👁🗨 Rien ne vaut Gaza
Rien ne vaut Gaza. L'ambiance dans les rues & les marchés. Le shawarma & ses épices. Le croustillant des falafels. Le goût des fruits & des légumes. Le temps qu'il fait. Les gens. Rien ne vaut Gaza.
👁🗨 Rien ne vaut Gaza
Par Khaled El-Hissy pour The Electronic Intifada, le 22 novembre 2024
Je suis hanté par la culpabilité du survivant depuis que j'ai quitté Gaza pour suivre un traitement médical en novembre 2023.
C'est un sentiment lancinant.
J'essaie de m'en débarrasser en joignant mes proches dans le nord de Gaza.
Parmi eux figure mon très cher ami Yousef. J'essaie de le soutenir du mieux que je peux.
C'est loin d'être évident, car je suis en chimiothérapie, je suis épuisé et souvent cloué sur un lit d'hôpital.
Le 17 décembre dernier, j'ai reçu un message déchirant de Yousef. “Mon père a été tué”, m'a-t-il dit.
Je lui ai répondu par WhatsApp : “Qu'il repose en paix”. Mais la réponse n'est jamais arrivée.
J'ai continué à envoyer des messages.
Sept mois se sont écoulés sans la moindre réponse.
Mes espoirs se sont évanouis. Je me suis dit que Yousef n'était plus en vie.
Enfin, le 1er août de cette année, j'ai reçu un message de lui.
Yousef m'a raconté comment il s'était retiré du monde après l'assassinat de son père.
Il m'a ensuite raconté en détail comment son père a été tué.
Le 24 novembre 2023, lors de la première courte trêve, Yousef s'est précipité à la recherche de son père. Mais il a été horrifié par l'ampleur des destructions et le nombre élevé de morts en martyrs dans son quartier.
Yousef a cherché parmi les cadavres. Il n'a pas trouvé son père.
Mais le lendemain, Yousef a appris que son père a été tué par un drone israélien.
En l'enterrant, Yousef a sombré dans un profond chagrin.
Lorsque j'ai repris contact avec lui, je pensais que mes messages lui apporteraient un peu de réconfort. Mais je me sentais coupable de ne pas pouvoir être avec lui.
Je ne pouvais même pas le serrer dans mes bras.
Les massacres ne cessant jamais dans le nord de Gaza, je me sens mal à l'aise d'être en sécurité. Yousef, lui, est constamment en danger.
J'hésite toujours avant d'envoyer un message à Yousef.
Que puis-je lui demander qui ne soit pas douloureusement évident ?
Je tape “Hey Yousef” sur mon téléphone. “Comment vas-tu ?”
Mon pouce plane sur l'option “envoyer” de mon téléphone. Je fais une pause.
Je me dis que Yousef n'a peut-être pas mangé depuis des jours.
Je me rappelle que son père a été tué.
Je me rappelle qu'il a peu de contacts avec le monde extérieur.
Je me rappelle qu'il risque la mort n’importe quand.
Mais même si nos réalités quotidiennes diffèrent, un lien est là dans nos luttes.
Je ne peux pas non plus manger grand-chose. Pas à cause de la guerre d'Israël contre Gaza, mais à cause du traitement pour mon cancer.
La chimiothérapie me coupe souvent l'appétit. Certains jours, je me contente de quelques gorgées de soupe, et un peu de pain.
Flashback
Mes souffrances sont minimes, comparées à celles de Yousef. Et penser à nos luttes communes ne fait pas disparaître en moi ce sentiment de culpabilité du survivant.
Comment pourrais-je me pardonner d'avoir quitté Gaza ?
Comment pourrais-je me pardonner d'avoir laissé mon père là-bas ?
Il est à présent à al-Mawasi, dans le sud de Gaza. Il vit seul dans une tente.
En tant qu'ophtalmologue, il a choisi de rester à Gaza pour pouvoir soigner les blessés. Cette décision en dit long sur sa personnalité.
Chaque fois que l'horloge indique 35 minutes, j'ai un flashback.
Je m'amusais à donner l'heure à mon père d'une manière excessivement compliquée. Je lui disais : “Il est deux heures et demie et cinq minutes”.
Mon père plissait les yeux en feignant l'agacement. Il me répondait : “Tu sais que tu pourrais simplement dire 2h35”.
