đâđš Pourquoi je vais Ă Moscou pour le dĂ©filĂ© de la Victoire du 9 mai
Que ce soit par ignorance, connivence ou lĂąchetĂ©, lâEurope porte une responsabilitĂ© collective dans la reprise de l'antagonisme qui a autrefois prĂ©cipitĂ© le continent dans deux guerres mondiales.

đâđš Pourquoi je vais Ă Moscou pour le dĂ©filĂ© de la Victoire du 9 mai
Par Thomas Fazi, le 8 mai 2025
Nous devons commencer à réparer ce que d'autres se sont acharnés à détruire.
Au moment oĂč j'Ă©cris ces mots, je me trouve Ă environ 5 000 mĂštres d'altitude, entre Rome et Istanbul. De lĂ , demain matin, je m'envolerai pour Moscou afin d'assister et de documenter le dĂ©filĂ© du 9 mai, jour de la Victoire, qui marque cette annĂ©e le 80e anniversaire de la dĂ©faite de l'Allemagne nazie par l'Union soviĂ©tique. Ă condition, bien sĂ»r, que mon vol ne soit pas annulĂ© Ă la suite dâune attaque massive de drones ukrainiens contre plusieurs aĂ©roports russes.
Ce sera ma premiĂšre fois en Russie, et j'ai hĂąte de dĂ©couvrir la ville, retrouver des amis et savourer une bonne vodka avec des cornichons. Mais bien sĂ»r, je ne vais pas lĂ -bas pour ça. J'ai choisi d'ĂȘtre Ă Moscou ce jour-lĂ parce que cet Ă©vĂ©nement compte. Nous traversons une pĂ©riode extrĂȘmement sombre et dangereuse. Ces trois derniĂšres annĂ©es et demie, les gouvernements europĂ©ens ont systĂ©matiquement sabotĂ© leurs relations diplomatiques, Ă©conomiques et culturelles avec la Russie, tout en menant contre elle une guerre par procuration, aux dĂ©pens de l'Ukraine. MĂȘme si beaucoup refusent encore de le voir, l'Europe est en guerre â militaire, Ă©conomique et culturelle â contre la plus grande puissance nuclĂ©aire du monde. Les armes, les services du renseignement et les financements fournis par l'Occident ont contribuĂ© Ă la mort de milliers de soldats russes.
C'est un scénario déjà vécu. Les puissances européennes ont mené plusieurs guerres contre la Russie : la guerre de Crimée, la PremiÚre Guerre mondiale et, plus catastrophique encore, la Seconde Guerre mondiale, lorsque l'Allemagne nazie a lancé l'opération Barbarossa, la campagne militaire la plus meurtriÚre de l'histoire contre l'Union soviétique, qui a fait des millions de victimes russes. Aujourd'hui, une fois encore, l'Europe joue avec le feu. Ce à quoi nous assistons n'est pas une réaction à l'invasion russe de 2022, mais la poursuite d'une offensive géopolitique menée depuis des décennies et qui a fini par déclencher cette invasion.
Pendant plus de trente ans, la plupart des EuropĂ©ens ont vĂ©cu sans prendre conscience de la guerre invisible que leur continent avait engagĂ©e. L'expansion de l'OTAN vers l'Est, les nombreuses ârĂ©volutions de couleurâ dans les pays post-soviĂ©tiques, le coup d'Ătat soutenu par l'Occident en Ukraine en 2014, la guerre civile qui a sĂ©vi dans le Donbass, les sanctions Ă©conomiques et la campagne mĂ©diatique incessante contre la Russie ne constituent que diffĂ©rentes Ă©tapes d'une guerre entre l'Occident et la Russie. Il y a trois ans et demi, cette guerre a juste basculĂ© dans une phase encore plus ouverte.
