đâđš RĂ©volte Ă l'universitĂ©
Les Ă©tudiants des universitĂ©s Ă travers le pays, confrontĂ©s Ă des arrestations massives, des sanctions, des expulsions et des tirs sont notre dernier et meilleur espoir d'arrĂȘter le gĂ©nocide Ă Gaza.
đâđš RĂ©volte Ă l'universitĂ©
Par Chris Hedges / pour ScheerPost, le 25 avril 2024
PRINCETON, N.J. - Achinthya Sivalingam, Ă©tudiante diplĂŽmĂ©e en affaires publiques Ă l'universitĂ© de Princeton, ne savait pas en se rĂ©veillant ce matin que peu aprĂšs 7 heures, elle rejoindrait des centaines d'Ă©tudiants Ă travers le pays qui ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s, expulsĂ©s et interdits de campus pour avoir protestĂ© contre le gĂ©nocide Ă Gaza.
Elle porte un sweat-shirt bleu, et lutte parfois contre les larmes, lorsque nous parlons. Nous sommes assis Ă une petite table du cafĂ© Small World, sur Witherspoon Street, Ă un demi-pĂątĂ© de maisons de l'universitĂ© oĂč elle ne peut plus entrer, de l'appartement qu'elle ne peut plus habiter et du campus oĂč, dans quelques semaines, elle devait obtenir son diplĂŽme.
Elle se demande oĂč elle va passer la nuit.
La police lui a donné cinq minutes pour récupérer des objets dans son appartement.
Les étudiants protestataires du pays font preuve d'un courage moral et physique - beaucoup d'entre eux risquent la suspension et l'expulsion - qui fait honte à toutes les grandes institutions du pays. Ils sont dangereux non pas parce qu'ils perturbent la vie du campus ou qu'ils s'en prennent aux étudiants juifs - beaucoup de ceux qui manifestent sont Juifs - mais parce qu'ils exposent l'échec lamentable des élites dirigeantes et de leurs institutions à mettre un terme au génocide, le crime entre les crimes. Ces étudiants regardent, comme la plupart d'entre nous, Israël massacrer en direct le peuple palestinien. Mais contrairement à la plupart d'entre nous, ils agissent. Leurs voix et leurs protestations constituent une puissante réaction à la faillite morale qui les entoure.
Aucun prĂ©sident d'universitĂ© n'a dĂ©noncĂ© la destruction par IsraĂ«l dâaucune des universitĂ©s de Gaza. Aucun prĂ©sident d'universitĂ© n'a appelĂ© Ă un cessez-le-feu immĂ©diat et inconditionnel. Aucun prĂ©sident d'universitĂ© n'a utilisĂ© les mots âapartheidâ ou âgĂ©nocideâ. Aucun prĂ©sident d'universitĂ© n'a appelĂ© aux sanctions et au dĂ©sinvestissement d'IsraĂ«l.
Au lieu de cela, les dirigeants de ces institutions universitaires se prosternent devant les riches donateurs, les entreprises - y compris les fabricants d'armes - et les politiciens les plus radicaux. Ils replacent le dĂ©bat sous l'angle des prĂ©judices causĂ©s aux Juifs plutĂŽt que sous celui du massacre quotidien des Palestiniens, dont des milliers d'enfants. Ils permettent aux agresseurs - l'Ătat sioniste et ses adeptes - de se faire passer pour des victimes. Ce faux rĂ©cit, qui se base sur l'antisĂ©mitisme, permet aux instances de pouvoir, y compris les mĂ©dias, d'occulter le vĂ©ritable problĂšme, Ă savoir le gĂ©nocide. Le dĂ©bat s'en trouve faussĂ©. C'est un cas classique d'âabus rĂ©actifâ. Il suffit d'Ă©lever la voix pour dĂ©noncer l'injustice, de rĂ©agir Ă un abus prolongĂ©, de tenter de rĂ©sister, et l'agresseur se transforme soudain en victime.
L'université de Princeton, comme d'autres universités à travers le pays, est déterminée à mettre un terme aux rassemblements appelant à la fin du génocide. Il semble qu'il s'agisse d'un effort coordonné des universités du pays.
