đâđš RĂ©flexions sur l'horreur, le souvenir & le refus du pardon
Des corps empilés dans un camion. Un enfant suspendu à un mur, les jambes arrachées. Un bébé couvert de cendres, dont le bas du corps a disparu. Les cris de Hind. Nous ne pardonnerons pas.
đâđš RĂ©flexions sur l'horreur, le souvenir & le refus du pardon
Par Julia Abusharr, le 15 février 2024
Le 9 fĂ©vrier 2024, j'ai promenĂ© le chien de la famille dans le parc. C'est une activitĂ© que j'ai dĂ©cidĂ© de pratiquer pour ma bonne santĂ© mentale et physique. Le soleil avait dĂ©jĂ commencĂ© Ă se coucher, et nous Ă©tions entourĂ©s de gens. Ensemble, ou seuls, ou avec leurs chiens. Ils Ă©coutaient de la musique, Ă©taient assis au bord du lac, faisaient de la planche Ă roulettes, bavardaient. Vivre. En voyant tous ces gens, en regardant la petite fenĂȘtre que ce magnifique coucher de soleil d'hiver avait ouverte sur la vie de chacun d'entre eux, j'ai Ă©tĂ© envahie par une vague d'Ă©motions que je n'avais pas ressentie depuis des mois, voire des annĂ©es. Le sentiment d'ĂȘtre enfin capable de ressentir Ă quel point la vie est belle, sans ĂȘtre gĂȘnĂ©e des pics de stress dĂ» Ă des Ă©vĂ©nements personnels. Peut-ĂȘtre avais-je enfin atteint le seuil oĂč tout va bien. Peut-ĂȘtre s'agissait-il simplement des endorphines produites par cette longue marche, mais ces Ă©motions positives tenaient depuis un certain temps, le dĂ©but de la nouvelle annĂ©e. Je prenais un nouveau dĂ©part avec les cours de mon nouveau semestre Ă l'universitĂ©, je m'impliquais davantage en dehors de ma routine acadĂ©mique quotidienne, et je perdais mĂȘme du poids. Tout semblait s'amĂ©liorer pour la premiĂšre fois depuis trĂšs, trĂšs longtemps.
Mais alors que j'Ă©tais en pleine rĂ©flexion, je me suis vite souvenue de l'Ă©cart inimaginable entre ce mieux-ĂȘtre dans ma vie personnelle et les horreurs qui se dĂ©roulent en Palestine. Pour chaque quart d'heure que je passais Ă admirer le ciel et Ă faire mes quelques pas quotidiens, un enfant de Gaza mourait de maladie, de faim, de froid, d'infection, ou Ă©tait assassinĂ© par les bombes et les tireurs d'Ă©lite israĂ©liens. Cet instant de recueillement et de prise de conscience sur la poursuite du gĂ©nocide a certainement Ă©tĂ© ressenti par d'innombrables personnes au cours des derniers mois. La positivitĂ© a rapidement Ă©tĂ© remplacĂ©e par un ensemble complexe d'Ă©motions et de questionnements, alors que j'essayais de faire face Ă la situation qui perdurait jusque dans ce nouveau chapitre de ma vie.
MĂȘme la vue de ma chienne portant son petit manteau m'a fait mal, sachant qu'un tel vĂȘtement Ă©tait refusĂ© Ă des ĂȘtres humains frigorifiĂ©s dans leurs tentes. Avais-je le droit de me sentir aussi insouciante ? Le mĂ©ritais-je mĂȘme, plus que les Palestiniens toujours assiĂ©gĂ©s et souffrant au-delĂ de l'entendement ? OĂč doit-on tracer la ligne entre la bonne santĂ© mentale et le traumatisme collectif dont moi et mes amis sommes victimes dans toute l'AmĂ©rique ? Je ne voulais pas m'appesantir et sombrer, dans ce rare moment de tranquillitĂ©. J'ai donc choisi la facilitĂ© et mis tout cela de cĂŽtĂ© pour plus tard. Peut-ĂȘtre que je l'Ă©crirais dans mon journal en rentrant chez moi, ou que jâen parlerais Ă mon mĂ©decin.
