👁🗨 Rafah au bord du gouffre
Nous ne pouvons rien faire pour assurer notre sécurité. Si l'armée nous encercle, nous n'aurons nulle part où aller. Nous serons contraints de subir les tirs, et regarder la mort en face.
👁🗨 Rafah au bord du gouffre
Par Tareq S. Hajjaj*, le 13 février 2024
Où que l'on aille à Rafah, le surpeuplement est total. La misère et l'épuisement sont les récits les plus fréquents dans la ville la plus méridionale de la bande de Gaza. À cela s'ajoute l'amertume face au manque chronique de produits de première nécessité, et au silence du monde.
Au cœur de la foule, on entend facilement toutes les conversations. Les craintes et préoccupations reflètent toutes la même peur face à l'invasion imminente de Rafah par Israël.
“Où irons-nous ?” Cette question est la plus fréquente, alors que l'on espérait un cessez-le-feu après la réponse positive du Hamas à la proposition de cessez-le-feu de Paris. Ces espoirs ont été anéantis lorsque Benjamin Netanyahou a décidé de poursuivre la guerre “jusqu'au bout”, et il semble que le monde se contente de laisser Israël poursuivre sas guerre génocidaire.
La plupart des 1,5 million de Palestiniens actuellement réfugiés à Rafah sont venus d'ailleurs, de l'autre côté de la bande de Gaza. La plupart d'entre eux ont vu ce qui se passe lors d'une offensive terrestre israélienne, et ils voient le schéma se reproduire sans cesse ces quatre derniers jours à Rafah. Le premier signe de l'invasion imminente s'est manifesté par les dizaines de frappes aériennes qui ont ravagé la ville, entraînant la mort de centaines de personnes au cours des derniers jours, y compris des enfants.
Mais si la situation évolue, comme lors des précédentes invasions terrestres du nord et du centre de Gaza, et l'ampleur des pertes humaines à Rafah rendra les mois d'extermination précédents bien dérisoires en comparaison.
Ibrahim Barda', père de six enfants qui dû fuir la ville de Gaza avec sa famille, s'est réfugié à l'hôpital européen situé entre Khan Younis et Rafah. À l'entrée de leur tente, lui et sa femme tentent d'allumer un feu pour préparer un repas pour leurs enfants. L'hôpital européen est devenu le seul établissement sanitaire de Khan Younis que les forces israéliennes n'ont pas encore envahi. Mais on s'attend à ce qu'il finisse lui aussi par l'être, et qu'il soit vidé de ses patients, de ses réfugiés et de son personnel médical.
M. Barda', comme les milliers d'autres réfugiés dans l’océan de tentes aux environs de l'hôpital, s'attend à ce que l'hôpital soit envahi dans les jours à venir. Il était présent lors de l'invasion de l'hôpital Al-Shifa' en novembre dernier, lorsque l'armée israélienne a commis des horreurs innommables.
“J'ai passé toute cette guerre à me déplacer d'un endroit à l'autre”, explique-t-il à Mondoweiss. “J'ai monté ma tente pour la démonter peu de temps après, avec mes enfants dans le froid jusqu'à ce que nous trouvions un nouvel endroit où nous abriter.”
“La seule option qui nous reste est de continuer à côtoyer la mort”. — Ibrahim Barda'
“J'ai suivi tous les ordres de l'armée israélienne, et nous nous sommes toujours rendus dans la dernière “zone de sécurité” désignée par l'armée”, poursuit-il. “Et là, nous sommes en bordure de Rafah [à Khan Younis], et si l'armée nous ordonne d'aller au sud de Rafah et qu'elle nous envahit, je ne vois pas où nous pourrons aller ensuite”.
“Il n'y a plus d'endroit où aller à Gaza. La seule option qui nous reste est de continuer à côtoyer la mort”, ajoute-t-il.
Le quartier où vit M. Barda' est en effet en proie aux flammes. D'un côté, des batailles féroces font rage. De l'autre, des frappes aériennes rasent certains secteurs, tandis que l'armée israélienne menace de faire à Rafah ce qu'elle a infligé à toutes les autres villes qu'elle a envahies. Les personnes qui suivent l'actualité continuent de s'accrocher à l'espoir, en quête de toute nouvelle qui indiquerait la possibilité d'un retour dans leurs foyers.
Mais les déclarations de l'armée sont claires, et les indications sur le terrain encore plus. Tous disent que lorsque l'armée en aura fini avec Khan Younis, elle mettra le cap sur Rafah.