Le plus inquiĂ©tant, câest que cette campagne n'a pas Ă©tĂ© motivĂ©e par quelque calcul stratĂ©gique europĂ©en. En rĂ©alitĂ©, l'Europe avait tout Ă gagner d'une relation stable avec la Russie post-soviĂ©tique. Cette rupture a Ă©tĂ© orchestrĂ©e pour servir les intĂ©rĂȘts d'une puissance Ă©trangĂšre, les Ătats-Unis, pour qui maintenir la division entre l'Europe et la Russie a toujours Ă©tĂ© un impĂ©ratif gĂ©ostratĂ©gique. La Russie a reprĂ©sentĂ© un dĂ©fi non seulement pour la domination amĂ©ricaine du temps de la guerre froide, mais aussi pour l'hĂ©gĂ©monie unipolaire qui a suivi. C'est pourquoi Washington a passĂ© les dĂ©cennies de l'aprĂšs-guerre froide Ă tenter de dĂ©manteler la Russie sur les plans Ă©conomique, politique et culturel, en se servant de l'Europe comme tĂȘte de pont.
Si de nombreux dirigeants europĂ©ens ont approfondi leurs relations avec la Russie dans les annĂ©es 2000, ils n'ont pas eu le courage politique â ou l'indĂ©pendance â de rĂ©sister Ă la pression washintonienne. Que ce soit par ignorance, connivence ou lĂąchetĂ©, les dirigeants europĂ©ens portent une responsabilitĂ© collective dans la reprise de l'antagonisme qui a autrefois prĂ©cipitĂ© le continent dans deux guerres mondiales.
Et comme lors des épisodes précédents, cette derniÚre escalade s'est accompagnée d'une campagne agressive de déshumanisation et de russophobie acharnée. Nous avons entendu dans des talk-shows des appels à bombarder des bùtiments gouvernementaux russes, assisté à la confiscation de voitures et de téléphones russes aux frontiÚres de l'UE, à la mise à l'index de la littérature et de l'art russes dans les institutions européennes, et vu des athlÚtes russes contraints de concourir sans leur drapeau ni leur hymne national.
Et les dirigeants europĂ©ens continuent de jeter de l'huile sur le feu avec des discours incendiaires et des programmes de rĂ©armement massif, justifiĂ©s par le spectre d'une menace russe tout simplement inexistante. Ils Ă©rigent un nouveau rideau de fer, non seulement physique, mais aussi psychologique et culturel. La rĂ©action hostile Ă l'Ă©gard de dirigeants comme le Slovaque Robert Fico, qui a osĂ© dĂ©clarer qu'il assisterait aux cĂ©lĂ©brations du 9 mai, en dit long. Les contacts avec le âmonstre russeâ sont Ă proscrire, tel est le nouveau dogme de la âdiplomatieâ europĂ©enne.
Les conséquences de cette politique ont été dévastatrices. Sur le plan économique, la rupture avec la Russie, et en particulier la perte d'une source d'énergie bon marché, a été catastrophique. Sur le plan sécuritaire, l'Occident a poussé l'Europe au bord d'une confrontation directe avec une superpuissance nucléaire. Ce désastre n'a été évité jusqu'à présent que grùce à la retenue des dirigeants russes, malgré les provocations répétées de l'Occident.
Les consĂ©quences culturelles et, je dirais mĂȘme spirituelles, de cette rupture forcĂ©e sont tout aussi graves. Pendant des siĂšcles, l'Europe et la Russie se sont engagĂ©es dans un enrichissant processus d'osmose culturelle, dans les domaines de la littĂ©rature, de la musique, du cinĂ©ma et de la philosophie. La culture russe fait partie du patrimoine europĂ©en, tout comme la culture europĂ©enne fait partie de celui de la Russie.
Sur le plan politique Ă©galement, l'Union soviĂ©tique a jouĂ© un rĂŽle dĂ©cisif dans le façonnement de l'Europe d'aprĂšs-guerre. L'existence mĂȘme de l'URSS a alimentĂ© le rĂȘve du socialisme dĂ©mocratique occidental et permis Ă la social-dĂ©mocratie occidentale de voir le jour, contraignant les Ă©lites Ă accepter l'Ătat providence et les droits des travailleurs. En tant qu'Italien, je suis particuliĂšrement sensible aux liens profonds qui ont uni le Parti communiste italien et l'Union soviĂ©tique, liens qui ont influencĂ© la vie politique italienne bien au-delĂ de la guerre froide.
