🚩 Rainer Hachfeld: Le charme de l'ignorance
Le principe de Baerbock: ne pas percevoir les violations des droits de l'homme si les victimes ne font pas partie de notre lobby.
🚩 Le charme de l'ignorance
Illustration: Rainer Hachfeld
Annalena Baerbock parcourt le monde, blâme les méchants, loue les bons et s'arrange avec les moins bons, à condition qu'ils soient du bon côté, c'est-à -dire du nôtre. La justice sociale ou politique à l'échelle mondiale, autrefois élément indispensable de l'agenda des Verts, a depuis longtemps cédé la place à l'avantage national, comme l'a montré entre autres la tournée de la ministre des Affaires étrangères dans trois pays africains.
La déléguée de classe
Baerbock a de nouveau voyagé. Cette fois-ci, elle s'est rendue pour la deuxième fois à Kiev, s'est montrée, comme à son habitude, consternée par les destructions effectivement néfastes causées par l'artillerie et l'aviation de Poutine, et a proposé aux Ukrainiens des armes, de l'argent et d'autres formes de soutien, tout en restant vague comme à son habitude. L'essentiel est qu'elle puisse annoncer des généralités d'une voix jeune et fluette, dans le style de la déléguée de classe d'une classe de terminale. Il lui arrive aussi de commettre des malentendus, comme lorsqu'elle a déclaré dans un discours à propos de la guerre : "Nous avons atteint un pic de fatigue".
Cela signifie donc que nous sommes un peu épuisés par les mauvaises nouvelles en provenance de l'Europe de l'Est. Ce n'est pas ce qu'elle voulait dire, bien au contraire, elle veut booster notre pays et le pousser à livrer des armes de destruction toujours plus efficaces en Ukraine. Tobias Dammers, correspondant de la WDR à Kiev, a interprété ainsi la véritable intention de la petite bouche bavarde du ministre des Affaires étrangères: "Baerbock veut sans doute donner des signes contre la lassitude menaçante de la guerre". Malheur à celui qui est en proie à des pulsions pacifistes subversives, contre lesquelles même les membres de son propre parti ne semblent pas immunisés, puisqu'ils ont placardé il y a un peu plus d'un an: "Pas d'armes et de matériel militaire dans les régions en guerre. Le 26. 9. Votez vert !"
Si la RFA, avec ses antécédents, veut s'engager dans ce conflit au-delà de l'aide humanitaire, elle devrait viser un rôle discret de médiateur, car il faut négocier avant que tout ne soit en ruines. Mais Baerbock est la femme des belles photos, de l'édulcoration de l'histoire et du pathos guerrier, pas des discussions sérieuses et obstinées, comme l'a montré sa courte tournée dans trois pays aux confins du Sahara.
La touriste africaine
Que fait Annalena au Mali ? se demanderont certains de ses collègues du parti vert. Et bien, elle tape sur la junte militaire locale à Bamako, la capitale, avec l'hubris de la femme blanche bien-pensante. Ses prédécesseurs au ministère des Affaires étrangères ont évité un tel affront parce que les gouvernements corrompus et les régimes putschistes se réclamaient auparavant sagement de l'Occident. Mais les dirigeants actuels s'opposent et ont fait venir des militaires et des mercenaires russes dans le pays. Mais Baerbock leur fait la leçon et leur ordonne - malheureusement en vain - de couper immédiatement tout contact avec ces faux alliés. Ce qui est particulièrement gênant, c'est que la junte peut compter sur le soutien de la population, lassée des troupes d'intervention françaises et allemandes, pour sa nouvelle alliance.
Il faut donc rapidement se rendre au Niger, où une charmante séance photo est prévue, mais où le dilemme du Mali risque de se répéter. Annalena Baerbock joue les porteuses de charge lors de la visite d'un projet agricole. L'Allemande sportive (ex-championne de trampoline) se met une sorte de joug sur les épaules et, au bout de ses deux cordes, fait tenir en équilibre deux seaux remplis de melons sur quelques mètres par une chaleur de 40 degrés. "Les photographes ont leur sujet, le sujet d'une habile mise en scène de soi d'une ministre allemande des Affaires étrangères", raille tout à fait justement le SPIEGEL, avant de sombrer dans le sentimentalisme officiellement souhaité: "Pendant un instant, la politicienne des Verts a pu sentir physiquement ce que les femmes accomplissent ici au quotidien : un travail difficile".
On pourrait aussi considérer comme une moquerie à l'égard des femmes présentes le fait qu'une Européenne bien nourrie se glisse pendant quelques instants dans le rôle d'une Africaine qui travaille dur physiquement et qui, insuffisamment nourrie et sans soins de santé, doit passer toute sa vie de travail sous le joug. Est-ce que l'on sait déjà ce qu'est la guerre quand on tire une fois avec un fusil à air comprimé?
