👁🗨 Requiem pour le New York Times
La croisade “a mobilisé tous les pouvoirs de l'État pour transformer la dissidence en déloyauté et, ce faisant, a radicalement réduit le spectre du débat politique acceptable”.
👁🗨 Requiem pour le New York Times
Par Chris Hedges pour ScheerPost, le 12 avril 2024
NEW YORK : Je suis assis dans l'auditorium du New York Times. C'est la première fois que j'y reviens depuis près de vingt ans. Ce sera la dernière. Le journal n'est plus que le pâle reflet de ce qu'il fut lorsque j'y travaillais, assailli par de nombreux fiascos journalistiques, une direction à la dérive et un soutien myope aux débâcles militaires au Moyen-Orient, en Ukraine et au génocide de Gaza, où l'une des contributions du Times au massacre des Palestiniens a été un éditorial refusant de soutenir un cessez-le-feu inconditionnel. Nombreux sont ceux qui, assis dans l'auditorium, se sont rendus coupables.
Toutefois, je suis ici non pas pour eux, mais pour l'ancien rédacteur en chef qu'ils honorent, Joe Lelyveld, mort au début de l'année. C'est lui qui m'avait engagé. Son départ du Times a marqué le déclin brutal du journal. Sur la première page du programme de la cérémonie, l'année de sa mort est incorrecte, ce qui est emblématique de la négligence d'un journal criblé de fautes de frappe et truffé d'erreurs. Les journalistes que j'admire, dont Gretchen Morgenson et David Cay Johnston, présents dans l'auditorium, ont été évincés après le départ de Lelyveld, remplacés par des médiocrités.
Le successeur de Lelyveld, Howell Raines, qui n'avait rien à faire à la tête d'un journal, a choisi l'affabulateur et plagiaire en série, Jayson Blair, pour une promotion rapide et a aliéné la salle de rédaction avec une série de décisions éditoriales ineptes. Les journalistes et les rédacteurs en chef se sont révoltés. Lelyveld a finalement été évincé, de même que son directeur de la rédaction, tout aussi incompétent.
Lelyveld est revenu pour un bref intérim. Mais les rédacteurs en chef qui lui ont succédé n'ont guère amélioré la situation. Ils étaient de fervents propagandistes - Tony Judt les a qualifiés d'“idiots utiles de Bush” - de la guerre en Irak. Ils croyaient fermement aux armes de destruction massive. Ils ont étouffé, à la demande du gouvernement, une révélation de James Risen sur les écoutes téléphoniques sans mandat des Américains par la National Security Agency, jusqu'à ce que le journal apprenne que cette révélation figurerait dans le livre de Risen. Ils ont colporté pendant deux ans la fiction selon laquelle Donald Trump était un agent russe. Ils ont ignoré le contenu de l'ordinateur portable de Hunter Biden qui contenait des preuves d'un trafic d'influence de plusieurs millions de dollars et l'ont qualifié de “désinformation russe”. Bill Keller, qui a occupé le poste de rédacteur en chef après Lelyveld, a décrit Julian Assange, le journaliste et éditeur le plus courageux de notre génération, comme “un connard narcissique, qui ne ressemble en rien à l'idée que l'on se fait d'un journaliste”. Les rédacteurs en chef ont décidé que la progression de Trump était plus dûe à une question à caractère idéologique qu'au pillage des entreprises et au licenciement massif de 30 millions de salariés, ce qui les a amenés à détourner l'attention de la cause première de notre marasme économique, politique et culturel. Bien entendu, cette diversion leur a évité de se confronter aux entreprises, telles que Chevron, qui sont des sponsors. Ils ont produit une série de podcasts intitulée Caliphate, basée sur les histoires inventées d'un escroc. Plus récemment, le 7 octobre, ils ont publié un article rédigé par trois journalistes - dont une qui n'avait jamais travaillé en tant que reporter et entretenait des liens avec les services de renseignement israéliens, Anat Schwartz, qui a ensuite été licenciée après la révélation qu'elle avait “liké”des messages génocidaires contre les Palestiniens sur Twitter - sur ce qu'ils ont qualifié d'abus sexuels et de prétendus viols “systématiques” par le Hamas et d'autres factions de la résistance palestinienne. Il s'est également avéré que ces messages n'étaient pas fondés. Rien de tout cela ne serait arrivé sous Lelyveld.
La réalité a rarement franchi les portes de la cour byzantine et autoréférentielle du New York Times, qui s'est illustrée lors de la cérémonie de commémoration de M. Lelyveld. Les anciens rédacteurs en chef se sont exprimés - à l'exception de Gene Roberts - avec un ton de noblesse obligé, imbus de leur propre grandeur. Lelyveld est devenu un vecteur de célébration de leurs privilèges, une publicité involontaire des raisons pour lesquelles l'institution est si terriblement déconnectée, et pourquoi tant de journalistes et une grande partie du public méprisent ceux qui en sont à la tête.
