đâđš Savourer la moindre miette de souffrance
Gaza est une usine Ă souffrance. La chaĂźne de mort dĂ©file & sâaccĂ©lĂšre, vertigineuse. Les enfants vieillissent trop jeunes. Pourtant, l'espoir & la rĂ©silience partagĂ©s font la cohĂ©sion de tous Ă Gaza.
đâđš Savourer la moindre miette de souffrance
Par Asem Alnabih pour The Electronic Intifada, le 28 novembre 2024
Personne à Gaza, y compris les enfants, ne mange à sa faim, Israël utilisant la famine comme arme de guerre.
Ici, Ă Gaza, chaque miche de pain - quand on en trouve - a un goĂ»t spĂ©cial. Une gorgĂ©e d'eau, quand on en trouve, a une saveur unique. Un repas, aussi maigre soit-il, procure un sentiment de satisfaction. Et mĂȘme au coeur des bombardements, le sommeil procure un Ă©trange sentiment de paix. MĂȘme la peur, le deuil, le chagrin et la faim nous laissent apprĂ©cier des bonheurs insoupçonnĂ©s, qui nous rappellent l'essence de notre humanitĂ©, loin de la course sans fin Ă tout ce qui est superflu.
Ma niÚce de 5 ans, Lana, semblait inhabituellement enjouée, comme si elle attendait quelque chose de spécial. Curieuse, je lui ai demandé :
âQu'est-ce qui te rend si heureuse, Lana ?â Avec un large sourire, elle a rĂ©pondu : âJ'ai faim et je voudrais manger du basilicâ,
comme s'il s'agissait d'un en-cas de fĂȘte. Cette remarque m'a frappĂ©. Comment un tel dĂ©sespoir et un tel bonheur peuvent-ils coexister ?
Je me suis alors rendu compte à quel point les enfants sont résilients. Ils sont parmi les plus durement touchés par les privations et les épreuves de la guerre, mais ils sont généralement les premiers à pardonner, à oublier les difficultés et à reprendre le cours de leur vie.
Compte tenu des graves pénuries alimentaires qui sévissent ici, dans le nord de Gaza, je me considÚre comme incroyablement chanceuse, car il nous arrive de manger des sandwichs aux feuilles de basilic mélangées à de l'huile et du sel en guise de repas. Ma famille a préparé ce type de sandwich, que nous ne mangions jamais avant la guerre, les légumes se faisant rares. D'autres n'ont pas cette chance.
Alors que Lana y mordait à pleines dents, j'ai bien vu qu'elle mangeait aussi le plus lentement possible, pour faire durer le repas. C'est l'astuce que nous, habitants de Gaza, avons appris à maßtriser : mùcher le plus lentement possible et le plus longtemps possible, afin de prolonger le temps passé sur un repas. Heureux de pouvoir manger, mais tristes de ne pas en avoir plus, chaque bouchée prise nous enveloppe de plaisir et de souffrance à parts égales.
Alors que le sandwich rĂ©trĂ©cit Ă chaque bouchĂ©e, Lana s'efforce de ne pas regarder. Elle s'imagine plutĂŽt qu'elle va ĂȘtre rassasiĂ©e.
âBaba me manqueâ
Lana a perdu son pĂšre il y a quelques semaines. Moataz Rajab, 37 ans, titulaire d'un diplĂŽme en Ă©conomie, Ă©tait un mari trĂšs aimant et le pĂšre de quatre trĂšs jeunes enfants, dont un bĂ©bĂ© d'un an qui n'aura jamais l'occasion de connaĂźtre son pĂšre. Lana, terrifiĂ©e par les bombardements, les tirs d'obus et les explosions, n'a pas encore pleinement saisi la portĂ©e de l'absence de son pĂšre. Elle prononce parfois des mots qui lui font mal au cĆur : âMaman, je suis triste. Baba me manqueâ, comme s'il Ă©tait au travail et allait rentrer tard.
La profonde tristesse de Lana Ă©clipse, semble-t-il, la joie Ă©phĂ©mĂšre d'un sandwich au basilic. Elle est encore trop jeune pour exprimer pleinement son chagrin, mais elle rĂ©alise que l'absence de son pĂšre la fait souffrir. Elle croit que ce n'est que temporaire, une tristesse qui s'estompera Ă son retour. Mais elle se rĂ©veillera un matin et rĂ©alisera que son Baba est parti et qu'il ne reviendra jamais. Elle se rendra compte que la douleur du manque ne disparaĂźt pas, mais qu'elle se transforme en un chagrin profond et tenace qui s'infiltre dans nos cĆurs comme une panique, ou dans nos yeux par des larmes.