Ce que les Ătats-Unis et leurs mandataires europĂ©ens ont accompli, par leurs actions ou leur inaction, relĂšve de la tragĂ©die historique. Comme l'Ă©crit le philosophe allemand Hauke Ritz dans son remarquable ouvrage âVom Niedergang des Westens zur Neuerfindung Europasâ (Du dĂ©clin de l'Occident Ă la rĂ©invention de l'Europe) :
âAvoir rejetĂ© et peut-ĂȘtre dĂ©finitivement perdu ce partenaire en planifiant la sĂ©paration de l'Ukraine de la Russie, comme l'a dĂ©jĂ fait le haut commandement allemand pendant la PremiĂšre Guerre mondiale, est sans doute l'erreur la plus dramatique que l'Europe ait commise dans toute son histoireâ.
Voilà pourquoi je choisis de me rendre à Moscou le 9 mai. C'est un geste symbolique, mais délibéré, de défi face aux tentatives de rupture des liens entre l'Europe et la Russie. Le moment est particuliÚrement symbolique : le 9 mai commémore la victoire de la Russie sur le nazisme, une page de l'histoire que les dirigeants européens tentent aujourd'hui de réécrire ou d'effacer.
Ce geste peut sembler insignifiant, mais mĂȘme les actes symboliques ont leur importance. L'Europe se trouve aujourd'hui dans une phase d'interrĂšgne extrĂȘmement pĂ©rilleuse : l'ancien ordre transatlantique s'est effondrĂ©, mais aucun nouveau cadre n'est venu le remplacer. Face Ă cette vacuitĂ©, des dirigeants irresponsables se raccrochent Ă des institutions obsolĂštes et Ă des idĂ©ologies trompeuses. Cette pĂ©riode de transition entre un monde ancien qui se meurt et un monde nouveau pas encore Ă©clos est extrĂȘmement dangereuse, propice aux dĂ©rives des politiciens en mal de solutions.
Les relations avec la Russie peuvent-elles ĂȘtre rĂ©tablies ? Cette question n'est pas seulement gĂ©opolitique, elle est existentielle. La crise identitaire de l'Europe, sa non-pertinence stratĂ©gique et sa dĂ©sintĂ©gration sociale dĂ©coulent toutes d'une rĂ©alitĂ© plus fondamentale : depuis 80 ans, l'Europe ne se gouverne pas elle-mĂȘme. Elle est subordonnĂ©e Ă une puissance extĂ©rieure, les Ătats-Unis, et coupĂ©e de ses propres racines historiques et culturelles.
Le mythe de âl'Occidentâ n'est qu'une fiction, un euphĂ©misme pour dĂ©signer un empire amĂ©ricain informel. En rompant ses liens avec la Russie, l'Europe a rompu avec elle-mĂȘme. Comme l'affirme Ritz, ce n'est qu'en renouant avec la Russie que l'Europe pourra reconquĂ©rir sa souverainetĂ© culturelle et politique. Parmi les nations âeuropĂ©ennesâ, seule la Russie a prĂ©servĂ© une vision de la culture europĂ©enne enracinĂ©e dans la tradition, contrairement au postmodernisme creux exportĂ© par le monde atlantique.
En bref, la survie de l'Europe dĂ©pend de sa rupture avec les Ătats-Unis et du dĂ©veloppement d'une identitĂ© post-atlantique. Cela signifie renouer avec la Russie, non pas comme une concession politique, mais comme un impĂ©ratif civilisationnel. C'est une tĂąche ardue, mais c'est la seule voie viable pour aller de l'avant. VoilĂ pourquoi moi-mĂȘme et beaucoup d'autres EuropĂ©ens serons (ou tenterons d'ĂȘtre) Ă Moscou le 9 mai : pour commencer Ă reconstruire la passerelle que d'autres se sont acharnĂ©s Ă dĂ©truire.
Traduit par Spirit of Free Speech