👁🗨 Scott Ritter : Adieu Wagner, je te connaissais à peine
La trahison de Prigozhin a confirmé que Wagner serait à jamais entaché par la cupidité & l'ambition de son chef, dans un effort malavisé d'usurper un gouvernement dûment mandaté par le peuple russe.
👁🗨 Adieu Wagner, je vous connaissais à peineAdieu Wagner, je vous connaissais à peine
Par Scott Ritter, le 28 juin 2023
La trahison de Prigozhin a confirmé que Wagner resterait à jamais entaché par la cupidité et l'ambition de son chef, dans un effort malavisé d'usurper un gouvernement que le peuple avait lui-même mis au pouvoir.
Les esprits se sont calmés après l'insurrection avortée, le week-end dernier, d'Evgeniy Prigozhin, patron de la société militaire privée connue sous le nom de Groupe Wagner, et des quelque 8 000 combattants qu'il avait engagés, contre le président russe Vladimir Poutine. Depuis, on sait mieux ce qui s'est exactement passé lors de ce coup d'État, et pourquoi les événements se sont déroulés ainsi. Ceci a également permis de faire la lumière sur le groupe Wagner, en révélant qu'il ne s'agissait pas de la bande invincible de patriotes russes héroïques célébrée par la société russe dans son ensemble. Au lieu de cela émerge une image moins flatteuse de Wagner, celle d'une entreprise commerciale dirigée par un narcissique corrompu qui a utilisé les fonds de l'État russe pour développer un culte de la personnalité qui a hypnotisé à son insu une population russe, lui faisant croire que Wagner était la seule source de salut pour la Russie face à la menace représentée par la guerre avec l'Ukraine.
En tant qu'analyste militaire avec une expérience non négligeable dans la couverture des conflits armés, je ne pense pas être enclin à me laisser impressionner par des hommes ayant acquis, d’expérience, une réputation de guerriers à la stature redoutable. J'ai moi-même été un Marine américain, membre d'une fraternité de guerriers marins fiers de leur histoire martiale et de leurs capacités militaires, considérées comme inégalées. J'ai servi au péril de ma vie avec des opérateurs spéciaux dans des unités militaires d'élite américaines, et ai travaillé en étroite collaboration avec des professionnels d'autres nations aux compétences similaires. Je pense savoir apprécier pleinement ce qui relève de la compétence militaire, et je n'hésite pas à rendre à César ce qui appartient à César.
Scott Ritter discutera de cet article et répondra aux questions du public dans l'épisode 78 de l'émission "Ask the Inspector".
Pour avoir suivi de près les événements au Moyen-Orient, j'ai observé les activités du Groupe Wagner en Syrie depuis son déploiement initial en 2015. Leur réputation de combattants qualifiés a été forgée dans le sang de dizaines de leurs camarades qui ont perdu la vie en combattant des terroristes affiliés à l'État islamique et à Al-Qaïda. Ainsi, lorsqu'en 2022 des rumeurs ont commencé à circuler sur la présence de combattants du Groupe Wagner opérant aux côtés de l'armée russe dans la région du Donbas, cela m'a interpellé. Il a été difficile de trouver des sources d'information crédibles, et le groupe Wagner s'est montré réticent à toute divulgation d'informations sur ses activités. Mais j'ai fini par comprendre le rôle joué par Wagner dans le Donbas et l'impact qu'il a eu sur la guerre. Mon analyse, tant orale qu'écrite, traduisait la haute estime que je portais au Groupe Wagner en tant que formation de combat, ainsi qu'à l'héroïsme et à la compétence des soldats qui le composent.
Avant ma récente visite en Russie, mon hôte m'a informé que les forces de Wagner engagées dans les combats acharnés autour de Bakhmut parlaient en termes élogieux de mon analyse et pouvaient être considérées comme mes plus grands admirateurs. En effet, au cours de ma visite, j'ai été présenté à plusieurs vétérans de Wagner et à quelques membres du personnel de Wagner en activité, qui ont tous voulu me serrer la main et dont beaucoup m'ont offert des cadeaux témoignant de la profondeur de leur gratitude à l'égard de mon travail. Qu'il s'agisse d'un couteau de combat, d'une masse métallique chromée (symbole officieux du Groupe Wagner) ou de divers écussons de combat Wagner (dont un brodé à mon nom), j'ai été surpris par le degré de sincérité et d'affection que ces hommes de Wagner, réputés pour leur endurance au combat, m'ont témoigné.
