👁🗨 Qui voudriez-vous voir gagner ?
L'Occident refuse de se remettre en question ou de reconsidérer sa “légitimité” ? Pourquoi est-ce si impératif & pourquoi maintenant ? S'agit-il là de l'expression d'une certitude, ou d'une crainte ?
👁🗨 Qui voudriez-vous voir gagner ?
Par Patrick Lawrence pour ScheerPost, le 3 octobre 2024
Un ami anglais, habitant le bucolique Somerset avec les troupeaux de Black Angus et les moutons, m’a fait parvenir un article d'un chroniqueur du Times de Londres qui mérite un examen attentif. Matthew Syed, qui s'est distingué comme champion de ping-pong, intitule son commentaire “Le conflit entre Israël et le Hezbollah repose sur une question simple : Qui voulez-vous voir gagner ?” Syed, qui s'est également illustré en écrivant des livres de développement personnel haut de gamme (You Are Awesome, 2018, Dare to Be You, 2020) a posé une question brute. Il a raison sur ce point, pour ne pas dire plus. Et parce qu'il s'agit d'une question brute, essentiellement peu sérieuse, nous devons la prendre au sérieux.
En lisant l'article de Syed, il m'a semblé symptomatique des déficiences logiques - déficiences encouragées par ceux qui façonnent et exécutent les politiques étrangères collectives de l'Occident - de sorte que la plupart d'entre nous n'ont qu'une compréhension très limitée du monde dans lequel nous vivons. Le nôtre est un monde, nous dit-on, éternellement divisé en deux. Il y a les bons et les méchants, les bienveillants et les malveillants - les démocrates et les autocrates selon la terminologie du régime Biden. Il faut donc des gagnants et des perdants, comme le suppose Matthew Syed.
C'est sans espoir, ou presque. Une telle vision du monde ne tient pas compte de ce que la majeure partie de l'humanité, au bout de 24 ans, souhaite faire du 21è siècle. Deux remarques, au fond. D'une part, le 20è siècle, siècle d'inimitiés binaires, est bel et bien révolu. Il nous faut définitivement tourner la page. Deuxièmement, l'idée de gagnants et de perdants est plus que rétrograde. À notre époque, nous gagnerons tous ou nous perdrons tous. Matthew Syed incarne parfaitement tous ceux qui ne parviennent pas à comprendre ces réalités. Israël doit gagner, le Hezbollah doit perdre. Et comme l'hostilité de longue date d'Israël envers l'Iran dérive vers la guerre que l'État sioniste recherche depuis longtemps, les Israéliens doivent gagner, et les Iraniens perdre.
Pour en finir rapidement avec une question de logique secondaire, le conflit qui s'intensifie entre l'État terroriste d'Israël et le Hezbollah, parti politique et mouvement de résistance armée libanais, ne dépend absolument pas de qui, de vous ou de moi, veut voir sortir vainqueur. L'issue dépend des forces et faiblesses respectives des forces israéliennes et libanaises, de la sagesse ou non de leurs dirigeants politiques, de la pertinence ou non de leurs stratégies militaires et diplomatiques et, surtout, du degré de soutien apporté par d'autres puissances à l'une ou l'autre des parties. Suggérer que le grand « vous » auquel s'adresse Matthew Syed déterminera la tournure que prendront les confrontations régionales d'Israël est le comble du narcissisme. Et le narcissisme qui prévaut en Occident est l'un des problèmes que l'article de Syed nous oblige à aborder.
Syed est sans équivoque un homme de civilisation. Et comme d'autres, il ne pense pas qu'il faille regarder les choses de trop près. Il propose de considérer la barbarie d'Israël - au Liban, à Gaza, dans les territoires occupés, et qui sait où encore - comme un autre exemple de l'Occident contre le reste des peuples. La Russie envahira l'Europe lorsqu'elle en aura fini avec l'Ukraine.
La Chine est “une civilisation ancienne et imposante désormais dirigée par une clique totalitaire”.
Le Hezbollah est une organisation terroriste. C'est tout ce qu'il faut savoir pour répondre à la question posée par le titre de Syed : qui voudrions-nous voir gagner ?
Il écrit :
“Vous me pardonnerez donc peut-être de vous livrer une analyse qui n'entre pas dans les détails d'un conflit en particulier, qui ne se prononce pas sur la logique précise de l'assassinat d'Hassan Nasrallah par Israël ou sur sa réponse plus générale aux attentats du 7 octobre, qui n'entre pas dans les méandres de la politique occidentale à l'égard de l'Ukraine, mais qui présente un point de vue plus simple, mais, je l'espère, non simpliste. Dans la conflagration qui s'annonce, je soutiens Israël à 100 %, l'Occident à 100 %, la civilisation à 100 %, le progrès à 100 %.”
