👁🗨 Rachel Corrie a donné sa vie pour la Palestine
En 2003, Israël a tué l'américaine Rachel Corrie alors qu'elle protégeait des maisons à Rafah. Un volontaire alors aux côtés de Rachel écrit - un appel à la solidarité avec les habitants de Gaza.
👁🗨 Rachel Corrie a donné sa vie pour la Palestine
Par Tom Dale, le 16 mars 2024
Aujourd'hui, il n'y a peut-être pas de ville sur terre plus dense en misère et en inquiétude que Rafah, à la frontière entre Gaza et l'Égypte.
Depuis la mi-octobre, les forces israéliennes se sont déjà frayé un chemin à coups de canon à travers la ville de Gaza et Khan Younis, massacrant, détruisant des maisons et semant la famine et la terreur dans leur sillage. Plus d'un million de Palestiniens ont fui vers le sud, à Rafah, dont la population a été multipliée par sept.
Mais aujourd'hui, Israël a jeté son dévolu sur Rafah, menaçant d'une invasion dévastatrice.
Rafah est aujourd'hui une ville tentaculaire faite de toiles et de bâches en plastique autant que de béton, froide et souvent inondée, affamée et désemparée. Les maladies se propagent, les gens troquent le peu de nourriture qu'ils ont contre des médicaments, et les femmes détachent des lambeaux de tentes pour en faire des serviettes hygiéniques. Les orphelins - il y en a peut-être dix mille à Rafah - se débrouillent comme ils peuvent.
L'année dernière, Israël a largué des tracts au-dessus de Khan Younis pour dire aux Palestiniens de se rendre dans des “abris” de Rafah, afin d'échapper aux combats. Mais il n'y a pas d'abris. Au début de la guerre, un ami a perdu trente-cinq membres de sa famille élargie en une seule frappe aérienne sur la ville. La plupart étaient des femmes et des enfants.
Plus fréquents que les attaques sur Rafah elle-même, le fracas des frappes aériennes résonnent depuis le nord, rappelant de manière inquiétante que le pire est peut-être encore à venir.
Le mois dernier, le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a déclaré que ne pas envahir Rafah équivaudrait à la défaite de son pays, et qu'il ordonnerait une invasion même si tous les otages israéliens étaient libérés.
Le secrétaire d'État américain Antony Blinken a déclaré que Washington ne soutiendrait pas une invasion de Rafah sans un plan “clair” de protection des civils, et qu'aucun plan n'avait encore été fourni. Des responsables israéliens seraient en train d'élaborer des mesures visant à transférer les Palestiniens de Rafah vers des “îlots humanitaires” au nord, où la nourriture et les médicaments sont déjà plus rares, et où des Palestiniens sont déjà morts de faim.
Le président Joe Biden a déclaré qu'une invasion de Rafah franchirait une “ligne rouge”, mais il n'a promis aucune répercussion particulière si Israël franchissait cette ligne rouge, comme il en a franchi tant d'autres. Netanyahou, comme souvent, a répondu par le mépris : “Nous irons là-bas. Nous n'abandonnons pas”, a-t-il déclaré.
“Rasée, criblée de balles et dévastée”
Au plus fort de la seconde intifada, en 2002-2003, j'ai vécu à Rafah en tant que volontaire du Mouvement de solidarité internationale (ISM), une organisation dirigée par des Palestiniens qui soutient la résistance non violente à l'occupation. Parmi mes collègues se trouvait Rachel Corrie, une volontaire américaine originaire d'Olympia, dans l'État de Washington, aux États-Unis, dont le sens de l'humour loufoque dissimulait son sérieux sur la vie - et le but de celle-ci - que je n'ai compris qu'en lisant ses écrits des années plus tard. Plus tard, Tom Hurndall, un photographe talentueux qui a reçu une balle dans la tête par un sniper des Forces de défense israéliennes (FDI) en avril 2003, s'est joint au groupe et est décédé l'année suivante après un coma de neuf mois.
Rafah, même à cette époque, était “rasée, criblée de balles et dévastée”, comme l'a écrit Rachel dans un message à ses parents. Nous avons passé la plupart de nos nuits dans les maisons des familles proches de la frontière avec l'Égypte. Israël avait créé un no man’s land à cet endroit, démolissant des maisons pour créer une zone de tir libre, et donc un avantage tactique pour ses troupes qui occupaient des positions le long de la frontière. Parfois, ils avertissaient les familles de partir à l'aide de porte-voix. Parfois, ils tiraient dans les maisons jusqu'à ce que les familles prennent la fuite. Et à tout moment du jour ou de la nuit, qu'il y ait ou non démolition, ils peuvent tirer sur les maisons situées en bordure de la frontière.
Lorsqu’on tire sur un mur, toutes les balles ne pénètrent pas dans le bâtiment, mais certaines le font, en particulier celles tirées avec des armes puissantes. Tous ceux qui ont séjourné dans la maison de notre ami Abu Jamil, y compris Rachel, n'ont pu que remarquer, alors qu'ils jouaient avec ses enfants, les marques laissées par les balles ayant frappé l’intérieur, à hauteur de tête, au-dessus de l'évier de la cuisine.
