đâđš Quâon soit le visiteur ou le visitĂ©, l'Espionage Act nous met tous en prison
En prison, ce n'est que lors des visites que le temps passe vite. Le temps manque toujours pour dire ou entendre ce qu'on désire ou espÚre. Puis le visiteur est libre de sortir, et le détenu reste là .
đâđš Quâon soit le visiteur ou le visitĂ©, l'Espionage Act nous met tous en prison
Par Jeffrey Sterling, le 6 février 2024
à l'instar des rÚgles de visite dans les prisons, le recours à la loi sur l'espionnage est arbitraire et punitif. La justice et la Sécurité intérieure n'ont rien à voir là -dedans.
Ă la mi-dĂ©cembre 2023, Charles Glass, Ă©crivain, journaliste, diffuseur et Ă©diteur rĂ©putĂ©, a rendu visite Ă Julian Assange, dĂ©tenu Ă la prison de Belmarsh, au Royaume-Uni. Assange y est incarcĂ©rĂ© depuis avril 2019. Il attend son dernier appel pour faire Ă©chec aux efforts des Ătats-Unis visant Ă l'extrader pour rĂ©pondre de certaines des mĂȘmes accusations que celles auxquelles j'ai Ă©tĂ© confrontĂ© en vertu de lâEspionage Act. M. Glass raconte sa visite dans un article paru rĂ©cemment dans The Nation. Son rĂ©cit m'a replongĂ© dans la prison. C'est un peu comme si c'Ă©tait moi que Glass Ă©tait allĂ© voir.
Je me souviens trĂšs bien de Charles Glass. Il m'a Ă©crit lorsque j'Ă©tais Ă FCI Englewood, la prison oĂč j'ai Ă©tĂ© incarcĂ©rĂ© aprĂšs avoir Ă©tĂ© condamnĂ© pour violation de l'Espionage Act en 2015. Lui et d'autres m'ont envoyĂ© quelques-uns de ses livres, notamment Americans in Paris et Tribes with Flags. J'ai Ă©tĂ© extrĂȘmement reconnaissant de ce soutien. Je les avais dĂ©jĂ lus, mais lire depuis la prison permet d'avoir une perspective diffĂ©rente, mĂȘme sur des chemins dĂ©jĂ empruntĂ©s. Mes yeux de prisonnier les lisaient pour la premiĂšre fois. D'une certaine maniĂšre, sa visite Ă Assange Ă©voque le soutien ressenti et mon expĂ©rience en prison.
Je n'essaie pas de me comparer à Julian Assange, mais je sais ce qu'il vit et ce à quoi il est confronté. La déclaration de M. Glass selon laquelle les
â...journĂ©es d'Assange sont toutes les mĂȘmes : l'espace confinĂ©, la solitude, les livres, les souvenirs, l'espoir que l'appel de ses avocats contre l'extradition et l'emprisonnement Ă vie aux Ătats-Unis aboutisseâ
me concernait Ă©galement. Mais ce qui a Ă©tĂ© particuliĂšrement Ă©mouvant pour moi, c'est de lire l'expĂ©rience de M. Glass en tant que visiteur d'une personne dĂ©tenue au secret. Pour moi, le temps passĂ© avec un visiteur Ă©tait une oasis trĂšs attendue dans le dĂ©sert sans fin qu'est la prison. C'Ă©tait le seul moment oĂč je pouvais avoir un lien plus substantiel avec le monde extĂ©rieur. Les courriels et les lettres sont toujours apprĂ©ciĂ©s, mais rien ne peut remplacer le contact rĂ©el, ou au moins le fait d'ĂȘtre dans la mĂȘme piĂšce qu'un ĂȘtre cher ou un sympathisant. On ne saurait sous-estimer la valeur de la visite, les autres jours passĂ©s Ă lutter contre la monotonie, l'oppression et le silence de la prison ayant tous Ă©tĂ© endurĂ©s pour cette expĂ©rience singuliĂšre qu'est la visite. J'imagine qu'Assange a Ă©prouvĂ© la mĂȘme impatience Ă l'idĂ©e d'une visite prochaine, le seul moment en prison oĂč l'on peut se rappeler que l'on est toujours vivant, toujours humain.