Aucun mot ne peut dĂ©crire la douleur, le malaise et l'anxiĂ©tĂ© associĂ©s au sentiment de dĂ©sespoir et de dĂ©tresse qu'Ă©prouve la population de Gaza. La perte d'amis, de souvenirs, de maisons, des rues familiĂšres et des quartiers animĂ©s oĂč nous avons grandi est un vĂ©ritable cauchemar.
Il ne s'agit pas de savoir si notre peine est plus grande que celle des autres. Finalement, il est difficile d'expliquer les souffrances de l'accouchement Ă quelqu'un qui n'a jamais donnĂ© naissance Ă un enfant. Perdre un frĂšre juste aprĂšs avoir perdu un ami. Sauter des repas, lutter contre la soif , ne pas savoir comment nourrir ses enfants. C'est ĂȘtre dĂ©placĂ© Ă plusieurs reprises aprĂšs avoir vu sa maison rĂ©duite en miettes. Ă peine avons-nous le temps de digĂ©rer une perte qu'elle est dĂ©jĂ balayĂ©e par un nouveau drame.
à Gaza, le chagrin est gravé dans nos poitrines, se lit sur nos visages. C'est comme si nos corps étaient imprégnés de chagrin depuis des lustres, comme si notre sol était pétri de peurs et que la lumiÚre de notre soleil ne répandait que misÚre.
Le chagrin a frappĂ© Ă toutes les portes de Gaza. Il est prĂ©sent dans chaque bouchĂ©e de ce que nous mangeons, dans chaque chose qui nous est donnĂ©e Ă voir. D'anciens chefs d'entreprises font aujourd'hui la queue pour obtenir de l'aide. Tant d'ĂȘtres chers nous ont quittĂ©s sans adieu digne de ce nom.
Les plus chanceux sont enterrés en un seul morceau dans une seule tombe. D'autres sont enterrés ensemble, avec des morceaux de corps manquants dans des linceuls et des housses mortuaires. Des funérailles sont célébrées pour des inconnus et des inconnus deviennent amis avant que les uns et les autres soient à nouveau brassés dans ce chaos de déplacements à répétition.
Une usine Ă souffrances
Gaza est devenue une usine Ă souffrances. La chaĂźne de mort dĂ©file et sâaccĂ©lĂšre Ă une vitesse vertigineuse.
Les enfants vieillissent trop jeunes, et nombreuses sont les femmes qui portent le fardeau de la vie dans cette guerre dévastatrice, assumant des tùches physiques épuisantes qui leur étaient inconnues auparavant, tout en endurant des conditions incroyablement stressantes qu'elles n'auraient jamais pu imaginer. Nos aßnés sont confrontés à la douleur indicible de perdre leurs enfants aprÚs avoir consacré leur jeunesse à les élever et à les instruire. Pourtant, c'est l'espoir et la résilience partagés qui font la cohésion de tous à Gaza.
Satisfaite de sa ration pour oiseaux, Lana s'est remise Ă jouer avec ses frĂšres, sĆurs et cousins, tandis que le vacarme de la guerre monte Ă l'assaut du ciel. Elle rit comme si elle se trouvait dans une autre dimension.
En lançant un rapide coup d'Ćil autour de moi, j'ai notĂ© les visages figĂ©s de mes parents, assis solennellement cĂŽte Ă cĂŽte. Je ne sais plus trop ce que je vois. Est-ce de la force ou de lâĂ©puisement ? Des sourires ou des larmes ? Pourrons-nous jamais reprendre le cours normal des choses ? Peut-on un jour apprĂ©cier la musique aprĂšs le rugissement des cercles de feu claquant de toutes parts ? L'enfant qui a un jour portĂ© le corps de son frĂšre dans un sac plastique peut-il Ă nouveau avoir le cĆur Ă rire ? Une fillette arrachĂ©e aux dĂ©combres pourra-t-elle un jour plaisanter ?
Ces souffrances ne cesseront pas, mĂȘme quand la guerre prendra fin. Gaza ne sera plus jamais la mĂȘme. Cette gĂ©nĂ©ration ne dĂ©passera ces cicatrices indĂ©lĂ©biles que lorsque le blocus et l'occupation illĂ©gale auront pris fin.
Ă moins que la rĂ©silience de la gĂ©nĂ©ration Lana ait la chance de grandir dans un lieu dont la gĂ©nĂ©ration de mes grands-parents rĂȘvait depuis leur expulsion en 1948, en exerçant leur droit au retour et Ă l'autodĂ©termination dans notre propre pays, la Palestine.
On dirait bien que désespérance et bonheur peuvent coexister.
* Asem Alnabih est ingénieur et chercheur doctorant actuellement domicilié au nord de Gaza. Il est le porte-parole de la municipalité de Gaza et a écrit pour de nombreuses plateformes en arabe et en anglais.
https://electronicintifada.net/content/savoring-each-morsel-soaked-sorrow/50161