On nous a gratifiés de tous les privilèges de l'élitisme : Harvard. Les étés dans le Maine. Vacances en Italie et en France. Plongée en apnée dans un récif corallien d'une station balnéaire des Philippines. Vivre à Hampstead, à Londres. La maison de campagne de New Paltz. La descente du Canal du Midi en péniche. Visites au Prado. L'opéra au Met.
Luis Buñuel et Evelyn Waugh ont brocardé ce genre de personnages. Lelyveld faisait partie du club, mais c'est un sujet que j'aurais réservé aux bavardages de la réception, que j'ai évitée. Ce n'était pas la raison de la présence de la poignée de journalistes dans la salle.
Lelyveld, malgré les tentatives des intervenants de nous convaincre du contraire, était un homme maussade et aigri. Son surnom dans la salle de rédaction était “le croque-mort”. Lorsqu'il passait devant les bureaux, les journalistes et les rédacteurs en chef cherchaient à esquiver son regard. Il était socialement maladroit, avec de longs silences et un rire déconcertant que personne n'arrivait à décoder. Il pouvait être, comme tous les papes dirigeant la congrégation du New York Times, méchant et vindicatif. Je suis persuadé qu'il pouvait aussi être agréable et sensible, mais ce n'était pas l'aura qu'il projetait. Dans la salle de rédaction, il était Achab, pas Starbuck.
Je lui avais demandé si je pouvais bénéficier d'une bourse Nieman à Harvard après avoir couvert les guerres de Bosnie et du Kosovo, guerres qui couronnaient près de deux décennies de reportages sur les conflits en Amérique latine, en Afrique et au Moyen-Orient.
Il m'a répondu : “Non. Cela me coûte de l'argent et je perds un bon journaliste.”
J'ai insisté jusqu'à ce qu'il finisse par dire au rédacteur en chef des affaires étrangères, Andrew Rosenthal : “Dites à Hedges qu'il peut choisir la Nieman et aller se faire voir”.
Andy, dont le père était rédacteur en chef avant Lelyveld, m'a prévenu : “Ne faites pas ça. Ils vous le feront payer à votre retour.”
Bien sûr, j'ai choisi la bourse Nieman.
Au cours de l'année, Lelyveld m'a appelé.
— “Qu'est-ce que vous étudiez ?” m’a-t-il demandé.
— “Les lettres classiques”, répondis-je.
— “Comme le latin ?” demanda-t-il.
— “Exactement”, répondis-je.
Il y a eu une pause.
— “Eh bien”, a-t-il conclu, “vous pouvez couvrir le Vatican”.
Et il a raccroché.
Lorsque je suis revenu, il m'a rangé au purgatoire. J'ai été relégué au bureau métropolitain sans affectation ni mission. Bien souvent, je restais chez moi à lire Fiodor Dostoïevski. Au moins, j'avais mon salaire. Mais il voulait que je sache que je n'étais plus rien.
Au bout de quelques mois, je l'ai retrouvé dans son bureau. C'était comme parler à un mur.
Il m'a demandé d'un ton caustique : “Savez-vous encore écrire un article ?”
À ses yeux, je n'avais pas encore été domestiqué dans les règles de l'art.
Je suis sorti de son bureau.
— “Ce type est un putain de trou du cul”, ai-je dit aux rédacteurs en chef assis devant moi.
— “Si tu penses que ça ne lui est pas revenu en 30 secondes, c'est que tu es bien naïf”, m'a dit plus tard un rédacteur en chef.
Je m'en moquais. Je luttais, souvent en buvant beaucoup trop la nuit pour chasser mes cauchemars, pour faire face aux traumatismes de nombreuses années passées en zone de guerre, traumatismes auxquels ni Lelyveld ni qui que ce soit d'autre au journal ne s'intéressait le moins du monde. J'avais des démons bien plus terribles à combattre qu'un rédacteur en chef revanchard. Et je n'aimais pas suffisamment le New York Times pour devenir son toutou. S'ils devaient persister, je partirais, ce que je n'ai pas tardé à faire.
Si je raconte tout cela, c'est pour qu'il soit bien clair que Lelyveld n'était pas admiré par les journalistes pour son charisme ou sa personnalité. Il était admiré parce qu'il était brillant, cultivé, doué pour l'écriture et le journalisme, et qu'il plaçait la barre très haut. Il était respecté parce que soucieux de l'art du journalisme. Il a sauvé ceux d'entre nous qui savaient écrire - un nombre surprenant de journalistes n’ont rien de grands écrivains - du joug des rédacteurs en chef.
