đâđš Pourquoi Julian Assange est Ă l'avant-garde de la libertĂ© de la presse dans le monde.
Le rÎle des journalistes est de dire la vérité au pouvoir, et non de fabriquer du consentement - pour reprendre les célÚbres mots de Chomsky - pour le gouvernement et les classes dirigeantes.
đâđš Pourquoi Julian Assange est Ă l'avant-garde de la libertĂ© de la presse dans le monde.
Par Prabir Purkayastha, El Ciudadano, le 23 septembre 2023
Julian Assange a compris la nature changeante de la maniÚre dont les informations sont continuellement créées en grandes quantités par le gouvernement, stockées et transmises.
Le 8 septembre, nous avons célébré la Journée mondiale des journalistes pour rappeler que le rÎle des journalistes est de dire la vérité au pouvoir, et non de fabriquer du consentement - pour reprendre les célÚbres mots de Chomsky - pour le gouvernement et les classes dirigeantes.
Cette journĂ©e est l'occasion de se souvenir de trois personnes qui illustrent la nĂ©cessitĂ© de dire la vĂ©ritĂ© : Daniel Ellsberg pour les Pentagon Papers, Julian Assange pour WikiLeaks et Chelsea Manning, sans qui nous n'aurions aucune preuve de ce que les Ătats-Unis ont perpĂ©trĂ©, non seulement en Irak et en Afghanistan, mais aussi dans le monde entier. Je voudrais Ă©galement aborder la nature changeante des âsecretsâ gouvernementaux : ce que cela impliquait de les supprimer et ce que cela implique de les supprimer aujourd'hui.
Aujourd'hui, tout comme le pouvoir du gouvernement de s'immiscer dans nos vies et nos activitĂ©s a augmentĂ© de maniĂšre exponentielle [Ă titre dâexemple, Prism de la NSA et Pegasus du NSO : Prism est un programme amĂ©ricain de surveillance Ă©lectronique par la collecte de renseignements Ă partir d'Internet et d'autres fournisseurs de services Ă©lectroniques qui prĂ©voit le ciblage de personnes vivant hors des Ătats-Unis, et Pegasus est un logiciel espion destinĂ© Ă attaquer les smartphones sous iOS et Android utilisĂ© par plusieurs pays Ă des fins d'espionnage. Parmi les cibles identifiĂ©es, on dĂ©nombre 189 journalistes, 85 militants des droits de l'homme, 65 dirigeants d'entreprises et 600 personnalitĂ©s politiques ou membres de gouvernements et des chefs d'Ă©tats.], le nombre de fuites a lui aussi augmentĂ©. Les Pentagon Papers d'Ellsberg ne comptaient que 7 000 pages, photocopiĂ©es manuellement (Daniel Ellsberg, The Doomsday Machine : Confessions of a Nuclear War Planner). Les âdocumentsâ de Chelsea Manning qu'Assange a retransmis, s'attirant ainsi les foudres du gouvernement amĂ©ricain, comprenaient quelque 750 000 documents (dossiers de la guerre d'Irak, dossiers de la guerre d'Afghanistan et cĂąbles diplomatiques amĂ©ricains). Manning a utilisĂ© son ordinateur pour tĂ©lĂ©charger cette Ă©norme cache de donnĂ©es. Ellsberg possĂ©dait l'une des plus hautes autorisations de sĂ©curitĂ© du gouvernement amĂ©ricain. Snowden, administrateur de systĂšmes, est censĂ© avoir âexfiltrĂ©â plus d'un million de documents de la NSA.
Manning, quant Ă lui, n'Ă©tait qu'un simple caporal, un Ă©chelon infĂ©rieur de la hiĂ©rarchie militaire. Assange avait identifiĂ© une caractĂ©ristique essentielle de notre Ă©poque : la rĂ©volution numĂ©rique se traduit par une Ă©norme centralisation de l'information et par la facilitĂ© avec laquelle elle peut ĂȘtre diffusĂ©e. Dans sa confĂ©rence de 1984, l'auteur Stewart Brand, lors d'une conversation avec Steve Wozniak, cofondateur d'Apple, avait Ă©voquĂ© cette dualitĂ© de l'information Ă l'Ăšre numĂ©rique : la centralisation de l'information car elle est si prĂ©cieuse pour ceux qui dĂ©tiennent le pouvoir. Mais aussi, la facilitĂ© avec laquelle il est possible de la copier et donc de d'Ă©chapper aux dirigeants. C'est pourquoi Assange a crĂ©Ă© WikiLeaks. Les personnes qui avaient accĂšs Ă ces informations prĂ©cieuses stockĂ©es dans les âcoffres-forts sĂ©curisĂ©sâ des gouvernements pouvaient utiliser WikiLeaks pour sensibiliser la population. Ces deux organisations utilisent la puissance des technologies numĂ©riques et leur capacitĂ© Ă produire des copies, mais Ă des fins totalement diffĂ©rentes.
