reem se comportait comme une petite espionne et jetait des coups d'œil furtifs vers le balcon, s'assurant que j'étudiais sans me laisser distraire. Veiller sur moi était pour elle une forme d'amour et de sollicitude, même si cela m'agaçait parfois.
Notre famille élargie aimait se réunir chez nous pour les grandes occasions. La maison était idéale pour accueillir ces réunions, et j'ai toujours rêvé d'y organiser ma fête de fin d'études. Je m'y voyais si bien - fêter avec ceux que j'aime, danser dans l'espace où j'ai grandi.
Mais le destin en a décidé autrement.
Une nouvelle vie
Je suis partie pour le Qatar en juillet 2023, laissant derrière moi tant de souvenirs. Je ne pouvais pas tout emporter, tout porter, c'était trop. J'ai laissé mes belles robes, les lettres écrites par mes amis, les cadeaux et les certificats de mes succès.
Je me suis promis de revenir les chercher un jour.
Mes livres de cours, mes lettres de recommandation, les appréciations de mes professeurs, autant de souvenirs marquants abandonnés dans ma maison.
Lorsque le cessez-le-feu a été instauré, j'ai cru qu'il apporterait du réconfort et mettrait fin aux souffrances. J'ai envoyé un message vidéo à ma famille pour lui dire que nous allions bientôt tous rentrer chez nous.
Je rêvais de les retrouver à Gaza et de montrer à mon fils, Saif, où sa mère a grandi. Je nous imaginais parcourant les pièces, le laissant s'asseoir sur mon vieux lit, regardant la télévision dans le salon où nous nous retrouvions. Je m'imaginais cuisiner et voir ma mère préparer les plats de mon enfance.
Mais le cessez-le-feu n'a pas apporté la paix tant espérée.
Lorsque j'ai appelé ma mère, sa voix tremblait lorsqu'elle m'a annoncé qu'Israël venait de détruire notre maison.
Je n'arrivais pas à y croire. Tous ces souvenirs, tous ces fragments de moi-même, réduits à l'état de ruines. Ma maison a disparu, et avec elle, une grande partie de moi-même. Ils n'ont pas seulement bombardé un tas de pierres. Ils ont bombardé ma vie, mon enfance, mon identité.
Je m'étais raccrochée à l'espoir de pouvoir rentrer chez moi. Mais maintenant, je sais que c’est fini. Ma maison a disparu. Et avec elle, la petite Rana d'alors.
La douleur de cette perte est encore vive. L'espoir que ma famille quitte la tente dans laquelle elle vit depuis si longtemps et puisse rentrer chez elle est maintenant anéanti. Ils retourneront simplement dans le même refuge temporaire, confrontés une fois de plus à l'incertitude et surtout à l'insécurité. Un cycle sans fin.
Je garde au fond de moi les souvenirs à jamais perdus, en essayant de bâtir une nouvelle vie sans retour.
Toutes les images sont fournies par l'auteur.
* Rana al-Shorbaji est professeur d'anglais et écrivain.
https://electronicintifada.net/content/losing-my-home-losing-part-myself/50415