👁🗨 Piégés dans des vies impensables
Il est fatigué & marche pieds nus. Il est terrifié par les bombes & sait ce que la mort veut dire. Il m'a dit que son Spiderman bleu s'est enfui avant que leur maison ne soit bombardée.
👁🗨 Piégés dans des vies impensables
Par Mahmoud Alyazji pour The Electronic Intifada, le 25 octobre 2024
Voilà plus d'un an que je suis parti de chez moi. Lorsque j'ai obtenu une bourse pour étudier à l'étranger pendant un semestre aux États-Unis en août 2023, mon plan initial était de voyager quatre mois. Mais maintenant, je suis coincé en Caroline du Nord, loin de ma famille à Gaza, à cause du génocide.
J'ai trois frères et trois sœurs. Je suis l'avant-dernier de tous mes frères et sœurs (le plus jeune est Ahmed, qui a 20 ans), et je suis l'oncle de 10 neveux et nièces.
Mon neveu Mahmoud, 6 ans, est particulièrement cher à mon cœur, et pas seulement parce qu'il porte le même prénom que moi. Un jour, il m'a demandé de punir le sol après qu'il soit tombé, en disant : “Méchant sol ! Comment oses-tu frapper Mahmoud !” Ensuite, il m'a demandé de l'accompagner acheter des chips et des bonbons. Il adorait mes histoires et était toujours triste lorsqu'il devait partir de chez moi.
Récemment, mon frère Mohammed m'a envoyé une photo de Mahmoud assis sur un banc de fortune, vendant des anbers, ou pommes confites - un projet de mon frère pour lui remonter le moral.
L'adorable sourire de Mahmoud n'a pas changé, mais tant d'autres choses se sont produites.
Installé sur mon lit confortable, j'ai regardé la photo un long moment. Le petit Mahmoud avait l'air fatigué, les yeux gonflés. Ses vêtements et ses jambes étaient sales. Il ne pesait quasiment plus que la moitié de son poids habituel. J'ai regardé son sourire, et j'ai souri. J'ai réécouté le message vocal qui accompagnait la photo, où il disait qu'il était très heureux de vendre des pommes confites pour gagner de l'argent afin d'aider son père.
Dans son ancienne vie, Mahmoud s'inquiétait pour ses crayons et ses jouets. Il n'aimait pas qu'on touche à son jouet bleu Spiderman. Il aimait les bonbons, une histoire et un baiser avant de se coucher.
Ce que Mahmoud ne sait pas, c'est qu'en fin de compte, le projet de pommes confites n'a pas très bien marché. Mon frère a dû baisser le prix parce que personne n'achetait. Et mon frère a ajouté de l'argent dans le pot et l'a compté avec Mahmoud le soir, dans la tente avec une petite lumière, et a donné à Mahmoud un shekel en guise de récompense.
Il manque à cette scène tout le confort que Mahmoud aurait dû avoir : un lit, une maison, et le sentiment d'être en sécurité.
Dans son message vocal, Mahmoud a pleuré, et j'ai entendu mon frère lui dire : “Ne pleure pas, tu es un grand”. J'ai eu envie de répondre : Non, c'est faux.
C'est un enfant à qui manquent ses bonbons préférés et son jouet bleu Spiderman. Il est fatigué et marche pieds nus. Il est terrifié par les bombes et sait ce que la mort veut dire. Il essaie de comprendre ce qui se passe, comme un enfant : il m'a dit que son Spiderman s'est enfui avant que leur maison ne soit bombardée.
Au lieu d'aller à l'école, il travaille. Il grandit sous une tente, exposé à la chaleur et au froid. Il se demande comment gagner de l'argent et survivre, mais aussi où trouver de l'eau, de quoi manger et du bois, et comment réparer sa tong déchirée.
Mon frère Ahmed
Mon jeune frère Ahmed, comme Mahmoud et moi, est lui aussi un enfant de la guerre.