En 1971, il y a un peu plus de 50 ans, Daniel Ellsberg a divulguĂ© une Ă©tude du ministĂšre amĂ©ricain de la dĂ©fense - les âPentagon Papersâ - sur la guerre du ViĂȘt Nam au New York Times et, par la suite, Ă de nombreux autres organes de presse. Le mouvement contre la guerre du ViĂȘt Nam, qui avait alors dĂ©ferlĂ© sur les Ătats-Unis, avec des effets en cascade dans le monde entier pour ma gĂ©nĂ©ration, avait fait d'Ellsberg un radical. Comme il l'a fait pour beaucoup d'entre nous dans le monde entier qui ont manifestĂ© contre les Ătats-Unis et leur guerre. La guerre du ViĂȘt Nam a discrĂ©ditĂ© l'empire amĂ©ricain et produit une gĂ©nĂ©ration radicale, Ă laquelle Daniel Ellsberg Ă©tait fier d'appartenir.
Les Pentagon Papers ont exposĂ© dans le dĂ©tail les raisons pour lesquelles la guerre du ViĂȘt Nam Ă©tait dĂ©sormais une cause perdue, et pourquoi le peuple vietnamien allait vaincre le gouvernement nĂ©o-colonial fantoche de Ngo Dinh Diem (soutenu par les Ătats-Unis dans le Sud du ViĂȘt Nam). Bien qu'il ait Ă©tĂ© admis en 1968 que les Ătats-Unis ne pouvaient pas gagner, ils sont passĂ©s d'une guerre terrestre et aĂ©rienne contre les forces de libĂ©ration vietnamiennes au Sud-Vietnam aux bombardements aĂ©riens du Nord-Vietnam et du Cambodge. Ellsberg pensait que si le public amĂ©ricain dĂ©couvrait la vĂ©ritĂ© sur la guerre du ViĂȘt Nam, il contribuerait Ă y mettre un terme. C'est pourquoi lui et un ancien collĂšgue, Anthony Russo, ont communiquĂ© Ă la presse les documents du Pentagone. Le peuple amĂ©ricain, pensait-il, avait le droit de savoir ce qu'il en Ă©tait de la guerre menĂ©e en son nom.
La publication des âPentagon Papersâ a aidĂ© le mouvement anti-guerre, mais n'a pas mis fin Ă la guerre. Il a fallu quatre annĂ©es de plus - avril 1975 - pour que les combattants vietnamiens libĂšrent Saigon. Les images des forces amĂ©ricaines quittant le pays dans la honte, accrochĂ©es aux hĂ©licoptĂšres qui dĂ©collaient du toit de l'ambassade amĂ©ricaine, sont similaires Ă ce que nous avons vu rĂ©cemment Ă Kaboul.
Ă l'Ă©poque de la guerre en Irak, le monde de l'information avait changĂ©. L'information n'Ă©tait plus sur papier. Les photocopies non plus. La numĂ©risation de l'information signifiait que de grandes quantitĂ©s pouvaient ĂȘtre collectĂ©es, stockĂ©es et utilisĂ©es en temps rĂ©el Ă des fins de guerre, qu'il s'agisse de la guerre physique et cinĂ©tique ou de la guerre de l'information. Toute la puissance des Ătats-Unis, leur puissance technologique et leur puissance monĂ©taire ont pu ĂȘtre utilisĂ©es pour construire non seulement la machine de guerre amĂ©ricaine, mais aussi ce que nous appelons aujourd'hui l'Ătat de surveillance, et non seulement l'invasion de tous les aspects de notre vie, mais aussi la crĂ©ation de nouvelles mains invisibles du ministĂšre de la vĂ©ritĂ©. Il s'agit d'une guerre de l'information d'une autre nature que celle qui a vu Ellsberg photocopier les âPentagon Papersâ.
C'est le monde qu'Assange a vu et compris. Si Ellsberg a compris le monde du pouvoir, Assange a compris la nature changeante des informations constamment gĂ©nĂ©rĂ©es en grandes quantitĂ©s par le gouvernement, stockĂ©es et transfĂ©rĂ©es. La nature mĂȘme de la technologie qui permet cette duplication presque sans coĂ»t de l'information et de ses flux la rend Ă©galement vulnĂ©rable au partage et Ă la mise Ă disposition du public.
Voyons quelques chiffres. Ă l'Ă©poque d'Ellsberg, ils Ă©taient peut-ĂȘtre quelques centaines, peut-ĂȘtre un millier au maximum, Ă avoir accĂšs aux documents du Pentagone et Ă pouvoir les photocopier Ă la main comme Ellsberg l'a fait. Il avait une habilitation de sĂ©curitĂ© de niveau GS-18, l'Ă©quivalent civil d'une habilitation situĂ©e entre le grade de gĂ©nĂ©ral de division et celui de gĂ©nĂ©ral de corps d'armĂ©e dans l'armĂ©e. Chelsea Manning Ă©tait une âspĂ©cialisteâ, l'Ă©quivalent d'un caporal dans les forces armĂ©es amĂ©ricaines. C'est la nature de l'Ă©volution technologique qui a permis Ă une spĂ©cialiste avec le grade de caporal de porter un coup mortel Ă la guerre amĂ©ricaine en Irak et en Afghanistan. Les spĂ©cialistes de la technologie sont nĂ©cessaires pour faire fonctionner les rouages de l'infrastructure mondiale de l'information. Ils peuvent avoir des grades âsubalternesâ, mais en raison de leur proximitĂ© avec l'information dans ces vastes rĂ©seaux militaires et diplomatiques entretenus par les gouvernements, ils y ont un accĂšs total. Et l'ordinateur, en tant que dispositif de copie, est un dispositif beaucoup plus puissant pour copier l'information. Enfin, les disques sur lesquels nous copions des donnĂ©es aujourd'hui, y compris notre humble clĂ© USB, peuvent stocker des centaines de milliers de donnĂ©es !
