👁🗨 Quand les réseaux sociaux se retrouvent au service du FBI et de la CIA
Avec les Twitter Files, Musk a laissé ce qui s'est passé à huis clos, mais va se refermer sous peu. Et la noirceur reprendra le dessus, à moins que le public ne réclame son droit d'en savoir plus.
👁🗨 Quand les réseaux sociaux se retrouvent au service du FBI et de la CIA
Par Jonathan Cook, le 20 février 2023
Les Twitter Files ont levé le voile sur une alliance secrète entre la Silicon Valley, les agences de renseignement et l'establishment politique.
La dernière fois que le Congrès américain a essayé de s'attaquer à ce que faisaient les services de sécurité en pleine expansion du pays, c'était il y a près d'un demi-siècle.
En 1975, la commission Church a réussi à prendre un instantané fugace, mais loin d'être complet, du monde souterrain dans lequel opèrent des agences telles que la Central Intelligence Agency (CIA), le Federal Bureau of Investigations (FBI) et la National Security Agency (NSA).
À la suite du scandale du Watergate, la commission du Congrès et d'autres enquêtes connexes ont révélé que les services de renseignement du pays disposaient de pouvoirs de surveillance étendus, et étaient impliqués dans toute une série d'actes illégaux ou anticonstitutionnels.
Ils subvertissaient et assassinaient secrètement des dirigeants étrangers. Ils ont coopté des centaines de journalistes et de nombreux médias à travers le monde pour promouvoir de fausses histoires. Ils ont espionné et infiltré des groupes politiques et de défense des droits civils. Et ils ont manipulé le discours public pour protéger et étendre leurs pouvoirs.
Dans une tournure improbable des événements, un milliardaire a ouvert une nouvelle fenêtre sur les manipulations secrètes des services de sécurité.
Le sénateur Frank Church lui-même a prévenu que la puissance de la communauté du renseignement pourrait à tout moment "se retourner contre le peuple américain, et personne n'aurait plus de vie privée, tant la capacité de tout surveiller est grande... Il n'y aurait plus d'endroit où se cacher".
Depuis lors, les possibilités technologiques d'atteinte à la vie privée ont considérablement augmenté, et la portée des agences de renseignement, surtout après le 11 septembre, a évolué d'une manière que Church n'aurait jamais pu prévoir.
C'est pourquoi la mise en place d'une nouvelle commission Church se fait attendre depuis longtemps. Enfin, dans les circonstances les plus controversées et pour les raisons les plus partisanes, une sorte de renouveau pourrait finalement être sur le point de se produire.
Le mois dernier, une longue bataille au sein du parti républicain pour élire Kevin McCarthy comme nouveau président de la Chambre des représentants a contraint ce dernier à céder aux exigences de l'aile droite de son parti. Il a notamment accepté de créer une commission sur ce que l'on appelle la "militarisation" du gouvernement fédéral.
Cette commission a tenu sa première réunion la semaine dernière. Le comité a déclaré que sa tâche serait d'examiner "la politisation du FBI et du Department O Justice et les attaques contre les libertés civiles américaines".
Plus tôt, dans un discours à la Chambre sur le nouveau comité, le représentant républicain Dan Bishop a déclaré qu'il était temps d'éliminer la "pourriture" au sein du gouvernement fédéral : "Nous mettons l'État profond en demeure. Nous vous attendons."
Les démocrates décrient déjà la commission comme un outil qui sera brandi dans l'intérêt de Donald Trump et de ses partisans, affirmant que la droite républicaine veut discréditer les services de sécurité et suggérer des malversations dans le traitement de l'ancien président.
Des pouvoirs qui font boule de neige
Mais si la commission finira presque certainement par être utilisée pour régler des comptes politiques, elle pourrait néanmoins parvenir à faire la lumière sur certains des nouveaux pouvoirs terrifiants que les services de sécurité ont accumulés depuis le rapport de la commission Church.
Les proportions dans lesquelles ces pouvoirs ont fait boule de neige devraient être évidentes pour tous. Les documents divulgués par le lanceur d'alerte Edward Snowden il y a dix ans ont révélé l'existence d'une surveillance de masse illégale exercée par la NSA sur le territoire national, et à l'étranger. Et Wikileaks, l'organisation de transparence de Julian Assange, a publié des dossiers révélant non seulement les crimes de guerre commis par les États-Unis en Irak et en Afghanistan, mais aussi un vaste programme mondial de piratage informatique mené par la CIA.