Pour lui, les fuites émanant d'un fonctionnaire n'étaient pas parole d'évangile. Il s'intéressait au monde des idées. Il veillait à ce que la section des critiques de livres soit de qualité, chose qui a disparu après son départ. Il se méfiait des militaristes. (Son père avait été objecteur de conscience pendant la Seconde Guerre mondiale, mais il était devenu par la suite un sioniste déclaré et un apologiste d'Israël). Pour être franc, c'est tout ce que nous recherchions en tant que journalistes. Nous ne voulions pas de lui comme ami. Nous avions déjà des amis. D'autres journalistes.
Il est venu me voir en Bosnie en 1996, peu après la mort de son père. J'étais tellement absorbé par un recueil de nouvelles de V.S. Pritchett que j'avais perdu la notion du temps. J'ai levé les yeux et l'ai trouvé debout devant moi. Cela ne semblait pas le déranger. Lui aussi lisait avec voracité. Les livres constituaient notre lien. Une fois, au début de ma carrière, nous nous sommes rencontrés dans son bureau. Il a cité de mémoire des lignes du poème de William Butler Yeats, “Adam's Curse” [La malédiction d'Adam] :
“...Une ligne peut nous prendre des heures.
Pourtant, si elle ne semble pas mériter réflexion,
Nos efforts pour coudre et découdre n'auront servi à rien.
Mieux vaut se rabattre sur ses os à moelle
Et récurer le sol d'une cuisine, ou casser des cailloux
Comme un pauvre, par tous les temps.
Car pour harmoniser de beaux morceaux,
Il faut travailler plus dur et pourtant
passer pour un fainéant aux yeux des braillards
des banquiers, des maîtres d'école et des ecclésiastiques.
Les martyrs invoquent le monde.”
“Il vous faut encore trouver votre voie”, m'a-t-il dit.
Nous étions fils d'ecclésiastiques. Son père était rabbin. Le mien était pasteur presbytérien. Nos pères avaient participé aux mouvements pour les droits civiques et contre la guerre. Mais nos similitudes familiales s'arrêtaient là. Il a eu une enfance profondément troublée et des relations distantes avec son père et sa mère, qui souffraient de dépressions et de tentatives de suicide. Pendant de longues périodes, il n'a pas vu ses parents, il a été confié à des amis et à des parents. Enfant, il se demandait s'il était inutile ou même aimé, thème de ses mémoires intitulées “Omaha Blues”.
Nous avons roulé dans ma jeep blindée jusqu'à Sarajevo. C'était après la guerre. Dans l'obscurité, il a parlé de l'enterrement de son père, de l'hypocrisie de croire que les enfants du premier mariage s'entendent avec ceux du second, comme si, disait-il, “nous formions tous une famille heureuse”. Il était amer et meurtri.
Dans ses mémoires, il parle d'un rabbin nommé Ben, qui “ne manifestait aucun intérêt pour les richesses” et qui fut pour lui un père de substitution. Dans les années 1930, Ben avait contesté la ségrégation raciale depuis sa synagogue de Montgomery, en Alabama. Dans les années 1960, il était rare que le clergé blanc prenne la défense des Noirs dans le Sud. Dans les années 1930, c'était presque du jamais vu. Ben a invité des ministres noirs chez lui. Il a collecté de la nourriture et des vêtements pour les familles de fermiers qui, en juillet 1931, après que le shérif et ses adjoints eurent interrompu une réunion syndicale, s'étaient livrés à une fusillade. Les fermiers étaient en fuite et traqués dans le comté de Tallapoosa. Ses sermons, prononcés au plus fort de la dépression, appelaient à plus de justice économique et sociale.
Il rendit visite aux Noirs condamnés à mort dans l'affaire de Scottsboro - tous injustement accusés de viol - et organisa des rassemblements afin de collecter des fonds pour leur défense. Le conseil d'administration de son temple a adopté une résolution officielle nommant un comité
“pour aller voir le rabbin Goldstein et lui demander de renoncer à se rendre à Birmingham sous aucun prétexte et de s'abstenir de faire quoi que ce soit d'autre dans l'affaire de Scottsboro”.
Ben n'en a pas tenu compte. Il a finalement été chassé par sa congrégation parce que, comme l'a écrit un membre, il avait “prêché et pratiqué l'égalité sociale” et “fréquenté des radicaux et des rouges”. Ben a ensuite participé à la Ligue américaine contre la guerre et le fascisme et au Comité américain d'aide à la démocratie espagnole pendant la guerre civile espagnole, des groupes qui comprenaient des communistes. Il a défendu les personnes victimes de la chasse aux sorcières anticommuniste, notamment les Dix d'Hollywood, menée par la Commission des activités anti-américaines de la Chambre des représentants. Ben, proche du parti communiste et peut-être même membre à un moment donné, a été mis sur liste noire, y compris par le père de Lelyveld qui dirigeait la Fondation Hillel. Lelyveld, dans quelques pages torturées, cherche à absoudre son père de cette trahison, lui qui avait consulté le FBI avant de licencier Ben.