Lorsque les Palestiniens nous appelaient, nous allions protester contre les bulldozers blindés d'Israël qui travaillaient le long de la bande frontalière, en les surveillant et en essayant d'intervenir s'ils s'apprêtaient à démolir une maison. Nous les avons ralentis à plusieurs reprises, nous avons rendu la situation plus délicate, nous avons donné à une famille ici ou là un répit de quelques jours, ou quelques semaines. Nous avons peut-être contribué à attirer les projecteurs du monde entier sur cette bande de terre plus souvent que si nous n'avions pas été là. Mais la démolition s’est poursuivie. Et le monde avait d'autres préoccupations : l'invasion de l'Irak était imminente.
Le 16 mars 2003, un peu après 17 heures, j'ai vu l'un des bulldozers israéliens, fabriqués aux États-Unis, énorme et massif, se diriger vers la maison du Dr Samir Nasrallah et de sa jeune famille. Rachel, une amie de Samir, s'est placée entre le bulldozer et la maison. Alors que le bulldozer se dirigeait vers elle, il a commencé à former un monticule de terre devant sa lame. Lorsque le monticule aa atteint Rachel, elle a commencer à l'escalader, luttant pour garder pied sur la terre meuble, se stabilisant avec ses mains, jusqu'à ce que sa tête soit presque au-dessus du niveau de la lame. Le conducteur aurait pu la regarder dans les yeux. Mais il a continué à avancer, et elle a commencé à perdre pied.
Quelques semaines avant ce jour, Rachel avait rêvé qu’elle tombait, ce qu'elle avait consigné dans son journal :
“ ... tomber mortellement dans quelque chose de poussiéreux, de fluide et de friable comme les falaises de l'Utah, mais je continuais à m'accrocher, et lorsque chaque nouveau point d'appui ou chaque poignée de rocher se brisait, je tendais la main en tombant et en saisissais un nouveau. Je n'ai pas eu le temps de penser à quoi que ce soit, j'ai juste réagi.... Et j'entendais "Je ne peux pas mourir, je ne peux pas mourir", encore et encore dans ma tête.”
Le sol de la frontière de Rafah, un mélange d'argile et de sable, a une teinte chaude, pas si différente de celle des falaises de l'Utah. Au fil des ans, comme la plupart des écrits de Rachel, le cauchemar semble avoir valeur prémonitoire.
Malgré tous ses efforts, Rachel n'a pas pu garder pied : le bulldozer a continué à avancer, il l'a entraînée, l'a enfoncée dans la terre, lui a broyé les entrailles. Elle est morte alors que je lui tenais les mains dans l'ambulance, sur le chemin de l'hôpital. Dans mon premier récit de l'événement, écrit deux jours plus tard, j'ai noté que dix Palestiniens avaient été tués dans tout Gaza depuis Rachel, en grande partie sans que l'on s'en aperçoive au-delà de l'enclave elle-même.
Mon amitié avec Rachel mise à part, ce récit crée un certain malaise qu'il faut reconnaître, surtout aujourd'hui, à la lumière de la dévastation à laquelle Rafah est confrontée. Une partie de notre objectif, il y a plusieurs années, était de mettre à profit une structure de violence raciste et le système discriminatoire qui l'accompagne, afin de saper ces mêmes structures. Certains pourraient croire qu'une telle tentative a de tout temps été chimérique, ou que toute tentative d'exploiter une telle structure raciste, comme notre effort pour attirer les regards internationaux sur Gaza, revient inévitablement à renforcer cette structure.
Quoi qu'il en soit, ayant fait mon choix il y a plus de vingt ans, je me suis engagé. Chaque fois que l'on me demande de parler de Rachel, je le fais, non seulement pour honorer une amie, mais aussi parce que son histoire est peut-être un moyen de rendre compréhensibles à certaines personnes, loin de la Palestine, des vérités plus générales sur la violence de l'occupation et sur les politiques qui rendent cette violence possible. Et que ces vérités nous ramènent en fin de compte aux Palestiniens et à Rafah. Je crois qu'elles nous mènent aussi ailleurs.
L'armée israélienne fonctionne sur le principe de l'impunité. Ainsi, lorsqu'un événement exceptionnel, tel que l'assassinat d'un non-Palestinien, soulève la question de la responsabilité, le système est mal préparé pour y répondre. Le résultat est souvent une série de mensonges bizarres. Dans le cas de Rachel, les autorités auraient pu se contenter de contester les détails de nos témoignages. Au lieu de cela, elles ont également inventé l’argument selon lequel Rachel se serait “cachée derrière un talus” et aurait été frappée par la chute d'une dalle de béton. Nos photographies de la scène, avant et après que Rachel ait été tuée, ont montré qu'elle se tenait sur un terrain dégagé.