Notamment, dans ce qui pourrait être un indicateur du pouvoir des agences de sécurité d'infliger des représailles à ceux qui défient leur puissance, Assange et Snowden ont été lourdement frappés
Snowden a été contraint de s'exiler en Russie, l'une des rares juridictions où il ne peut être extradé vers les États-Unis et enfermé. Assange a été emprisonné alors que les autorités américaines cherchent à l'extrader, afin qu'il puisse disparaître dans une prison de haute sécurité pour le restant de ses jours.
Aujourd'hui, dans une tournure improbable des événements, un milliardaire a ouvert une nouvelle fenêtre sur les manipulations secrètes des services de sécurité, cette fois en relation avec les plateformes de réseaux sociaux et le processus électoral américain. Les acteurs clés sont cette fois le FBI et le département de la sécurité intérieure (DHS), mis en place par l'administration de l'ancien président George W Bush juste après les attentats du 11 septembre 2001.
Après avoir racheté le réseau social Twitter l'année dernière, Elon Musk a donné à une poignée de journalistes indépendants l'accès à ses archives d'entreprise. Dans une série d'enquêtes appelées "Twitter Files", publiées sous forme de longs articles sur la plateforme, ces journalistes ont identifié ce qui se passait avec les précédents propriétaires de Twitter.
Globalement, après l'élection de Trump, les agences de sécurité américaines - confortés par des appuis politiques, en particulier celui du parti démocrate - se sont immiscées de manière agressive dans les processus décisionnels de Twitter. D'autres grandes plateformes de réseaux sociaux semblent avoir pris des dispositions similaires.
Un " petit rien " ?
Les "Twitter Files" suggèrent l'émergence rapide d'un partenariat caché entre les services de renseignement de l'État, la Silicon Valley et les médias traditionnels, afin de manipuler le discours national aux États-Unis - ainsi que dans une grande partie du reste du monde.
Les protagonistes de cette alliance s'attribuent mutuellement la responsabilité de leur ingérence dans la politique américaine - dissimulée aux yeux du public - comme une réponse nécessaire à la montée rapide d'un nouveau populisme. Trump et ses partisans ont fini par dominer le parti républicain, et une gauche populiste dirigée par le sénateur Bernie Sanders a fait des percées limitées au sein du parti démocrate.
Les réseaux sociaux ont suscité une vive inquiétude de la part des services de sécurité, car ils étaient considérés comme le vecteur déclenchant cette vague de mécontentement populaire. Selon un rapport publié dans The Intercept, un responsable du FBI a fait remarquer l'année dernière que "les informations subversives sur les réseaux sociaux pourraient saper le soutien au gouvernement américain".
L'État de sécurité nationale, semble-t-il, a vu dans une alliance avec le secteur privé Big Tech une occasion de protéger la vieille garde de la politique, notamment au sein du parti démocrate. Des personnalités telles que le président Joe Biden et l'ancienne présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi ont été considérées comme des valeurs sûres, en mesure de préserver la légitimité d'un capitalisme néolibéral suralimenté et les guerres perpétuelles qui ont fait les beaux jours de la communauté du renseignement.
Ce partenariat a bien servi toutes les parties. La Silicon Valley a offert des perspectives de carrière de choix à de nombreux libéraux qui estiment que le progrès est mieux servi par des moyens technologiques qui dépendent de la stabilité sociale et du consensus politique. Le populisme et la polarisation qu'il engendre les incommodent, évidemment.
Et tant les services de sécurité que les politiciens plus centristes des partis républicain et démocrate comprennent qu'ils sont dans la ligne de mire de la politique populiste pour les échecs accumulés depuis des décennies : une polarisation croissante des richesses entre riches et pauvres, une économie américaine grinçante, des services sociaux épuisés ou inexistants, la capacité des riches à acheter l'influence politique, la perte constante de trésors et de vies dans des guerres inutiles menées dans des pays lointains, et des médias qui répondent rarement aux préoccupations des citoyens ordinaires.
Plutôt que de se concentrer sur les causes réelles de la colère croissante et du sentiment anti-establishment, les services de sécurité ont offert aux politiciens et à la Silicon Valley un récit plus réconfortant et plus pratique. Les populistes - de droite comme de gauche - n'exprimaient pas leur frustration face à un système politique et économique américain défaillant. Ils se seraient efforcés de semer le mécontentement social pour faire avancer les intérêts de la Russie.
En pratique, les allégations de "désinformation russe" ont simplement servi à polariser davantage la politique américaine.
Ou, comme l'indique le compte rendu d'une réunion du DHS en mars dernier, le nouvel objectif était de limiter "les données subversives utilisées pour creuser un fossé entre la population et le gouvernement".