Ahmed et moi avons partagé une chambre pendant la majeure partie de notre vie. Nous nous battions pour le lit d'angle, celui qui se trouvait près de la fenêtre qui laissait entrer de l'air pendant les heures sans électricité.
Nous nous battions chacun pour la meilleure moitié d'un sandwich, la tasse de thé la plus pleine.
Il aimait les lumières allumées, je les préférais éteintes.
Nous rivalisions constamment pour savoir qui allait contrôler la télécommande de la télévision.
Notre rivalité a été une constante de notre enfance.
Pendant ma troisième année de fac, Ahmed a obtenu son diplôme de fin d'études secondaires avec d'excellentes notes. Mais mes parents, bien qu'ils aient travaillé dur pour subvenir à nos besoins, avaient toujours des difficultés financières, et ils ne pouvaient pas se permettre de nous envoyer tous les deux à l'université en même temps.
Mes parents voulaient emprunter de l'argent pour qu'il puisse lui aussi s’inscrire à la fac. Mais Ahmed a dit qu'il attendrait.
Il a trouvé un boulot dans une usine de vêtements, où il était debout huit heures par jour, effectuant le travail répétitif et éreintant de la teinture à chaud des vêtements.
Il se levait tôt, aidait aux tâches ménagères, et partait ensuite à l'usine.
La plupart du temps, il entrait dans notre chambre à coucher épuisé, transpirant de la tête aux pieds, les pieds enflés. J'étais en train d'étudier, assis dans un fauteuil confortable avec un ventilateur pointé dans ma direction, en buvant du café et en me débattant avec l'anglais de Shakespeare.
Ahmed a travaillé pendant une année entière.
Lorsque je suis parti pour les États-Unis en août, Ahmed a enfin pu s'inscrire à l'université puisque je bénéficiais désormais d'une bourse d'études. Il était très enthousiaste à cette idée et, comme je m'y attendais, il s'est épanoui dans ses cours, principalement de graphisme, de communication et de publicité.
Mais le génocide a commencé deux mois après le début de ses études, et son cursus a de nouveau été mis en suspens.
Tout ce pour quoi ma famille s'était battue a été bombardé par Israël : la maison, la voiture, notre petit magasin de location de vêtements de soirée. Ahmed et le reste de ma famille ont été contraints d'évacuer vers Rafah, dans le sud de Gaza, en novembre 2023.
“Où est passé ton rire ?”
Aujourd'hui, Ahmed s'occupe de mes parents, car mes autres frères et sœurs ont leur propre famille. Il se lève tôt le matin pour ramasser du bois de chauffage, puis pour remplir des bidons d'eau. Il porte de lourds sacs de farine sur ses épaules et marche des kilomètres jusqu'à la tente. Il dort à même le sol pour que ma mère puisse étendre ses jambes atteintes d'arthrite sur le matelas.
La dernière fois que nous avons eu un appel vidéo, j'ai vu qu'il n'était plus le Ahmed d’avant. Il avait perdu plus de 15 kilos, incapable de reprendre du poids depuis qu'il vit de conserves et qu'il a à peine mangé une bouchée de protéines en un an.
Il a contracté l'hépatite B. Il est pâle, ses yeux sont enfoncés, il n'a pas son air rieur habituel. La guerre a dévoré son corps.
Nous avons tout de même réussi à rire, un peu. Mais je ne reconnaissais pas ce rire. Je lui ai demandé : “Où est passé ton rire ?”
Ahmed a toujours ri très fort.
“Je ne sais pas”, a-t-il répondu. “Il a disparu.”
Je donnerais tout pour mon frère. Je rêve de lui et j'aspire aux jours où nous rirons de nouveau ensemble.
Je ne voulais pas que mon frère m'entende pleurer au téléphone, alors j'ai raccroché en vitesse.
Je voulais lui dire qu'il me manque, et que son âme rayonnera à nouveau.
* Mahmoud Alyazji est écrivain, photographe et monteur vidéo à Gaza.
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