“Il y a des moments charnières dans l'histoire”, écrit Syed pour compléter son propos, “et la simplicité y est un atout”.
Quelle idée parfaitement ridicule dans les circonstances actuelles. Il vaut peut-être mieux se tourner vers la littérature de développement personnel.
Matthew Syed ne m'intéresse pas beaucoup et je n'ai pas l'intention de le montrer du doigt pour des raisons ad hominem. C'est son argumentation, c'est-à-dire sa façon de voir le monde en 2024, qui me préoccupe. Syed reflète une perspective pernicieuse quasi omniprésente dans les post-démocraties occidentales, en particulier, mais pas seulement, dans l'anglosphère. Nous sommes partout encouragés à ignorer la complexité inhérente, sans exception, aux affaires humaines. Nous ne pouvons donc pas voir les autres tels qu'ils sont, conformément aux vœux des détenteurs du pouvoir. Nous avons donc recours à des simplifications grossières, souvent puériles, comme nous sommes censés le faire. Nous soutenons Israël à 100 %, l'Occident à 100 %, et ainsi de suite.
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La question de Matthew Syed, “Qui voudriez-vous voir gagner ?”, est posée plus ou moins quotidiennement depuis l'assaut du Hamas dans le sud d'Israël le 7 octobre dernier et l'attaque des forces de défense israéliennes contre les Palestiniens de Gaza dès le lendemain. Si vous vous opposez à la campagne de génocide et de nettoyage ethnique des forces de défense israéliennes, vous soutenez le Hamas, vous êtes du côté des terroristes : telle est la formule consacrée par les défenseurs d'Israël. Nous la connaissons tous. Il en va de même maintenant que Tsahal a assassiné Hassan Nasrallah, le chef historique du Hezbollah, et qu'il intensifie ses attaques au Liban. Et ce sera encore le cas lorsque l'animosité d'Israël à l'égard de l'Iran débouchera sur un conflit généralisé.
“Je ne pense pas que quiconque pleure la perte de Hassan Nasrallah”, a déclaré John Kirby, porte-parole du régime Biden pour la Sécurité nationale, à Jake Tapper sur CNN le week-end dernier.
“Avoir décimé la structure de commandement du Hezbollah est une bonne chose pour la région, une bonne chose pour le monde”.
Nombreux sont ceux qui l'acceptent. Matthew Syed adhère “à 100 %” au point de vue de Kirby.
Mais que nous vend Kirby aujourd'hui ? Qu'est-ce que Syed nous encourage à accepter comme... comme étant la stricte vérité ? Abordons quelques-unes de ces subtilités que ces deux personnages nous défendent de voir.
D'emblée, le projet consiste à présenter l'agression israélienne comme étant un comportement normal et à faire passer le génocide, le nettoyage ethnique, les assassinats et les opérations terroristes - “Israël a le droit de se défendre” - du statut de crime contre l'humanité à celui de comportement acceptable. Il est évidemment contraire à toute logique de présenter comme de la légitime défense le bombardement d'immeubles d'habitation et l'assassinat par des tireurs d'élite d'enfants, d'hommes et de femmes innocents, de travailleurs humanitaires, de journalistes et d'autres personnes, mais il doit en être ainsi : nous sommes censés renoncer à toute logique en réduisant notre compréhension de ces événements à des simplifications qui frisent l'idiotie. Matthew Syed met les barbaries d'Israël dans la même phrase que “civilisation” et “progrès”. Quoi de plus logique ? Ou de moins logique ?
John Kirby pense que personne ne pleure la perte de Hassan Nasrallah. C'est une affirmation très surprenante. Des milliers de personnes au Liban, en Iran, en Cisjordanie et jusqu'au Pakistan et en Inde ont publiquement déploré la mort de Nasrallah depuis vendredi dernier. Mais ces personnes ne doivent pas être considérées comme “des gens à part entière”. Ils ne sont “personne”. Pouvez-vous imaginer une hypothèse plus claire, tout à fait incontrôlée, de la supériorité de l'Occident sur les non-Occidentaux - de ceux qui comptent sur ceux qui ne comptent pas ? Non. L'ampleur de cette pensée primitive est tout aussi saisissante que le degré de silence qui entoure ce genre de propos, selon ce que j'ai pu constater. C'est ce que j'appelle le narcissisme occidental à l'étranger.