Cette stratégie a atteint son apogée avec le "Russiagate", des années d'hystérie sans preuves promues par la communauté du renseignement et le parti démocrate. L'affirmation centrale était que Trump n'a pu battre sa rivale démocrate Hillary Clinton lors de l'élection présidentielle de 2016 qu'en raison d'une collusion avec Moscou, et d'opérations d'influence russes via les médias sociaux.
Comme dans un jeu de massacre, tout signe d'inconduite ou de criminalité de la part des services de sécurité, ou d'échecs systémiques de la classe politique américaine, était maintenant démoli en tant que "désinformation russe".
L'exil de Snowden en Russie - le seul choix qui lui restait - a été utilisé pour discréditer ses révélations sur la NSA. Et les divulgations par Assange et Wikileaks de crimes de guerre et d'infractions à la loi par la communauté du renseignement ont été effectivement réduites à néant par une supposée collusion avec des "hackers russes" dans la révélation de la corruption au sein du Parti démocrate pendant l'élection de 2016.
En pratique, les allégations de "désinformation russe" ont simplement servi à polariser davantage la politique américaine.
Les questions clés soulevées par les Twitter Files - la collusion de l'État profond avec les industries de la technologie et des médias, l'ingérence dans les élections, la manipulation narrative et la déviation - ont été subsumées dans la partisanerie politique et obscurcies par celle-ci.
L'intérêt pour les Twitter Files a été largement confiné à la droite. Les démocrates, par réflexe, ont pour la plupart rejeté les révélations, les qualifiant d’être "un petit rien".
Un climat de peur
Peut-être est-ce une coïncidence, Musk s'est retrouvé transformé depuis sa prise de contrôle de Twitter, passant du statut de chouchou des libéraux - pour ses voitures électriques Tesla - à celui de quasi paria. En octobre, l'administration Biden a démenti les informations selon lesquelles elle envisageait de procéder à un examen de la sécurité nationale de ses entreprises en raison de la "position de plus en plus favorable à la Russie" de Musk. Son statut d'homme le plus riche du monde s'est rapidement effondré en même temps que sa réputation.
L'ironie est que les mêmes agences de sécurité qui ont attisé l'hystérie du "Russiagate" sont maintenant étalées dans les Twitter Files comme étant les auteurs de l'interférence dont elles accusaient Moscou.
Pendant l'élection présidentielle de 2016, la Russie aurait été de connivence avec Trump, et l'aurait aidé en utilisant les réseaux sociaux pour semer la discorde et manipuler l'électorat américain. L'enquête officielle menée ensuite par Robert Mueller n'a pas permis de confirmer ces allégations.
Je pense plutôt que les Twitter Files indiquent précisément que ce n'est pas la Russie, mais le FBI, le DHS et la CIA - les agences mêmes qui affirment que la Russie menace l'ordre politique aux États-Unis - qui ont cherché de manière agressive et clandestine à influencer l'opinion publique américaine.
Les Twitter Files suggèrent que c'est bien l'État sécuritaire américain, plus que la Russie, qui constitue la véritable menace pour la démocratie américaine. Le climat de peur que ces agences ont alimenté au sujet de la prétendue "désinformation russe" a non seulement influencé l'opinion publique, mais a conféré à la communauté du renseignement un pouvoir encore plus grand sur les réseaux sociaux, et l'a incitée à cumuler davantage de pouvoirs.
Les acteurs étatiques déterminent toujours plus librement qui est autorisé à s'exprimer sur les réseaux sociaux - même Trump a été banni alors qu'il était président - et ce qui peut être publié. Ces décisions sont souvent prises non pas pour prévenir un crime ou faire respecter les lois, ni même pour le bien public, mais pour contrôler étroitement le discours politique afin de marginaliser toute critique sérieuse de l'establishment.
La collusion entre les plateformes de réseaux sociaux et ces agences, menée dans le plus grand secret, est en soi une indication de la nature néfaste de ces agissements.
Les pressions occultes
Les "Twitter Files" nous ouvrent les yeux sur un phénomène qui semble s'être produit sur tous les réseaux sociaux.
Traditionnellement, les libéraux justifient le recours à la censure sur les réseaux sociaux en alléguant que ces plateformes sont des entreprises privées libres de mener leurs activités comme bon leur semble. Leur comportement n'est pas censé constituer une violation des protections du Premier Amendement sur la liberté d'expression.
La réalité révélée par les Twitter Files, cependant, indique que les réseaux ont souvent répondu à une pression cachée, soit directement par le gouvernement fédéral, soit par l'intermédiaire de ses agences de renseignement, en restreignant ce qui peut être dit. Comme les Files l'ont relevé à plusieurs reprises, Twitter, comme d'autres réseaux sociaux, en est venu à fonctionner moins comme une entreprise privée que comme "une sorte de filiale du FBI".