Le 10 février 2024, je me suis réveillée et j'ai allumé mon téléphone pour découvrir l'information selon laquelle Hind Rajab, la fillette de six ans piégée dans une voiture avec six membres de sa famille tués, encerclée par des tireurs d'élite et des chars israéliens pendant prÚs de deux semaines, avait finalement été retrouvée. Morte. Assassinée. Avec les restes carbonisés de l'ambulance et de ceux qui l'avaient secourue.
Telle est notre rĂ©alitĂ©. Un cycle infini oĂč l'on commence inconsciemment Ă se calmer et Ă s'habituer Ă l'Ă©tat des choses avant que la nouvelle de la derniĂšre atrocitĂ© commise par les forces de dĂ©fense israĂ©liennes ne nous rappelle que rien ne sâest arrĂȘtĂ©. Depuis 129 jours, les bombes continuent de pleuvoir. L'aide humanitaire est toujours bloquĂ©e Ă Gaza. Les forces israĂ©liennes tentent toujours difficilement de sauver les otages dĂ©tenus par le Hamas. Les photos des mĂšres et des nourrissons, parmi ces otages, supposĂ©s ĂȘtre en danger immĂ©diat par ceux qui les dĂ©tiennent alors qu'aucun acte criminel n'a Ă©tĂ© signalĂ©, ont Ă©tĂ© placardĂ©es dans toute la ville, et ne seront pas remplacĂ©es par les photos de l'enfant gazaoui piĂ©gĂ© et assassinĂ© parmi les cadavres des membres de sa famille.
Un autre massacre indescriptible a eu lieu, alors que Netanyahou lance une âopĂ©ration militaireâ Ă Rafah, oĂč plus de 80 % de la population de Gaza a fui. Et pourtant, le monde veut que nous oubliions. Les entreprises de rĂ©seaux sociaux comme Meta restreignent et suppriment les messages sur Gaza, les mĂ©dias se concentrent Ă nouveau sur l'actualitĂ© des cĂ©lĂ©britĂ©s, et Joe Biden lui-mĂȘme joue le rĂŽle du malheureux tĂ©moin des pratiques israĂ©liennes de punition collective, plutĂŽt que celui de contributeur financier, juridique et moral direct Ă ces pratiques. La saison des impĂŽts approche, et nous devons travailler et calculer combien nous devons au gouvernement que nous n'aurions pas dĂ©jĂ payĂ© via nos emplois sous-payĂ©s, sachant trĂšs bien que les dollars que nous leur envoyons serviront Ă payer les salaires des monstres qui cĂ©lĂšbrent la mort d'enfants. Le Super Bowl est passĂ©, dĂ©tournant des millions de spectateurs de l'impact des bombes qui tombent Ă Rafah. En AmĂ©rique, le business continue comme si de rien n'Ă©tait, mĂȘme si nous rĂ©clamons Ă cor et Ă cri un cessez-le-feu, une opportunitĂ© de pleurer les pertes de l'humanitĂ© qui s'accumulent d'heure en heure. Les ventes de la Saint-Valentin, les Oscars, les Golden Globes, Taylor Swift, les produits Apple, rien de tout cela ne change.
Pour les citoyens des nations dirigĂ©es par des responsables explicitement sionistes comme l'AmĂ©rique et le Royaume-Uni, la nouvelle de la mort de Hind nous a une fois de plus accablĂ©s d'un immense dĂ©sespoir et de questions auxquelles nous n'avons guĂšre le pouvoir de rĂ©pondre. Comment avons-nous pu laisser une telle chose arriver Ă cette petite fille ? Comment avons-nous laissĂ© tomber les 13 000 enfants qui l'ont prĂ©cĂ©dĂ©e ? Comment avons-nous pu laisser le carnage se poursuivre aussi longtemps ? Comment osons-nous vivre notre vie, ne serait-ce qu'un instant, sans en ĂȘtre conscients ?