Sinon, Baerbock n'est pas forcément une invitée très appréciée depuis que la France a transféré ses troupes du Mali au Niger et que la Bundeswehr doit également aider à la chasse aux djihadistes. Ce qui n'a pas réussi au Mali doit désormais être réalisé dans le pays voisin - un nouveau pays, une nouvelle chance. Mais au Niger, les soldats de l'OTAN ne sont pas non plus très appréciés. La chaîne d'information ntv, par ailleurs plutôt favorable aux interventions, rapporte en tout cas : "Mais cet engagement renforcé comporte aussi des risques, car il existe au Niger - comme déjà au Mali - un fort sentiment anti-français et de nombreuses troupes et acteurs occidentaux sont déjà présents dans le pays". On a l'impression que la ministre se trouve dans un tour de force post-colonialiste, où les intérêts militaires allemands écrasent l'humeur des autochtones.
Le Maroc est déjà d'un autre calibre. L'Allemagne a besoin de cette monarchie relativement autosuffisante sur le plan économique pour transformer son propre secteur énergétique et ne pas être complètement à la traîne dans la lutte contre le changement climatique. Les richesses du Maroc, comme le soleil, le vent et les ressources naturelles, ainsi que son rôle potentiel dans la production d'hydrogène vert, font que l'austère institutrice Baerbock se montre soudain plus clémente et laisse une fois de plus le droit humain être le droit humain.
Quand l'ami et l'ennemi font la même chose...
Parce que la République fédérale a soutenu les résolutions de l'ONU sur l'avenir du Sahara occidental, les relations diplomatiques avec le régime de Rabat, qui torture systématiquement les critiques dans ses prisons, ont été largement gelées. Après la fin de la domination coloniale espagnole, le Maroc avait rapidement annexé le territoire, qui dispose de l'un des plus grands gisements de phosphate au monde, mais s'était heurté à la résistance acharnée de l'organisation de libération Polisario. Par la suite, Rabat a installé des centaines de milliers d'Arabes et de Berbères au Sahara occidental, dont 180.000 militaires, afin de modifier la structure démographique en sa faveur. Aujourd'hui, seuls 105.000 Sahraouis autochtones vivent encore au Sahara occidental, et près de 200.000 autres végètent dans des camps de réfugiés algériens.
Après un cessez-le-feu en 1991, le pays a été divisé de facto. Alors que le Maroc occupe la région côtière à l'ouest, le Front Polisario contrôle l'est et le sud. Les Nations unies exigent un référendum sur l'indépendance du Sahara occidental. Mais c'est précisément ce que refuse le Maroc, qui craint une défaite malgré l'installation de colons en violation du droit international, et ne propose que des négociations sur une autonomie limitée. Comme si l'occupant d'un territoire sur lequel il n'a aucun droit pouvait proposer à la population locale un marchandage pour un peu de souveraineté fictive.
Les gouvernements fédéraux avaient toujours accepté la décision arbitrale de l'ONU - jusqu'à ce qu'Annalena Baerbock, qui apparemment ne met les droits de l'homme sur le tapis que lorsqu'ils sont violés par les adversaires dans la guerre pour les ressources, les voies commerciales et les territoires, principalement la Russie et la Chine, s'en écarte par petites tranches en tant que ministre des Affaires étrangères fraîchement nommée. Sur le site Internet de son département, elle a fait l'éloge du Maroc en tant que "partenaire central de l'Union européenne et de l'Allemagne en Afrique du Nord" et a salué le plan d'autonomie du Maroc pour le Sahara occidental comme une "contribution importante".
Dans la foulée, elle aurait pu faire l'éloge de l'occupation de la Crimée par la Russie, d'autant plus que Poutine y a fait organiser un référendum - même s'il n'est pas tout à fait étanche du point de vue du droit international - dont le résultat, positif pour lui, devrait refléter quelque peu les rapports de majorité réels sur la péninsule. Mais tandis que Baerbock continue à jouer les saintes Jeanne d'Arc des droits de l'homme, tant qu'il s'agit de s'en prendre aux malfaiteurs dans un sens, elle susurre de l’autre dans le cœur de son homologue marocain Bourita. Dans la déclaration commune, on pouvait lire que le Maroc était un "partenaire décisif de l'UE et de l'Allemagne" et qu'il faisait office de "pont entre le Nord et le Sud". Un aqueduc, en quelque sorte, par lequel beaucoup d'énergie doit s'écouler vers l'Allemagne, alors qu'en dessous, les débris de la souveraineté sahraouie gisent dans les sables du désert.
Le principe de Baerbock : ne pas percevoir les violations des droits de l'homme si les victimes ne font pas partie de notre lobby.
L'attitude très particulière et sélective du gouvernement fédéral actuel vis-à -vis des droits de l'homme se manifeste également dans ses relations avec des despotes comme l'Arabie saoudite et le Qatar (dont on espère obtenir des faveurs sur le marché des matières premières), dans la défense des réfugiés sur les côtes de l'État défaillant de Libye, dans l'application laxiste de la loi sur le contrôle des armes de guerre et dans le cas de Julian Assange. Qu'a dit jusqu'à présent Annalena Baerbock, l'instance morale autoproclamée du ministère des Affaires étrangères, sur l'affaire de l'homme qui a révélé des crimes de guerre, a été arrêté sous de fausses accusations et doit désormais disparaître à jamais dans une prison américaine ? Pas un mot.
https://www.walter-view.de/Helden-unserer-Zeit/Charme-der-Ignoranz