C'est grĂące Ă Assange et Ă WikiLeaks que les informations de Manning ont pu ĂȘtre diffusĂ©es dans le monde entier. Et mĂȘme lorsque lui et Manning ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s, emprisonnĂ©s et placĂ©s Ă l'isolement, les informations de WikiLeaks restent accessibles Ă chacun d'entre nous. Y compris aujourd'hui. La vidĂ©o de Bagdad âCollateral Murderâ, diffusĂ©e par WikiLeaks, a Ă©tĂ© vue dans le monde entier et a montrĂ© que les Ătats-Unis mentaient et dissimulaient massivement leurs crimes de guerre. Les cĂąbles diplomatiques de WikiLeaks ont informĂ© le peuple tunisien du rĂ©gime kleptocratique de la famille Ben Ali et ont dĂ©clenchĂ© ce que l'on a appelĂ© plus tard le Printemps arabe.
Le combat des habitants des Ăźles Chagos devant la Cour internationale de justice (CIJ), expulsĂ©s illĂ©galement par le Royaume-Uni et les Ătats-Unis pour Ă©tablir la base navale amĂ©ricaine de Diego Garcia, s'est appuyĂ© en partie sur des documents de WikiLeaks. Il ne s'agit lĂ que d'une infime partie des informations qui sont aujourd'hui Ă la disposition des militants et ne peuvent ĂȘtre effacĂ©es ni d'Internet ni de notre mĂ©moire. Tout comme l'Ătat de surveillance a envahi chaque recoin de nos vies, le besoin pathologique de l'Ătat de surveillance d'accĂ©der Ă toutes ces informations et de les stocker rend l'Ătat poreux et vulnĂ©rable.
Dernier exemple en date de cette vulnĂ©rabilitĂ© : Jack Teixeira, un garde national de l'armĂ©e de lâair de 21 ans, a eu accĂšs Ă des documents top secrets du Pentagone et de la CIA sur l'Ukraine. Il a partagĂ© ces documents sur un serveur de jeu Discord privĂ©, non pas dans le noble but d'arrĂȘter la guerre, mais simplement pour se faire valoir. La question de savoir s'il s'agit de la seule fuite, ou si d'autres divulguent Ă©galement des documents pour crĂ©er un climat de guerre, qu'il s'agisse d'un amalgame de fuites ou simplement de manipulations, est une autre histoire. Ce qui est important, c'est que le pilote Teixeira, bien qu'il se situe au bas de l'Ă©chelle de l'armĂ©e de l'air amĂ©ricaine, a eu accĂšs Ă des documents top secrets visibles en principe par de hauts responsables de l'armĂ©e et les services de renseignement amĂ©ricains. Il faisait partie d'une Ă©quipe de gestion du rĂ©seau central, et Ă©tait l'une des 1,5 million de personnes qui disposaient de ce niveau d'accĂšs.
Oui, nous nous trouvons aujourd'hui dans un Ă©tat de surveillance panoptique oĂč nos gouvernants peuvent surveiller le moindre dĂ©tail de nos vies. Mais ce que Manning et Teixeira nous montrent, c'est que la technologie qui permet aux Ă©tats d'observer ce que nous faisons fonctionne Ă©galement dans le sens inverse. Tant que nous aurons des Assange, Ellsberg, Manning et d'autres, nous pourrons aussi identifier les commanditaires. Comme l'a Ă©crit le poĂšte anglais Shelly en 1819 aprĂšs le massacre de Peterloo : "Vous ĂȘtes nombreux, ils sont peu nombreux". Ce constat reste le mĂȘme Ă l'Ăšre numĂ©rique.
Article réalisé en collaboration avec Newsclick et Globetrotter.
* Prabir Purkayastha est le rédacteur en chef fondateur de Newsclick.in, une plateforme de médias numériques. Il milite pour la science et le mouvement des logiciels libres.
El Ciudadano est un média de communication de diffusion mensuelle sur papier et de fonctionnement quotidien sur le web. Il fait partie de la Red de Medios de los Pueblos, ce qui fait de lui un média du troisiÚme secteur destiné à lutter contre la corruption dans l'information. El Ciudadano est une publication qui s'efforce d'élever du niveau local au niveau mondial les demandes de l'organisation sociale chilienne, mais aussi de promouvoir l'action directe de la citoyenneté pour son droit à l'autodétermination. elciudadano.cl
https://www.pressenza.com/2023/09/why-julian-assange-is-in-the-vanguard-of-global-press-freedom/