En 2017, au plus fort de la panique du Russiagate, le FBI a mis en place un groupe de travail sur les influences étrangères dont le nombre a vite grimpé à 80 agents. Sa fonction affichée était d'assurer la liaison avec les différents réseaux pour mettre fin à l'ingérence étrangère présumée dans les élections.
Les dirigeants de Twitter n'ont pas tardé à rencontrer et à communiquer régulièrement avec de hauts fonctionnaires du FBI, tout en recevant un flot ininterrompu de demandes de suppression de contenu pour contrer la "désinformation russe". La CIA semble avoir également participé à des réunions, sous le nom d'OGA ou "autre agence gouvernementale". Bien que le groupe de travail ait pour mission de lutter contre l'influence étrangère, il serait devenu un "canal pour une foule de demandes de modération nationales, émanant des gouvernements des États, voire de la police locale".
Sous la pression croissante des services de renseignement en coulisse, et des politiciens au grand jour, les réseaux sociaux auraient commencé à dresser des listes noires secrètes, grâce aux informations fournies par les services de sécurité, afin de limiter la portée des comptes, ou de mettre fin aux "tendances". Les retombées furent souvent impossibles à ignorer, et Trump a déclaré qu'il allait enquêter sur cette pratique en 2018.
En réponse, les dirigeants de Twitter ont publiquement nié qu'ils pratiquaient le "shadow banning" - un terme qui désigne le fait de rendre des posts ou des comptes difficiles ou impossibles à trouver. En fait, Twitter avait simplement inventé une autre expression pour désigner exactement le même schéma de suppression de la parole. Ils l'ont appelé "filtrage de la visibilité".
Plutôt que de s'attaquer au parti démocrate... Twitter a suivi "un processus servile consistant à ne pas remettre en cause les affirmations de la Russie".
Cette censure n'était pas seulement utilisée contre les comptes suspects de robots, ou contre ceux qui colportaient des fausses informations flagrantes. Même d'éminentes personnalités publiques autorisées à s'exprimer sur un sujet étaient secrètement ciblées si elles remettaient en question les principaux récits de l'establishment.
L'épidémiologiste de Stanford Jay Bhattacharya, par exemple, a souffert d'un "filtrage de la visibilité" pendant la pandémie de Covid-19 après avoir critiqué les mesures de confinement qui auraient pu nuire aux enfants. Il a été placé sur une "liste noire des tendances".
Dans un contexte de licenciements massifs chez Twitter, Middle East Eye n'a pas été en mesure de contacter la société pour obtenir des commentaires sur ces allégations et sur d'autres faites dans les Twitter Files. La CIA n'a pas répondu au moment de la publication, tandis que le FBI a envoyé une réponse indiquant : "La correspondance entre le FBI et Twitter ne montre rien de plus que des exemples de nos engagements traditionnels, de longue date et continus entre le gouvernement fédéral et le secteur privé... Comme le montre la correspondance, le FBI fournit des informations critiques au secteur privé dans le but de leur permettre de se protéger et de protéger leurs clients."
D'autres médecins de premier plan ayantt remis en question l'orthodoxie gouvernementale ont également été mis sur la touche par Twitter, ont constaté les Twitter Files, souvent sous la pression directe de la Maison Blanche, ou des lobbyistes des fabricants de vaccins.
Mais la victime la plus médiatisée du régime de censure de Twitter est Trump lui-même. Il a été banni le 8 janvier 2021, même si les responsables auraient admis en coulisse que cette décision ne pouvait être fondée sur une violation directe de leurs règles.
L'"influence" russe
Les retombées du Russiagate ont entraîné Twitter encore plus avant dans le giron des services de sécurité. Début 2018, un représentant républicain, Devin Nunes, a soumis à la commission du renseignement de la Chambre des représentants un mémo classifié détaillant les abus présumés du FBI dans la surveillance d'une personnalité liée à Trump.
Le FBI se serait appuyé sur le dossier dit "Steele", qui avait été en partie financé par Clinton et le Parti démocrate, mais présenté initialement par les médias comme une enquête indépendante, menée par les services de renseignement, permettant de vérifier la collusion entre l'équipe de Trump et Moscou.
L'annonce de ce mémo a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux parmi les partisans de Trump, alimentant un hashtag viral : #ReleaseTheMemo. Les allégations de Nunes ont été vérifiées près de deux ans plus tard par une enquête du ministère de la Justice. Néanmoins, à l'époque, les politiques et les médias démocrates se sont empressés de ridiculiser le mémo, qualifiant toute demande de publication d'"opération d'influence russe".