Que faisons-nous, au juste ?
Nous avons beau nous battre pour qu'on nous rende des comptes et qu'on agisse, dans les mĂ©dias, les tribunaux et mĂȘme dans la rue, nous sommes gouvernĂ©s par une bande de bellicistes dĂ©catis et frappĂ©s de sĂ©nilitĂ©, qui ont montrĂ© Ă maintes reprises qu'ils n'ont que faire du caractĂšre sacrĂ© d'une seule vie humaine qui ne cadre pas avec leurs intĂ©rĂȘts supĂ©rieurs. Et ils sont prĂȘts Ă tout pour nous endormir, comme ils l'ont fait avec toutes les crises intĂ©rieures que leurs citoyens vivent jour aprĂšs jour. Mais je m'y refuse. Et je continuerai Ă refuser, tout comme les frĂšres et sĆurs et tous ceux qui se trouvent au cĆur de ce mouvement. Nous refuserons d'ĂȘtre anesthĂ©siĂ©s, de qualifier cette situation de normale et d'adhĂ©rer Ă la morale et aux critĂšres de l'oppresseur qui commet l'impensable depuis plus de 75 ans.
Il incombe aux survivants de vivre avec tout ce qu'ils ont endurĂ©, et aux tĂ©moins de transmettre ne serait-ce qu'une fraction de la douleur de ces survivants Ă toutes les parties du monde qui voudront bien les entendre, et de ne jamais renoncer. Aujourd'hui, Ă l'Ăšre de la transmission instantanĂ©e de vidĂ©os et de messages, nous sommes tous devenus des tĂ©moins. Nous ne pouvons pas regarder dâenfants sans nous souvenir des images de restes de petits ĂȘtres bien plus jeunes encore, ni regarder dâanimaux sans penser aux civils de Gaza qui donnent le reste de leur eau et de leur nourriture aux animaux errants dĂ©charnĂ©s, ni l'horizon sans nous souvenir de ceux qui sont obligĂ©s de voir un mur Ă la place. Nous ne verrons plus jamais ces choses de la mĂȘme maniĂšre. Des listes interminables de produits, d'impĂŽts, d'Ă©coles, d'hĂŽpitaux, d'armĂ©es, de tribunaux internationaux, de banques, de campus universitaires, d'ambulances, de missiles, de victimes, de bulldozers, de tombes, de cadavres.
Nous ne devrions jamais.
Je crois qu'un jour les bombardements cesseront. Mais reste Ă savoir sâils cesseront grĂące Ă une intervention internationale effective, ou de la propre volontĂ© de Netanyahou, aprĂšs quâil aura dĂ©truit chaque centimĂštre carrĂ© de Gaza. Ma crainte est que nous luttions si fort pour survivre Ă chaque instant, pour faire face Ă ce que nous voyons et entendons, que lorsque le massacre sera enfin mis sur pause, le soulagement du silence et la possibilitĂ© de faire notre deuil nous accableront plus encore que la censure et la diabolisation de notre cause. Joe le gĂ©nocidaire continuera Ă essayer de convaincre le monde de sa consternation vis-Ă -vis de Netanyahou, son partenaire dans le crime, qui a utilisĂ© les fonds quâil a envoyĂ©s, le pouvoir sur les mĂ©dias qu'il s'est appropriĂ© et la peur des AmĂ©ricains sionistes pour commettre un gĂ©nocide, juste pour l'Ă©lection de 2024. Il se peut que nous soyons trop Ă©puisĂ©s, et trop brisĂ©s, pour continuer Ă Ă©lever nos voix. Mais nous ne pouvons pas nous arrĂȘter Ă un cessez-le-feu. Il y a eu trop de pertes pour qu'un semblant de pardon soit accordĂ© aux cĂ©lĂ©britĂ©s sans envergure qui s'excuseront un jour, penaudes, pour leur soutien Ă Tsahal, aux marques qui publieront une dĂ©claration d'âinclusivitĂ©â, aux prĂ©sidents d'associations Ă©tudiantes qui prĂ©tendront avoir dĂ» se soucier de tous leurs Ă©tudiants pendant que le gĂ©nocide se dĂ©roulait. Je sais que la capacitĂ© de pardonner est une vertu, Ă la fois pour des raisons religieuses et au nom de la bonne santĂ© mentale. Mais ce n'est tout simplement plus possible.