L'universitĂ© Ă©tait informĂ©e Ă l'avance du projet de rassemblement. Lorsque les Ă©tudiants ont rejoint les cinq sites ce matin, ils ont Ă©tĂ© accueillis par un grand nombre dâagents du dĂ©partement de la SĂ©curitĂ© publique de l'universitĂ© et de la police de Princeton. Le site du campement devant la bibliothĂšque Firestone Ă©tait envahi par la police. Et ce, bien que les Ă©tudiants n'aient pas utilisĂ© les courriels de l'universitĂ© et se soient limitĂ©s Ă ce qu'ils pensaient ĂȘtre des applications sĂ©curisĂ©es. Parmi les policiers ce matin se trouvait le rabbin Eitan Webb, qui a fondĂ© et dirige la maison Chabad de Princeton. Il a participĂ© Ă des Ă©vĂ©nements universitaires pour attaquer verbalement ceux qui appellent Ă la fin du gĂ©nocide en les qualifiant d'antisĂ©mites, selon des Ă©tudiants mobilisĂ©s.
Alors que la centaine de manifestants Ă©coutait les intervenants, un hĂ©licoptĂšre tournait bruyamment au-dessus d'eux. Une banderole, accrochĂ©e Ă un arbre, indiquait : âDu fleuve Ă la mer, la Palestine sera libreâ.
Les Ă©tudiants ont dĂ©clarĂ© qu'ils poursuivraient leur manifestation jusqu'Ă ce que Princeton se dĂ©sengage des entreprises qui âtirent profit de la campagne militaire en cours de l'Ătat d'IsraĂ«lâ Ă Gaza ou y participent, mette fin Ă la recherche universitaire âsur les armes de guerreâ financĂ©e par le ministĂšre de la DĂ©fense, adopte un boycott universitaire et culturel des institutions israĂ©liennes, soutienne les institutions universitaires et culturelles palestiniennes et plaide en faveur d'un cessez-le-feu immĂ©diat et inconditionnel.
Mais si les Ă©tudiants tentent Ă nouveau de monter des tentes - ils en ont dĂ©montĂ© 14 aprĂšs les deux arrestations de ce matin - il est certain qu'ils seront tous arrĂȘtĂ©s.
âC'est bien pire que ce Ă quoi je m'attendaisâ, dĂ©clare Aditi Rao, Ă©tudiante en doctorat de lettres classiques. âIls ont commencĂ© Ă arrĂȘter des gens sept minutes aprĂšs le dĂ©but du rassemblementâ.
Rochelle Calhoun, vice-prĂ©sidente de Princeton chargĂ©e de la vie sur le campus, a envoyĂ© mercredi un courriel collectif avertissant les Ă©tudiants qu'ils pourraient ĂȘtre arrĂȘtĂ©s et expulsĂ©s du campus s'ils organisaient des rassemblements.
âToute personne impliquĂ©e dans un rassemblement, une occupation ou tout autre comportement perturbateur illĂ©gal qui refuse de partir aprĂšs un avertissement sera arrĂȘtĂ©e et immĂ©diatement exclue du campusâ, a-t-elle Ă©crit.
Pour les étudiants, une telle exclusion du campus mettrait en péril leur capacité à terminer le semestre.
âCes Ă©tudiantâ, ajoute-t-elle, âpourraient ĂȘtre suspendus, voire expulsĂ©sâ.
Mme Sivalingam a croisĂ© l'un de ses professeurs et l'a suppliĂ© de soutenir la manifestation. Il l'a informĂ©e qu'il allait ĂȘtre titularisĂ© et qu'il ne pouvait pas participer. Son cours s'intitule âMarxisme Ă©cologiqueâ.
âC'Ă©tait un moment bizarreâ, dit-elle. âJ'ai passĂ© le semestre dernier Ă rĂ©flĂ©chir aux idĂ©es, Ă l'Ă©volution et au changement social. C'Ă©tait un chocâ.
Elle s'est mise Ă pleurer.
Peu aprĂšs 7 heures du matin, la police a distribuĂ© aux Ă©tudiants qui montaient des tentes un tract intitulĂ© âPrinceton University Warning and No Trespass Noticeâ [Avertissement de l'universitĂ© de Princeton et avis d'interdiction d'intrusion]. Le tract indique que les Ă©tudiants
âse livrent, sur la propriĂ©tĂ© de l'universitĂ© de Princeton, Ă des actes qui violent les rĂšgles et rĂšglements de l'universitĂ©, constituent une menace pour la sĂ©curitĂ© et les biens d'autrui et perturbent les activitĂ©s courantes de l'universitĂ© : ces actes incluent la participation Ă un campement et/ou les perturbations liĂ©es Ă un Ă©vĂ©nement se dĂ©roulant sur la propriĂ©tĂ© de l'universitĂ©.â
Le tract prĂ©cise que les personnes ayant adoptĂ© ces comportements illĂ©gaux seraient considĂ©rĂ©es comme des intrus provocateurs en vertu du droit pĂ©nal du New Jersey (N.J.S.A. 2C:18-3) et pourraient ĂȘtre arrĂȘtĂ©es sur-le-champ.