La pression est montée d'un cran sur Big Tech. Les enquêtes menées par Twitter n'ont pas permis de mettre en évidence l'implication de la Russie, suggérant que le hashtag était un phénomène spontané, alimenté par les VIT (Very Important Tweeters).
Mais les dirigeants de Twitter n'étaient pas enclins à se battre. Plutôt que de s'attaquer au parti démocrate - et très probablement derrière lui, au FBI, préoccupé par les révélations du mémo - Twitter a suivi "un modèle servile consistant à ne pas contester les affirmations de la Russie dans le dossier", a noté Matt Taibbi, l'un des journalistes qui ont travaillé sur les Twitter Files.
Rapidement, la Russie a été accusée par les principaux médias d'être responsable de tout hashtag embarrassant devenu viral, comme #SchumerShutdown, #ParklandShooting et #GunControlNow. Alors que la campagne d'allégations du Russiagate s'intensifiait, Twitter a subi une pression de plus en plus intense pour agir. En 2017, Twitter a examiné manuellement quelque 2 700 comptes signalés comme potentiellement suspects. La grande majorité d'entre eux ont été effacés. Twitter en a suspendu 22 comme étant de possibles comptes russes, tandis que 179 autres se sont avérés avoir des "liens possibles" avec ces comptes.
Les élus démocrates se sont indignés, s'appuyant manifestement sur des sources émanant des services de renseignement pour étayer leur affirmation selon laquelle les réseaux sociaux étaient infestés de robots russes. Twitter a réagi en créant un "groupe de travail sur la Russie" chargé d'enquêter plus avant, mais n'a trouvé aucune preuve d'une campagne d'influence russe. Tout ce qu'elle a identifié, c'est un petit nombre de posteurs isolés consacrant des sommes limitées à la publicité.
Néanmoins, Twitter a été plongé dans une crise de relations publiques, les politiques et les médias de l'establishment l'accusant d'inertie. Le Congrès a menacé d'adopter une législation draconienne qui priverait Twitter de revenus publicitaires. L'incapacité de Twitter à trouver des comptes d'influence russes a conduit à une mise en accusation de Politico : "Twitter a supprimé des données potentiellement cruciales pour les enquêtes sur la Russie." L'enquête initiale de Twitter sur les 2 700 comptes a alimenté des affirmations farfelues dans les médias, selon lesquelles un "nouveau réseau" de bots russes aurait été découvert.
Au beau milieu de cette tourmente, Twitter a soudainement changé de tactique, déclarant publiquement qu'il supprimerait le contenu " à son entière appréciation " - mais en vérité, ce fut bien pire que cela. Comme Taibbi l'a rapporté dans l'un des Twitter Files, l'entreprise a décidé en privé de "supprimer" tout ce qui serait "identifié par la communauté du renseignement des États-Unis comme une entité parrainée par un État réalisant des cyberopérations".
La situation de Twitter est de plus en plus critique. Un dossier Twitter publié le mois dernier affirme qu'un important lobby en ligne appelé Hamilton 68 - ayant des liens avec la communauté du renseignement - a perpétré "une escroquerie" liée à la désinformation russe.
Les médias américains ont consacré d'interminables colonnes à ce sujet, après avoir déclaré avoir mis au jour une campagne d'influence russe sur les réseaux sociaux, impliquant des centaines d'utilisateurs. Les médias ont publié ces affirmations comme preuve que les réseaux sociaux étaient submergés par des robots russes. Le staff de Hamilton 68 a même été invité à témoigner devant de hauts responsables politiques du Congrès.
Malgré ce tollé, Hamilton 68 n'a jamais rendu publique la liste des bots qu'il prétendait avoir découverts. Les enquêtes internes de Twitter ont révélé que la quasi-totalité des personnes figurant sur la liste étaient des utilisateurs ordinaires.
L'Alliance for Securing Democracy (ASD), qui a hébergé Hamilton 68 et son successeur Hamilton 2.0, a publié une "fiche descriptive" en réponse aux dossiers Twitter, niant les allégations et suggérant que ses données avaient été "systématiquement mal comprises, voire dénaturées" par les médias et les législateurs, malgré "des efforts considérables pour corriger les malentendus de l'époque". L'ASD a noté qu'elle n'a jamais suggéré que tous les robots étaient russes, mais qu'elle surveillait certains d'entre eux qui auraient pu l'être.