Voilà pourquoi le non-Occident presse en ce moment même l'humanité de laisser le 20è siècle derrière elle. Ou plutôt les 500 dernières années.
L'assassinat de Nasrallah serait un bienfait pour la région et le monde, n'est-ce pas ? Voilà qui dénote une insensibilité crasse, à l'opposé même de toute forme de lucidité. Mais le gouvernement américain qualifie le Hezbollah d'organisation terroriste et, comme John Kirby l'a affirmé clairement et sans ambages, son chef serait un terroriste, et donc le jugement tient la route. À cela s'ajoute l'imagerie. Nasrallah portait une barbe fournie et le turban traditionnel des responsables chiites. Les photographies des réactions dans diverses villes d'Asie occidentale ont été publiées dans les journaux occidentaux : la plupart montrent des citoyens bouleversés lors de rassemblements incontrôlés. Ces gens vivent au-delà des limites de la “civilisation”, sommes-nous censés conclure. Le “progrès” les a laissés pour compte.
Mais dites-moi, j'aimerais bien comprendre : que savent ceux qui acceptent ces représentations caricaturales de Hassan Nasrallah et ceux qui pleurent sa mort sur l'homme que les Israéliens viennent d'assassiner et sur ce qu'il représentait ?
Nasrallah a pris la tête du Hezbollah en 1992, dix ans après sa fondation. Il n'a jamais abandonné ses positions vis-à-vis Israël, considéré comme une menace pour le Liban, mais il était incontestablement, dans sa sphère politique, une force pondérée et modératrice. Comme l'a souligné Alastair Crooke lundi sur le podcast Judging Freedom d'Andrew Napolitano, Nasrallah s'était depuis longtemps imposé, pour des millions de personnes bien au-delà du Liban, comme “le symbole de la libération nationale, de l'anticolonialisme, de la justice”.
En novembre 2009, Nasrallah a présenté un nouveau manifeste du parti, parfaitement explicite quant aux dangers de l'hégémonie américaine et de l'hostilité de l'État sioniste, tout en orientant l'organisation dans une direction résolument pluraliste.
“Les gens évoluent. Le monde entier a changé au cours des 24 dernières années. Le Liban a changé. L'ordre mondial a changé”,
a déclaré M. Nasrallah en présentant les nouvelles lignes directrices lors d'une émission nationale. L'objection du Hezbollah à l'égard des Israéliens, a-t-il ajouté,
“n'a rien à voir avec leur appartenance à la communauté juive, mais avec leur statut d'occupants qui bafouent notre terre et nos lieux saints”.
Beaucoup d'islamophobie - là encore, une islamophobie inconsciente, non déclarée mais néanmoins flagrante - se cache derrière le rejet désinvolte par Kirby de Nasrallah et le “100 %” de Matthew Syed en faveur d'Israël. Comme ils le démontrent, les subtilités de la politique et de la culture du monde islamique sont presque entièrement occultées par l'Occident, tant l'isolement de ces nations est total. Les relations complexes entre l'Église et l'État, la mosquée en tant qu'institution - religieuse, sociale, politique, économique - qui conditionne une grande partie de la vie : il n'y a pas de place pour tout cela dans les simplismes grossiers que nous imposent des gens comme Kirby et Syed.
Qui j'aimerais voir gagner ? Je décline la question parce qu'elle n'est pas sérieuse, qu'elle ne représente rien de plus que le jeu de propagandiste. Je suis tout à fait prêt à dire qui je veux voir perdre, et ma réponse à cette question devrait être évidente.
“Nous ne pouvons pas nous permettre de douter de la légitimité morale de l'Occident”, écrit Matthew Syed dans son article pour le Times. “C'est la force dont nous avons besoin pour faire face aux ennemis de la liberté”.
Que veut-il dire par là ? La légitimité morale de l'Occident ? Carrément. L'Occident refuse de se remettre en question ou de reconsidérer cette légitimité ? Pourquoi est-ce si impératif, et pourquoi maintenant ? S'agit-il là de l'expression d'une certitude, ou d'une crainte ?
Ces questions sont fondamentales. Et comme on le constate souvent, c'est dans la question que se trouve la réponse.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, vient de paraître chez Clarity Press. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon.
https://scheerpost.com/2024/10/03/patrick-lawrence-who-do-you-want-to-win/
Où l'occident a-t-il été chercher sa "légitimité" ??....