Quelques secondes plus tard, Sivalingam a entendu un officier de police dire âAttrapez ces deux-lĂ â.
Hassan Sayed, doctorant en économie d'origine pakistanaise, travaillait avec Sivalingam au montage d'une des tentes. Il était menotté. Sivalingam a été attachée avec des menottes en plastique si serrées qu'elles lui ont coupé la circulation des mains. Ses poignets sont couverts d'ecchymoses sombres.
âIl y a eu un premier avertissement des flics : âVous ĂȘtes en train de violer une propriĂ©tĂ© privĂ©eâ ou quelque chose comme ça, âC'est le premier avertissementââ, raconte Sayed. âC'Ă©tait un peu violent. Je n'ai pas entendu grand-chose. Soudain, on m'a passĂ© les mains dans le dos. Ă ce moment-lĂ , mon bras droit s'est un peu crispĂ© et ils m'ont dit 'Vous rĂ©sistez Ă l'arrestation si vous faites ça'. Puis ils m'ont passĂ© les menottesâ.
L'un des agents qui ont procédé à l'arrestation lui a demandé s'il était étudiant. Lorsqu'il a répondu par l'affirmative, ils l'ont immédiatement informé qu'il était banni du campus.
âPour ce que j'aie pu l'entendre, ils n'ont pas mentionnĂ© les charges retenues contre luiâ.
âOn m'a emmenĂ© dans une voiture. Ils m'ont vaguement fouillĂ©. Ils m'ont demandĂ© ma carte d'Ă©tudiant.â
Sayed a été placé à l'arriÚre d'une voiture de la police du campus avec Sivalingam, qui souffrait des menottes trop serrées. Il a demandé aux policiers de desserrer les menottes attaches de Sivalingam, ce qui a pris plusieurs minutes car ils ont dû la sortir du véhicule et les ciseaux n'ont pas réussi à couper le plastique. Ils ont dû trouver des pinces coupantes. Ils ont été emmenés au poste de police de l'université.
On a enlevĂ© Ă Sayed son tĂ©lĂ©phone, ses clĂ©s, ses vĂȘtements, son sac Ă dos et ses AirPods, et on l'a placĂ© dans une cellule de dĂ©tention. Personne ne lui a lu ses droits Miranda*.
On lui a répété qu'il était interdit de séjour sur le campus.
âEst-ce une expulsion ?â a-t-il demandĂ© Ă la police du campus.
La police n'a pas répondu.
Il a demandé à appeler un avocat. On lui a dit qu'il pourrait appeler un avocat lorsque la police le jugerait bon.
âIl est possible qu'ils aient parlĂ© d'intrusion, mais je ne m'en souviens pas trĂšs bienâ, dit-il. âEn tout cas, je n'en ai pas Ă©tĂ© informĂ©â.
On lui a demandé de remplir des formulaires sur sa santé mentale et de préciser s'il prenait des médicaments. Puis on l'a informé qu'il était accusé de violation de propriété avec provocation.
âJ'ai rĂ©pondu : âJe suis Ă©tudiant, en quoi est-ce une intrusion ? Je suis les cours iciâ, raconte-t-il. âIls ne semblent pas connaĂźtre la rĂ©ponse. J'ai rĂ©pĂ©tĂ© ma question, en demandant si le fait d'ĂȘtre interdit de sĂ©jour sur le campus constituait une expulsion, car je vis sur le campus. Ils se sont contentĂ©s de me rĂ©pondre : âexpulsion du campusâ. J'ai dit que cela ne rĂ©pondait pas Ă ma question. Ils disent que tout sera expliquĂ© dans la lettre. J'ai demandĂ© de quelle lettre il sâagit, et on m'a rĂ©pondu quâelle viendrait du doyen de la facultĂ©.â
Sayed a été conduit à son logement sur le campus. La police du campus ne lui a pas laissé ses clés. On lui a donné quelques minutes pour prendre des objets comme son chargeur de téléphone. Ils ont fermé la porte de son appartement à clé. Lui aussi a ensuite trouvé refuge au café Small World.