Hamilton 68, notamment, était piloté par un ancien haut fonctionnaire du FBI. Les dirigeants de Twitter ne se sont pas opposés publiquement à l'assaut des médias et se sont vus opposer une fin de non-recevoir lorsqu'ils ont tenté d'évoquer leurs préoccupations en privé avec les journalistes.
Le "petit Poucet" du FBI
Pour montrer à quel point les relations entre le FBI et Twitter s'étaient resserrées, Twitter a recruté comme conseiller juridique James Baker, l'ancien avocat principal du FBI. Baker avait été l'une des figures centrales des efforts déployés pour dresser un tableau - aujourd'hui discrédité - de la collusion entre Trump et Moscou.
Beaucoup de ceux qui ont quitté le FBI sont allés directement sur Twitter. Parmi eux, Dawn Burton, l'ancien chef de cabinet adjoint du chef du FBI James Comey, qui a lancé l'enquête sur le Russiagate. Elle est devenue directrice de la stratégie de Twitter en 2019.
Des liens similaires ont été tissés avec les services de sécurité britanniques. Twitter a recruté Gordon MacMillan en tant que principal conseiller éditorial sur le Moyen-Orient. C'était un poste à temps partiel, car il servait en même temps dans l'unité de guerre psychologique de l'armée britannique, la 77e brigade.
En 2020, alors que la pandémie se développait, d'autres agences gouvernementales ont entrevu l'opportunité de mener une campagne parallèle contre Twitter axée sur les efforts supposés de la Chine pour diffuser la désinformation Covid-19. Un service de renseignement du département d'État, le Global Engagement Center, utilisant des données du gouvernement fédéral, a allégué que 250 000 comptes Twitter amplifiaient la "propagande chinoise", là encore pour semer le trouble. Parmi ces comptes figuraient notamment ceux de l'armée canadienne et de CNN.
Les courriels échangés entre les responsables de Twitter montrent qu'ils avaient leurs propre vision de ce que la campagne pouvait espérer accomplir. Les responsables du département d'État souhaitaient "s'insérer" dans le consortium d'agences, telles que le FBI et le DHS, habilitées à neutraliser le contenu de Twitter.
Il est révélateur que Twitter se soit opposé à l'inclusion du département d'État, et ce dans des termes qui contrastent fortement avec sa stratégie à l'égard du FBI et du DHS. Le département d'État était considéré par les dirigeants comme plus "politique" et "trumpien".
Alors que Twitter se faisait de plus en plus discret, de hauts responsables politiques américains ont eux aussi tenté d'entrer dans la danse.
Au final, le FBI a été invité à servir de "petit Poucet" pour permettre à la Silicon Valley d'informer les autres agences gouvernementales. Le résultat, selon les Files, est que Twitter "recevait des demandes de tous les organismes gouvernementaux possibles et imaginables", et bien souvent en quantité. La plateforme ne refusait presque jamais les demandes de suppression de comptes accusés d'être des bots russes.
Alors que Twitter se faisait de plus en plus discret, des politiciens américains de haut rang ont eux aussi tenté de s'immiscer dans l'affaire. Adam Schiff, alors chef de la commission du renseignement de la Chambre des représentants, a réclamé qu'un journaliste qui lui était antipathique soit écarté. Bien que Twitter ait été réticent à accéder à de telles demandes, il a "déplatformé" certains comptes.
À l'approche des élections de 2020, le flux des exigences des services de sécurité s'est métamorphosé en un déluge menaçant de saturer Twitter. La plupart d'entre elles n'étaient pas liées à l'influence étrangère - l'objectif ostensible du groupe de travail du FBI. En revanche, les requêtes semblent souvent avoir trait à des comptes nationaux. Elles font rarement état d'infractions à la loi ou de menaces terroristes, qui constituent vraisemblablement le principal centre d'intérêt du FBI, mais se concentrent plutôt sur des violations beaucoup moins bien définies des "conditions de service" de Twitter.
Souvent, les comptes ont fait l'objet d'une "exécution numérique", non pas parce que ce qui a été dit relevait de la désinformation avérée, mais parce que les tweets franchissaient des lignes rouges politiques : en faisant état d'un problème néonazi en Ukraine, ou en étant trop bienveillant envers le dirigeant vénézuélien Nicolas Maduro ou le président russe Vladimir Poutine.
Les révélations sur l’ordinateur portable
Une fois intégrés à Big Tech, les services de sécurité auraient utilisé leurs pouvoirs pour orienter secrètement le débat national autour de la présidentielle de 2020.
La plus grande révélation à ce jour - qui confirme les soupçons de la droite - est que les réseaux sociaux et les agences de sécurité de l'État ont contribué à étouffer l'histoire dite de l'ordinateur portable de Hunter Biden quelques semaines avant l'élection de 2020.