Selon un schéma familier, la réponse officielle a été, dans un ordre approximatif : nous n'avons rien fait, nous l'avons fait mais ce n'était pas notre faute, même si c'était notre faute nous ne sommes pas responsables, et de toute façon c'était une terroriste. Le commandant des Forces de défense israéliennes pour le sud de la bande de Gaza à l'époque de l'assassinat a déclaré à un tribunal de Haïfa, sans doute sans rire,
qu'“une organisation terroriste aurait envoyé Rachel Corrie pour faire obstruction aux soldats des FDI. Je le dis en toute connaissance de cause”.
Les observateurs de la guerre actuelle se souviendront d'une série de déclarations “catégoriques” similaires.
L'impunité d'Israël, d’inspiration américaine
Les volontaires qui se rendent sur un lieu de guerre pour se tenir aux côtés de ceux qui sont en première ligne ont toujours été au cœur de la tradition internationaliste. Et cela reste vrai aujourd'hui, qu'il s'agisse d'accompagner des bergers et des cueilleurs d'olives dans les collines de Cisjordanie, d'approvisionner les soldats ukrainiens sur les lignes de front de la guerre avec la Russie, d'apporter un soutien médical aux révolutionnaires du Myanmar ou de combattre le soi-disant groupe État islamique aux côtés des Unités de protection du peuple dans le nord-est de la Syrie. Ces efforts, et ceux qui les entreprennent, ne doivent pas être idéalisés. Mais la solidarité et les liens profonds qu'ils incarnent sont uniques.
Cependant, ce genre de projet n'est pas à la portée de tout le monde. Et il n'est pas nécessaire qu'il le soit. La solidarité des volontaires doit s’associer à un projet complémentaire qui cherche à mobiliser le pouvoir des États - en particulier des États-Unis - aux mêmes fins. C'est là que la plupart des gens peuvent s'impliquer d'une manière ou d'une autre. Dans le cas de la Palestine, il s'agit d'abord d'obtenir le soutien de l'opinion publique et d'exercer une pression politique en faveur d'un cessez-le-feu et de l'arrêt de l'aide militaire à Israël. Pour ce faire, il faut exercer une pression constante sur M. Biden, et défendre les partisans du cessez-le-feu au sein du Congrès contre ceux qui veulent sanctionner leur position.
Les États-Unis soutiennent l'occupation israélienne par le biais d'une aide militaire et financière massive, et ils soutiennent la guerre actuelle contre Gaza. Jeremy Konyndyk, ancien haut fonctionnaire de l'administration Biden, a déclaré au Washington Post que l'administration avait encouragé
“un nombre extraordinaire de ventes d’armes dans une période assez brève, suggérant fortement que la campagne israélienne ne serait pas viable sans ce degré de soutien américain”.
Le résultat, toujours douloureusement évident à Rafah, est que l'impunité d'Israël est une exportation américaine. Mais, selon toute vraisemblance, le retrait du soutien ne suffira pas. Des sanctions conçues pour contraindre à la reconnaissance des droits fondamentaux des Palestiniens seront nécessaires. Elles devront aller bien au-delà du ciblage isolé de colons ou de leurs partisans.
L'appel aux sanctions est un défi majeur et tacite à la politique américaine en faveur d'Israël. M. Biden et ses subordonnés parleront de la nécessité d'un État palestinien et de l'obligation pour Israël de faire preuve de retenue. Mais leur principe fondamental, absolu depuis trois décennies et prédominant durant les décennies précédentes, est qu'Israël ne doit jamais être contraint de faire de telles concessions. Israël peut être cajolé, flatté, incité et encouragé, mais jamais contraint. Il en résulte que la Palestine est maintenue en état d'exception permanent.
Un parent du Dr Nasrallah, dont Rachel défendait la maison familiale lorsqu'elle a été tuée, m'a dit qu'il avait l'impression que Rafah avait été aspirée dans un
“trou noir, où les règles internationales ne s'appliquent pas, et où le monde ne peut ni nous voir ni nous entendre”.
Il raconte qu'en rentrant chez lui un après-midi, il a découvert une scène de carnage, conséquence d'une frappe aérienne sur un immeuble voisin, où deux familles au moins ont été entièrement décimées et où une autre a perdu deux enfants. (Les amis des Nasrallah collectent des fonds pour les aider à se mettre à l'abri.) Le parent, qui a demandé à ce que son nom ne soit pas divulgué, a déclaré qu'il était désormais courant de voir des hommes fondre en larmes au moindre échec, incapables de subvenir aux besoins de leur femme ou de leurs enfants.
“Nous parlons, dit-il, de la frontière ténue entre la vie et la mort”.
Une invasion de Rafah, qui pourrait avoir lieu très prochainement, serait un désastre “inimaginable”, selon les médecins des Nations Unies. Comme l'a dit Rachel quelques semaines avant d'être tuée :
“Je pense que c'est une bonne chose de tout laisser tomber pour consacrer notre vie à faire en sorte que tout cela s'arrête”.
* Tom Dale est un écrivain qui a travaillé dans les domaines de la protection des civils, de l'analyse des conflits et du journalisme au Moyen-Orient. Suivez son travail sur @tom_d_.
https://jacobin.com/2024/03/rachel-corrie-death-anniversary-rafah-gaza-idf