M. Glass qualifie la prison oĂč est dĂ©tenu M. Assange de âsombreâ et d'âinhumaineâ. Les mĂȘmes qualificatifs s'appliquent Ă l'expĂ©rience Ă laquelle les visiteurs doivent faire face. Les visiteurs comme les dĂ©tenus sont soumis Ă un dĂ©fi Ă©motionnel et violent pour le simple privilĂšge d'une visite en prison. Pour moi, c'Ă©tait des montagnes russes d'Ă©motions douloureuses et souhaitĂ©es, avec un pic lors de la visite et une dĂ©pression Ă la sĂ©paration en fin de la visite. J'ai toujours dĂ» lutter pour Ă©viter que la visite ne soit entachĂ©e par les fouilles Ă nu dĂ©shumanisantes subies avant et aprĂšs chaque visite. Il Ă©tait difficile de rĂ©aliser que mon visiteur vivait un enfer semblable au mien. La visite de M. Glass Ă M. Assange m'a fait prendre conscience de l'autre facette de la visite d'une prison.
Lors d'une visite en prison, le dĂ©tenu comme le visiteur sont confrontĂ©s Ă des rĂšgles arbitraires, sans vĂ©ritable ligne directrice ni justification. C'est tout un dĂ©fi que d'essayer de se conformer Ă des rĂšgles qui changent au grĂ© des caprices des gardiens. J'ai eu un petit rire amer en lisant comment les gardiens ont jugĂ© que les livres que Glass avait apportĂ©s pour Assange prĂ©sentaient un ârisque d'incendieâ et n'Ă©taient donc pas autorisĂ©s. Les autres restrictions imposĂ©es par Belmarsh sur les livres, la maniĂšre dont ils peuvent ĂȘtre reçus et le nombre de livres qu'un dĂ©tenu peut dĂ©tenir ne sont pas trĂšs Ă©loignĂ©es des mĂȘmes rĂšgles arbitraires en vigueur au centre de dĂ©tention provisoire d'Englewood. Il n'y a pas de recours, pas de contestation de l'autoritĂ© possibles. Si vous voulez une visite ou des livres, vous devez suivre les rĂšgles, quelles qu'elles soient et quelle que soit la maniĂšre dont elles sont appliquĂ©es Ă un moment T.
Chaque fois que ma femme Holly me rendait visite, je sentais qu'elle s'efforçait d'ĂȘtre forte pour moi et de ne pas cĂ©der Ă l'enfer qu'elle devait traverser juste pour avoir le droit de s'asseoir Ă cĂŽtĂ© de moi et de me tenir la main. Ă maintes reprises, elle a endurĂ© une sĂ©rie de rĂšgles de visite absurdes et punitivement arbitraires. Holly ne savait jamais si ce qu'elle portait serait tolĂ©rĂ© ou si la fouille corporelle allait, une fois de plus, frĂŽler l'agression.
En approchant de la prison le jour des visites, elle ne pouvait qu'espĂ©rer que les gardiens aient passĂ© une bonne journĂ©e et qu'ils lui Ă©pargneraient peut-ĂȘtre une certaine humiliation. Certains gardiens avaient la rĂ©putation bien fondĂ©e, parmi les dĂ©tenus, d'ĂȘtre inutilement cruels, en particulier avec les visiteuses. J'ai Ă©galement eu la chance de recevoir la visite d'autres amis, dont Norman Solomon de Roots Action. Ă bien des Ă©gards, je me suis senti horriblement malheureux qu'ils aient dĂ» subir une telle humiliation pour venir me voir, la prison Ă©tant conçue pour vous prouver que vous ne valez pas grand-chose, voire rien. J'imagine qu'Assange a pu ressentir la mĂȘme chose lors de la visite de Glass.
Je me suis toujours demandĂ© ce que ressentaient Holly et Norman lorsqu'ils attendaient dans la salle de visite avec d'autres personnes âlibresâ qui avaient rĂ©ussi Ă passer le contrĂŽle des gardiens pour rendre visite Ă leurs proches. Bien qu'Ă©trangers l'un Ă l'autre, ils partageaient un point commun tragique : ils n'espĂ©raient rien d'autre que de passer du temps avec un ĂȘtre cher ou un ami. Quelle que soit leur vie en dehors des murs de la prison, tous les visiteurs espĂšrent que le systĂšme leur accordera au moins le plus simple des besoins humains : du temps.