Mme Sivalingam retourne souvent au Tamil Nadu, dans le sud de l'Inde, oĂč elle est nĂ©e, pour ses vacances d'Ă©tĂ©. La pauvretĂ© et la lutte quotidienne des personnes qui l'entourent pour survivre lui donnent Ă rĂ©flĂ©chir.
âLa disparitĂ© entre ma vie et la leur, la difficultĂ© de concilier ces choses dans le mĂȘme mondeâ, dit-elle, la voix tremblante d'Ă©motion. âJ'ai toujours trouvĂ© cela trĂšs bizarre. Je pense que c'est de lĂ que vient une grande partie de mon intĂ©rĂȘt pour la lutte contre les inĂ©galitĂ©s, pour la capacitĂ© Ă considĂ©rer les personnes vivant en dehors des Ătats-Unis comme des humains, comme des personnes qui mĂ©ritent de vivre dans la dignitĂ©.â
Elle doit maintenant se faire Ă l'idĂ©e d'ĂȘtre exilĂ©e du campus.
âJe dois trouver quelque part oĂč dormirâ, dit-elle, âet en parler Ă mes parents, mais ce sera une conversation dĂ©licate, ainsi que trouver des moyens de soutenir nos camarades emprisonnĂ©s et communiquer avec eux parce que je ne peux pas ĂȘtre sur place, mais que je peux continuer Ă me mobiliserâ.
L'histoire amĂ©ricaine comporte de nombreuses pĂ©riodes honteuses. Le gĂ©nocide que nous avons perpĂ©trĂ© contre les peuples indigĂšnes. L'esclavage. La rĂ©pression violente du mouvement ouvrier, qui a entraĂźnĂ© la mort de centaines de travailleurs. Le lynchage. Jim et Jane Crow. Le ViĂȘt Nam. L'Irak. L'Afghanistan. La Libye.
Le génocide de Gaza, que nous finançons et soutenons, est d'une ampleur si monstrueuse qu'il occupera une place de choix dans ce panthéon de crimes.
L'histoire ne pardonnera pas à la plupart d'entre nous. Mais elle consacrera et célébrera ces étudiants.
* Droits Miranda (1966) : âVous avez le droit de garder le silence. Si vous y renoncez, tout ce que vous dites pourra ĂȘtre et sera utilisĂ© contre vous devant une cour de justice. Vous avez le droit Ă un avocat et dâavoir un avocat prĂ©sent lors de lâinterrogatoire. Si vous nâen avez pas les moyens, un avocat vous sera fourni gratuitement. Durant chaque interrogatoire, vous pourrez dĂ©cider Ă nâimporte quel moment dâexercer ces droits, de ne rĂ©pondre Ă aucune question ou de ne faire aucune dĂ©position.â
* Chris Hedges est un journaliste laurĂ©at du prix Pulitzer qui a travaillĂ© pendant quinze ans comme correspondant Ă l'Ă©tranger pour le New York Times, oĂč il a Ă©tĂ© chef du bureau du Moyen-Orient et chef du bureau des Balkans. Auparavant, il a travaillĂ© Ă l'Ă©tranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et NPR. Il est l'animateur de l'Ă©mission The Chris Hedges Report.
Il a fait partie de l'équipe qui a remporté le prix Pulitzer 2002 du reportage explicatif pour la couverture des événements liés à la lutte contre le terrorisme par le New York Times, et il a reçu le prix international 2002 d'Amnesty International pour son travail dans le domaine de la défense des droits de l'homme. Hedges, qui est titulaire d'une maßtrise en théologie de la Harvard Divinity School, est l'auteur des best-sellers « American Fascists : The Christian Right and the War on America, Empire of Illusion : The End of Literacy and the Triumph of Spectacle et a été nominé par le National Book Critics Circle pour son livre War Is a Force That Gives Us Meaning (La guerre est un moteur qui nous donne un sens). Il tient une chronique en ligne sur le site ScheerPost. Il a enseigné à l'université Columbia, à l'université de New York, à l'université de Princeton et à l'université de Toronto.
https://scheerpost.com/2024/04/25/chris-hedges-revolt-in-the-universities/