Il va être bien plus simple pour l'armée d'encercler Rafah de tous les côtés, plus que cela ne l'a été pour les autres villes de Gaza. Au nord, Rafah jouxte Khan Younis, où l'armée continue d'opérer. À l'est, Rafah touche la frontière israélienne. À l'ouest, Rafah donne sur la mer, où patrouillent les navires de guerre israéliens. Et au sud, l'unique secteur qui ne borde pas de zone contrôlée par Israël, c'est la frontière avec l'Égypte. C'est là que se situe le fameux “couloir de Philadelphie”, objectif des Israéliens.
Dans le “couloir de Philadelphie”, une bande de terre de 14 kilomètres le long de la frontière entre Gaza et l'Égypte, des milliers de personnes sont installées sous des tentes, et une invasion pourrait entraîner la mort d'un grand nombre de ces réfugiés.
La mer de tentes est surveillée par les tours de contrôle égyptiennes. Ceux qui se promènent le long de la clôture frontalière demandent parfois aux gardes égyptiens de leur jeter des cigarettes. D'autres rapportent que les officiers les ont parfois autorisés à utiliser des rallonges pour leur avoir de l'électricité.
Dans la nuit de lundi à mardi, Rafah a connu l'une de ses plus intenses escalades, ponctuée par de violentes frappes aériennes qui ont secoué toute la ville, ravageant des immeubles d'habitation et déchiquetant la chair humaine. Les premiers témoignages des journalistes locaux estiment qu'au moins 300 personnes ont été tuées dans les seuls raids de cette nuit-là (150 ont été retrouvées jusqu'à présent, tandis que 150 autres sont toujours portées disparues sous les décombres). Israël a détruit 16 bâtiments d'habitation et trois mosquées au cours de cette opération.
Déjà, les gens commencent à fuir vers le nord, vers les parties centrales de Gaza, comme le camp de réfugiés de Nuseirat ou la ville de Deir al-Balah, estimant que si l'armée envahit Rafah, le danger est le même partout dans Gaza et que l'illusion d'une “zone de sécurité” a disparu. Mieux vaut donc retourner dans ce qui reste de nos anciennes maisons et y mourir.
Azmi Abu Shirbi, qui a installé sa tente près de la frontière égyptienne, dit qu'il n'a pas d'autre choix que de rester là où il est.
Abu Shirbi, 56 ans, est à la tête d'une famille de neuf personnes, dont certains de ses fils et filles et leurs enfants, soit un total de 20 personnes entassées dans une simple tente.
“J'ai été déplacé d'un endroit à l'autre tout au long de cette guerre”, explique-t-il à Mondoweiss. “De Gaza à Nuseirat, de Nuseirat à Khan Younis, et de Khan Younis à Rafah.
“Je suis venu ici parce que j'ai le sentiment qu'en fin de compte, nous serons expulsés de la bande de Gaza”, poursuit-il, l’ air sombre. “Je me trouve ici au plus proche des tirs israéliens. Si nous voyons ou entendons dire qu'une invasion terrestre de Rafah a commencé, ma famille ira jusqu'à la frontière égyptienne. C'est notre seule alternative”.
Il se promène souvent le long de la clôture et demande aux soldats égyptiens de l'autre côté : “Que va-t-il se passer si nous franchissons la frontière ? Allez-vous ouvrir le feu sur nous ?” Les soldats ne lui répondent pas franchement, lui rient au nez, et se taisent.
Il continue de penser que c'est la seule solution : franchir la clôture égyptienne et passer dans le Sinaï.
Il n'est pas le seul à envisager cette possibilité. En marchant dans Rafah, c'est un sujet de conversation récurrent, et beaucoup se disent qu'ils ne laisseront pas se produire ce qui est arrivé à ceux qui sont restés dans la ville de Gaza.
Pendant ce temps, la situation se détériore à Rafah, les frappes aériennes s'intensifient et des dizaines de victimes sont extraites des décombres, les membres sectionnés, et les corps défigurés. Les bombardements aveugles commencent généralement au milieu de la nuit, quand tout le monde dort - il est alors plus compliqué de capter et rapporter ce qui se passe - et se poursuivent jusqu'à l'aube. Ensuite, l'armée passe à des frappes aériennes ciblées (sur des personnes et des bâtiments) pendant le reste de la journée. Mais les bombes ne cessent de tomber, quoiqu’il arrive.
Pour les habitants de Rafah, le choix qui s'offre à eux ne fera pas la différence entre sauver leur vie et ne pas la sauver. Si l'armée les encercle, ils n'auront nulle part où aller. Ils seront contraints de subir les tirs, et regarder la mort en face.
* Tareq S. Hajjaj est le correspondant de Mondoweiss à Gaza et membre de l'Union des écrivains palestiniens. Suivez-le sur Twitter à @Tareqshajjaj.