Un peu honteusement, je me suis senti un peu jaloux de lire que Glass et Assange ont pu ĂȘtre face Ă face lors de leur visite. La configuration du centre de dĂ©tention provisoire d'Englewood consistait en une rangĂ©e de chaises fixĂ©es les unes aux autres, Holly et moi ne pouvions pas nous faire face. Tout geste visant Ă s'asseoir de cĂŽtĂ© ou Ă se tourner sur la chaise pour faire face Ă l'autre pouvait mettre fin Ă la visite. Une fois que j'avais rejoint Holly, nous pouvions nous Ă©treindre au dĂ©but et Ă la fin, voire nous embrasser. Je lĂąchais rarement sa main pendant les visites. Une fois ensemble, nous passions une grande partie du temps Ă dĂ©cider ce qu'il fallait prendre dans les distributeurs automatiques. Ensuite, Holly devait me quitter pour faire la queue aux distributeurs, puis au micro-ondes. Les choix qui s'offraient Ă moi, si les gardiens se donnaient la peine de rĂ©approvisionner, n'Ă©taient pas trĂšs diffĂ©rents des cochonneries que Glass pouvait acheter pour Assange. Je sais qu'Assange ressentait la mĂȘme chose que moi, quelle que soit la nourriture proposĂ©e au parloir. Elle Ă©tait bien meilleure que la nourriture servie Ă n'importe quel autre moment en prison.
Une fois les prĂ©liminaires rĂ©glĂ©s, nous pouvions passer Ă la visite. Mais nous n'avions jamais assez de temps. On nâa jamais assez de temps pour dire ou entendre ce que l'on dĂ©sire ou espĂšre. En prison, il n'y a que pendant les visites que le temps passe vite. Une derniĂšre Ă©treinte, puis la file d'attente pour une nouvelle fouille Ă nu, voilĂ comment se terminaient pour moi les visites avec Holly. Je me sentais chanceux qu'elle fasse partie du premier groupe de visiteurs Ă ĂȘtre escortĂ©s vers la sortie, afin qu'aucun de nous ne puisse lire la douleur sur le visage de l'autre Ă l'autre bout de la piĂšce. La visite de M. Glass Ă M. Assange s'est terminĂ©e Ă peu prĂšs de la mĂȘme maniĂšre : le visiteur est libre de sortir, le prisonnier retourne dans sa cellule.
Je vous encourage Ă lire le rĂ©cit que fait M. Glass de sa visite Ă M. Assange. C'est bien plus que le simple rĂ©cit d'une visite Ă une personne emprisonnĂ©e, c'est une reprĂ©sentation de l'Espionage Act et de la maniĂšre dont il est utilisĂ© par le gouvernement amĂ©ricain pour rĂ©duire au silence et punir ceux qui osent dĂ©noncer ses mĂ©faits et agissements. Ă l'instar des rĂšgles de visite dans les prisons, l'utilisation de lâEspionage Act est arbitraire et punitive. La justice et la SĂ©curitĂ© intĂ©rieure n'ont rien Ă voir lĂ -dedans. Nous devenons tous prisonniers des caprices des gardiens qui utilisent l'Espionage Act pour nous maintenir dans l'ignorance et dans le droit chemin. Avec l'extradition d'Assange, la libertĂ© de la presse, la responsabilitĂ© du gouvernement et une myriade d'autres libertĂ©s censĂ©es Ă©chapper Ă la persĂ©cution gouvernementale sont en jeu. Si le recours actuel Ă l'Espionage Act est maintenu, nous nous retrouverons tous soit visiteurs, soit visitĂ©s. Que l'on soit visiteur ou visitĂ©, l'Espionage Act nous met tous en prison. J'Ă©tais lĂ , avec Charles Glass, dans le parloir de la prison. Compte tenu des enjeux si Julian Assange est extradĂ©, nous y Ă©tions tous.
* Jeffrey Sterling est un ancien chargĂ© de mission de la CIA qui a travaillĂ© pendant prĂšs de dix ans au sein de l'Agence, notamment au sein de la Task Force pour l'Iran. Il a intentĂ© un procĂšs pour discrimination Ă l'embauche contre la CIA, mais l'affaire a Ă©tĂ© rejetĂ©e au motif qu'elle constituait une menace pour la sĂ©curitĂ© nationale. Il a passĂ© deux ans et demi en prison aprĂšs avoir Ă©tĂ© reconnu coupable de violation de l'Espionage Act (loi sur l'espionnage). Aucune preuve incriminante n'a Ă©tĂ© produite lors du procĂšs et Sterling continue de clamer son innocence. Ses mĂ©moires, âEspion involontaire : La persĂ©cution d'un lanceur d'alerte amĂ©ricainâ, a Ă©tĂ© publiĂ© fin 2019. Il contribue actuellement Ă ProgressiveHub.net en se concentrant sur les questions relatives aux lanceurs d'alerte.
https://progressivehub.net/a-visit-to-julian-assange-in-prison/