Ces jours-ci, je repense souvent à cette conversation.
Je regrette de ne pas être restée avec mon père. Peut-être le reverrai-je bientôt - si Israël cesse un jour de bombarder Gaza.
Récemment, à l'hôpital, un médecin est venu faire une numération sanguine.
J'avais un mal de tête lancinant - un effet secondaire de la chimiothérapie. Le mal de tête a persisté après le départ du médecin.
Je me suis légèrement déplacé dans mon lit d'hôpital. J'ai découvert que de petits changements de position peuvent atténuer mes maux de tête.
J'ai ensuite jeté un coup d'œil aux notifications de mon téléphone, pour vérifier ce qui se passe à Gaza.
Lorsque j'ai lu à la hâte la première dépêche, il semblait que la guerre contre Gaza pourrait s'arrêter.
Mon cœur s'est emballé un instant. Mais j'ai relu la nouvelle et j'ai réalisé que je l'avais mal comprise.
En réalité, rien n'indique que la guerre est sur le point de s'arrêter.
Mon mal de tête s'est aggravé. J’avais les larmes aux yeux.
Une fois de plus, j'ai éprouvé une immense déception.
Mais je m'accroche à l'espoir. Un jour, la guerre prendra fin.
Je m'accroche à l'espoir de revoir Gaza.
Gaza me manque.
Je me surprends à comparer chaque instant de joie ou de réconfort avec ce que j'ai vécu à Gaza.
Chaque fois que je vais dans un restaurant en Jordanie, je me demande s'il est aussi bon que ceux de Gaza. Chaque fois que je mange quelque chose, je me demande si c'est aussi savoureux qu'à Gaza.
Rien ne vaut Gaza.
L'ambiance dans les rues et sur les marchés.
Le shawarma et ses épices.
Le croustillant des falafels.
Le goût des fruits et des légumes.
Le temps qu'il fait.
Les gens.
La vie universitaire.
Rien ne vaut Gaza.
Détruite et effacée
La Gaza à laquelle j'aspire n'est plus. Elle a été détruite et effacée par Israël.
Qui, dans les nouvelles générations, se souviendra de la Gaza que nous avons connue ?
La duqqa est un condiment mélangeant noix, épices et herbes. En dehors de Gaza, la duqqa n'a pas d'âme.
Qui se souviendra de la saveur de notre thym et notre duqqa?
Qui se souviendra d'une généreuse récolte d'olives ? De l'huile d'olive couleur or ?
Qui se souviendra du raisin sucré de Sheikh Ijleen ?
Qui se souviendra des sandwichs aux poivrons rouges et des sardines frites ?
Le Sumaghiya est un ragoût de bœuf aux pois chiches. Qui s'en souviendra ?
Qui se souviendra des petits-déjeuners aux falafels ?
Le foul musabbaha est une variété de houmous. Qui se souviendra d'en avoir acheté au kiosque du coin ?
Qui se souviendra de nos bagels - appelés kaak - du matin ?
Qui se souviendra de nos universités, de notre port à Gaza City, des rencontres dans nos cafés, des moments tranquilles à la plage ?
J'ai grandi à Gaza. Sa terre coule dans mes veines.
Gaza me manque infiniment. Je n'ai jamais connu d'autre endroit au monde capable de combler le vide de la nostalgie qui m'habite.
J'aime Gaza d'une manière inexprimable, même si y vivre m'a parfois fait souffrir.
Il nous est sûrement arrivé d'avoir du mal à vivre à Gaza pour les conditions si difficiles.
Mais nous n'avons jamais haï Gaza.
Refaat Alareer, notre professeur passionnant, nous a dit :
“Parfois, lorsque nous racontons des histoires sur notre patrie, nous l'aimons parce qu'il s'agit de notre patrie. Et nous aimons notre patrie plus encore pour ces histoires”.
Nous avons toujours aimé Gaza. Mais aujourd'hui, nous l'aimons plus encore pour les histoires de notre passé.
Un jour, il nous sera donné de revivre ces histoires.
* Khaled El-Hissy est journaliste à Jabaliya, dans la bande de Gaza. Twitter : @khpalestined
https://electronicintifada.net/content/nothing-compares-gaza/50081