Nous, les tĂ©moins, ne pouvons pas oublier la douleur et le traumatisme de ces quatre mois d'enfer que nous avons vus, entendus et Ă©prouvĂ©s. Pas mĂȘme aprĂšs un traitĂ© de âpaixâ, ni aprĂšs la levĂ©e des barrages, jamais. Rien ne sera plus jamais pareil, et nous devons nous assurer que le monde le sache, peu importe ce qu'il nous dira, et peu importe la façon dont on nous dira de nous concentrer sur autre chose. Ils veulent faire de nous un phĂ©nomĂšne marginal. Nos boycotts, nos protestations, nos reportages, nos messages sur les rĂ©seaux sociaux. Mais Starbucks, McDonald's, Burger King, Lays, Sephora, Zara, Dove... ne doivent plus jamais voir notre la couleur de notre argent, et les sionistes et modĂ©rĂ©s ne doivent plus jamais recueillir nos suffrages. J'ai dĂ©jĂ acceptĂ© l'idĂ©e que je ne verrai sans doute jamais la terre de mon pĂšre et de sa famille libĂ©rĂ©e de mon vivant, mais je ne peux supporter l'idĂ©e que ce Ă quoi nous assistons ne soit qu'une nouvelle Ă©tape dans la liste des massacres perpĂ©trĂ©s Ă l'encontre du peuple palestinien. Le peuple de mon pĂšre. Mon peuple.
Je suis consciente que cet article est beaucoup plus pessimiste que les autres. Il n'est peut-ĂȘtre pas moral de supplier ceux qui m'entourent de s'accrocher fermement Ă la douleur ressentie en ce moment mĂȘme, et de ne jamais l'oublier. Ă l'heure oĂč le bombardement de Rafah a commencĂ© alors que j'Ă©crivais ces lignes, Ă l'heure oĂč le drapeau israĂ©lien gĂ©ant accrochĂ© Ă la vitrine du magasin devant lequel je passe tous les jours pour aller en cours fait figure de dĂ©claration dĂ©daigneuse d'immunitĂ© Ă la justice. Et Ă lâheure oĂč nos systĂšmes financiers et juridiques ont Ă©chouĂ© et oĂč l'impact le plus efficace possible est de nous souvenir de tout ce dont nous avons Ă©tĂ© tĂ©moins. Il est dans la nature humaine de souhaiter que les blessures Ă©motionnelles cicatrisent et disparaissent, mais Ă prĂ©sent, espĂ©rons tous que ce ne sera jamais le cas, car nous savons que le sang de ceux qui ont perdu la vie en Palestine ne sĂ©chera jamais, et que les horreurs commises ne seront jamais comprises. Des corps empilĂ©s dans un camion de glace. Des milliers de personnes affamĂ©es, Ă court d'aliments pour animaux pour faire du pain. Un enfant suspendu Ă un mur, les jambes arrachĂ©es. Un bĂ©bĂ© couvert de cendres, dont la moitiĂ© infĂ©rieure a disparu. Les cris de Hind.
Nous les avons vus. Nous les avons entendus. Nous n'oublierons pas. Nous ne pardonnerons pas.
* Julia Abusharr est une jeune femme Ă©gyptienne et palestinienne de 20 ans vivant aux Ătats-Unis.