À l'approche du scrutin, le groupe de travail du FBI a préparé le terrain en affirmant aux dirigeants de la Silicon Valley que la Russie tenterait de "déverser" des informations piratées pour nuire au candidat démocrate à la présidence, Biden. Il s'agissait soi-disant d'une réédition de l'élection de 2016, lorsque la publication d'emails internes du Parti démocrate avait nui à la candidate de l'époque, Hillary Clinton.
Après l'élection de Trump, une grande partie du discours du Russiagate s'est développée à partir d'affirmations sans preuves des services de sécurité, selon lesquelles ces emails embarrassants, attestant de la corruption politique des dirigeants du Parti démocrate, auraient été piratés par la Russie.
Les preuves suggérant une explication différente - que les courriels ont été divulgués par un membre mécontent de la direction - ont été massivement ignorées. La tempête provoquée par cette histoire a occulté la réalité de ces courriels, et leurs révélations accablantes sur le parti démocrate.
Sur la base des avertissements de la communauté du renseignement, les plateformes de réseaux sociaux se sont empressées de bloquer l'histoire de l'ordinateur portable de Hunter Biden, qui alléguait des liens problématiques entre la famille Biden et des responsables étrangers en Ukraine. Les responsables de Joe Biden ont nié tout acte répréhensible de la part du candidat à la présidence de l'époque, tandis que Hunter lui-même est resté évasif quant à savoir si l'ordinateur portable lui appartenait. L'histoire, qui a été révélée par le New York Post, un journal de droite, a immédiatement été qualifiée d'opération d'influence russe par des dizaines d'anciens responsables du renseignement.
Mais en réalité, le FBI savait, près d'un an avant que l'histoire ne devienne publique, que l'ordinateur portable appartenait à Hunter Biden et que les informations qu'il contenait n'étaient probablement ni falsifiées ni piratées. Un propriétaire de magasin d'informatique du Delaware à qui Hunter Biden avait demandé de réparer son ordinateur portable avait fait part de ses inquiétudes au FBI. L'agence avait même assigné l'appareil à comparaître.
Les réseaux sociaux ont pris la mesure sans précédent de bloquer les tentatives de partager l'histoire sur leurs plateformes, ce qui aurait pu avoir un impact sur le résultat de l'élection de 2020...
Cette succession d'événements soulève la question de savoir si le FBI a décidé de neutraliser les retombées de l'histoire du portable, qui menaçait les chances électorales de Joe Biden en 2020, avant que la presse de droite ne puisse la publier. Il semble qu'ils aient manipulé les médias, y compris les réseaux sociaux, en supposant que toute histoire nuisant à Biden avant l'élection était de la désinformation russe.
À l'époque, Big Tech avait d'autres raisons de croire que l'histoire était sans doute vraie. Le New York Post avait effectué les vérifications d'usage. D'autres journalistes ont rapidement confirmé la provenance de l'information sur l'ordinateur portable de Hunter Biden.
Néanmoins, Twitter s'est empressé d'accepter l'allégation selon laquelle l'article violait sa politique interdisant la publication de documents hackés, faisant écho à l'affirmation du FBI selon laquelle il s'agissait de désinformation russe. D'autres, comme Mark Zuckerberg de Facebook, ont également adopté les affirmations du FBI en toute confiance, ainsi qu'il l'a reconnu par la suite.
Les réseaux sociaux ont alors eu l'initiative sans précédent de bloquer les tentatives de partage de l'histoire sur leurs plateformes, à même d'avoir un impact sur le résultat de l'élection de 2020 - ce qui est considéré par une grande partie de la droite républicaine comme un crime contre la démocratie, et par de nombreux partisans du Parti démocrate comme une nécessité regrettable de défense de l'ordre démocratique.
Une guerre psychologique
La collusion entre les plateformes de réseaux sociaux et l'État sécuritaire américain autour du Russiagate ne fut pas une exception. Selon les Files, Twitter a accordé au Pentagone une dérogation spéciale, en violation de ses propres politiques, pour créer des comptes destinés à mener des "opérations d'influence psychologique en ligne".
Twitter a aidé les militaires à établir une "liste blanche" de 52 faux comptes en langue arabe pour "amplifier certains messages". Ces comptes faisaient la promotion des objectifs militaires américains au Moyen-Orient, notamment des messages attaquant l'Iran, soutenant la guerre menée par l'Arabie saoudite au Yémen, et affirmant que les frappes de drones américaines ne frappaient que les terroristes.