Ben a été victime de ce que l'historienne Ellen Schrecker appelle “Many Are the Crimes: McCarthyism in America”, que Ellen Schrecker qualifie de “vague de répression politique la plus vaste et la plus durable de l'histoire des États-Unis”.
“Afin d'éliminer la prétendue menace du communisme interne, une large coalition de politiciens, de bureaucrates et autres activistes anticommunistes a traqué toute une génération de militants radicaux et leurs associés, détruisant des vies, des carrières et toutes les institutions offrant une alternative de gauche à la politique et à la culture dominantes”, écrit-elle.
Cette croisade, poursuit-elle, “a mobilisé tous les pouvoirs de l'État pour transformer la dissidence en déloyauté et, ce faisant, a radicalement réduit le spectre du débat politique acceptable”.
Le père de Lelyveld n'a pas été le seul à succomber à la pression, mais ce que je trouve fascinant, et peut-être révélateur, c'est la décision de Lelyveld de rendre Ben responsable de sa propre persécution.
“Tout appel à la prudence lancé à Ben Lowell lui aurait instantanément rappelé l'appel lancé à Ben Goldstein [il changera plus tard son nom de famille en Lowell] à Montgomery dix-sept ans plus tôt lorsque, son emploi étant clairement en jeu, il n'avait jamais hésité à prendre la parole dans une église noire au mépris du conseil d'administration de l'établissement”, écrit Lelyveld. “Son complexe d'Ezekiel latent s'est à nouveau manifesté.”
Lelyveld a loupé le héros de ses propres mémoires.
Lelyveld a quitté le journal avant les attentats du 11 septembre 2001. J'ai dénoncé les appels à l'invasion de l'Irak - j'étais le chef du bureau du Moyen-Orient du journal - dans des émissions telles que Charlie Rose. J'ai été hué sur scène, attaqué sans relâche sur Fox News et les radios de droite, et j'ai fait l'objet d'un éditorial du Wall Street Journal. La messagerie de mon téléphone professionnel était saturée de menaces de mort. Le journal m'a adressé un blâme écrit pour que je cesse de m'exprimer contre la guerre. Si je ne respectais pas cette consigne, je serais licencié. Lelyveld, s'il dirigeait encore le journal, n'aurait pas toléré mon manquement à l'étiquette.
Lelyveld a beau avoir disséqué l'apartheid en Afrique du Sud dans son livre “Move Your Shadow”, le coût d'une telle dissection pour Israël lui aurait valu, comme à Ben, d'être blacklisté. Il n'a pas franchi la ligne rouge. Il a respecté les règles. C'était un homme au service de l'entreprise.
Je n'aurais jamais trouvé ma voie dans le moule du New York Times. Je n'étais pas fidèle à l'institution. Les principes très stricts qu'elle établissait n'étaient pas acceptables pour moi. C'est ce qui a creusé le fossé entre nous.
Le théologien Paul Tillich écrit que toutes les institutions sont intrinsèquement malveillantes, que toute vie morale exige, à un moment donné, que les défie même au prix de sa carrière. Lelyveld, bien qu'intègre et brillant, n'était pas prêt à s'engager sur cette voie. Mais il a été ce que l'institution nous a offert de mieux. Il était profondément concerné par notre travail et a fait de son mieux pour le protéger.
Le journal ne s'est pas remis de son départ.
* Chris Hedges est un journaliste lauréat du prix Pulitzer qui a été correspondant à l'étranger pendant quinze ans pour le New York Times, où il a été chef du bureau du Moyen-Orient et chef du bureau des Balkans. Auparavant, il a travaillé à l'étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et NPR. Il est l'animateur de l'émission The Chris Hedges Report.
Il a fait partie de l'équipe qui a remporté le prix Pulitzer 2002 du reportage explicatif pour la couverture du terrorisme mondial par le New York Times, et il a reçu le prix mondial 2002 d'Amnesty International pour le journalisme sur les droits de l'homme. Hedges, qui est titulaire d'une maîtrise en théologie de la Harvard Divinity School, est l'auteur des best-sellers American Fascists : La droite chrétienne et la guerre contre l'Amérique, Empire of Illusion : The End of Literacy and the Triumph of Spectacle et a été finaliste du National Book Critics Circle pour son livre War Is a Force That Gives Us Meaning. Il rédige une chronique en ligne pour le site ScheerPost. Il a enseigné à l'université Columbia, à l'université de New York, à l'université de Princeton et à l'université de Toronto.
https://scheerpost.com/2024/04/12/chris-hedges-requiem-for-the-new-york-times/