En mai 2020, Twitter a détecté des dizaines d'autres comptes non divulgués par le Pentagone, qui tweetaient en russe et en arabe sur des sujets tels que la Syrie et l'État islamique. Selon Lee Fang, l'un des journalistes qui a travaillé sur les Twitter Files : "De nombreux courriels de toute l'année 2020 montrent que les cadres supérieurs de Twitter étaient parfaitement au courant du vaste réseau de faux comptes & de propagande secrète [du ministère de la Défense], et ne les ont pas suspendus."
D'autres enquêtes ont révélé l'existence d'un vaste réseau de propagande du Pentagone sur d'autres plateformes de réseaux sociaux, notamment Facebook et Telegram.
La complaisance de Twitter à l'égard de ces comptes secrets du Pentagone contraste fortement avec sa gestion des médias et des individus accusés d'être affiliés à des pays considérés par le gouvernement américain comme des États ennemis. Ces personnes sont clairement identifiées comme telles, notamment des journalistes dissidents occidentaux et des universitaires soupçonnés d'avoir travaillé avec des médias russes, chinois, iraniens ou vénézuéliens.
Selon les investigations du groupe de surveillance des médias FAIR, Twitter continue de dissimuler les affiliations étatiques des comptes financés par le gouvernement américain, y compris ceux qui font avancer ses objectifs de propagande en Ukraine et ailleurs. FAIR n'a pu trouver aucun exemple de comptes identifiés comme "médias affiliés à l'État américain", ni aucun compte étiqueté comme tel en Grande-Bretagne ou au Canada.
Le groupe a conclu : "Twitter permet aux organes de propagande américains de maintenir un semblant d'indépendance sur la plateforme, une reconnaissance tacite de la méthode "douce", et des opérations d'influence américaines... Twitter participe activement à une guerre de l'information toujours en cours."
Le lourd fardeau du secret
Après les premières retombées des Twitter Files en décembre, le FBI a réagi, non pas en s'interrogeant sur la véracité du contenu des documents, mais en reproduisant le même schéma de fonctionnement qu'auparavant. Il a accusé les journalistes concernés de diffuser de la "théorie du complot" et de la "désinformation" destinées à "discréditer l'agence".
Hillary Clinton, la doyenne de l'establishment du parti démocrate, continue de rendre la désinformation russe responsable des malheurs de son pays.
La vérité est que les services de sécurité et l'establishment politique ont beaucoup trop investi dans leurs accords secrets actuels avec les réseaux sociaux pour accepter de changer.
Et il est peu probable que la pression exercée en ce sens s'accentue alors que les États-Unis continuent de déraper de crise en crise : de la "guerre contre le terrorisme" à la présidence de Trump, en passant par la pandémie de Covid-19 et l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Toutes ces crises - à divers degrés, il convient de le noter - sont l'héritage de décisions politiques prises par les mêmes acteurs qui refusent aujourd'hui tout examen et toute surveillance.
Ces crises fournissent le prétexte non seulement à la passivité, mais aussi à un contrôle toujours plus rapproché et plus strict de la place publique numérique par l'État - et ce, non pas de manière transparente, mais sous l'épais manteau du secret.
Comme Church nous l'a signalé il y a près d'un demi-siècle, la plus grande menace à laquelle les États-Unis sont confrontés réside en la capacité de leurs agences de sécurité à réorienter leurs immenses pouvoirs à l'intérieur des frontières, contre le public américain. Les Twitter Files documentent précisément ce processus.
Ils démontrent que la communauté du renseignement en est venue à redéfinir son rôle principal - protéger le public américain des menaces étrangères - en incluant le public américain lui-même comme composante de cette menace.
En 2021, l'une des priorités majeures de l'administration Biden consiste à dévoiler une stratégie nationale de lutte contre le terrorisme intérieur. Elle y explique que la perte de confiance envers le gouvernement et la polarisation extrême sont "alimentées par une crise de la désinformation et de la mésinformation souvent relayée par les plateformes de réseaux sociaux".
La montée de l'insatisfaction parmi les citoyens américains ne résulte pas de la défaillance des dirigeants politiques ou d'un État profond trop puissant, selon toute apparence. Au contraire, ce même establishment défaillant considère la réaction populaire - et le mécontentement électoral - uniquement en termes intéressés, comme preuve d'ingérence étrangère.
Avec les Twitter Files, Musk a entrouvert une petite fenêtre pour montrer un peu de ce qui s'est passé à huis clos. Mais même cette fenêtre va se refermer sous peu. Puis la noirceur reprendra le dessus, à moins que le public ne réclame son droit d'en savoir plus.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
https://www.middleeasteye.net/big-story/twitter-files-social-networks-subsidiary-fbi-cia-how