Lorsque les événements des 23 et 24 juin ont éclaté au grand jour, j'ai été pris de court. Une organisation que je tenais en très haute estime était engagée dans un acte d'autodestruction sous mes yeux, dans une action - une insurrection armée contre un gouvernement mandaté par la Constitution - que tout professionnel militaire animé par le respect de la chaîne de commandement et de la nation qu'il ou elle servait aurait jugée répréhensible. Comme beaucoup d'autres, j'ai été contraint de réexaminer ma perception du Groupe Wagner, de ses collaborateurs et de son histoire au service de la Russie.
On sait relativement peu de choses sur la formation du Groupe Wagner. Le peu d'informations disponibles provient d'Evgeniy Prigozhin lui-même et, en tant que tel, doit être relativisé par sa tendance à assurer son autopromotion. Prigozhin a longtemps nié toute implication avec le Groupe Wagner, et a d'ailleurs engagé des poursuites judiciaires contre les journalistes (y compris Bellingcat) qui ont fait état de son implication. Les choses ont changé en septembre 2022, lorsque Prigozhin a ouvertement évoqué son rôle au sein du Groupe Wagner dans un message publié sur sa page Telegram.
Les origines de Wagner remontent à février 2014, après le renversement violent du président ukrainien constitutionnellement élu, Viktor Yanukovych, par des nationalistes ukrainiens soutenus par les États-Unis et l'Union européenne. À l'époque, la Crimée faisait partie de l'Ukraine. Peu après que la révolution de Maïdan a chassé Ianoukovitch, les nationalistes ukrainiens de droite ont tenté de prendre le contrôle de la Crimée, dont la population est majoritairement d'origine russe, et dont la loyauté penche résolument du côté de Moscou. Les nationalistes ont été confrontés à des "unités d'autodéfense" composées de citoyens locaux pro-russes.
Mais d'autres acteurs se trouvaient également sur le terrain. Craignant que le gouvernement ukrainien n'appelle l'armée ukrainienne à intervenir, le gouvernement russe a mobilisé une force de plusieurs centaines de "petits hommes verts", composée de forces spéciales d'élite russes qui, en raison des limitations constitutionnelles concernant le déploiement des forces régulières de l'armée russe sur sol étranger, ont été "sheep dipped" (terme américain rendu populaire pendant la guerre secrète de la CIA au Laos dans les années 1960 et 1970, où des officiers de l'armée de l'air américaine en service actif étaient transférés à la société privée "Air America" de la CIA pour les opérations à l'intérieur du Laos).
L'homme chargé de ces opérateurs spéciaux "sheep dipped" était Dmitry Utkin, un lieutenant-colonel récemment retraité qui avait précédemment commandé une unité des forces spéciales russes (Spetznaz) affiliée au service de renseignement militaire russe (GRU). Utkin et ses "petits hommes verts" ont joué un rôle de premier plan dans la prise de contrôle de la Crimée par la Russie le 26 février 2014, quatre jours après que Yanukovych eut fui l'Ukraine. Après l'annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014, les "petits hommes verts" d'Utkin ont été envoyés à Lougansk, où ils ont été chargés de former et d'aider les combattants pro-russes qui avaient pris les armes contre les nationalistes ukrainiens au pouvoir à Kiev.
En avril, le gouvernement russe s'est rendu compte qu'il devait créer une organisation plus formelle chargée de fournir une assistance militaire aux milices pro-russes qui se battaient dans le Donbass. Le 1er mai 2014, une nouvelle entité, connue sous le nom de "Groupe Wagner" (nommé d'après l'indicatif d'appel - "Wagner" - utilisé par Utkin) a été créée et a passé un contrat avec le ministère de la Défense pour servir cette fonction. Alors qu'Utkin était le commandant militaire de cette nouvelle organisation, le "Groupe Wagner" lui-même était géré par un groupe d'hommes d'affaires civils dirigé par Yevgeny Prigozhin, qui s'était à l'époque établi dans le secteur de la restauration et comptait parmi ses clients le président russe Vladimir Poutine.
Wagner a été fortement impliqué dans les combats qui ont fait rage dans le Donbas de mai 2014 à février 2015, lorsqu'un cessez-le-feu est entré en vigueur après la signature des accords de Minsk 2. Avec la fin des combats en Ukraine, Prigozhin et Utkin ont cherché à exploiter l'expérience passée d'Utkin en tant que mercenaire en Syrie. La possibilité de déployer une unité militaire professionnelle capable d'opérer sur sol étranger où les forces russes régulières étaient interdites a séduit le ministère russe de la Défense, qui a passé un contrat avec Wagner pour fournir une assistance militaire au gouvernement syrien du président Bashar al-Assad, en difficulté. Le succès de Wagner en Syrie a entraîné l'exécution d'autres "contrats de soutien" pour des opérations dans plusieurs pays africains. En plus d'être payé par le gouvernement russe, le Groupe Wagner a été en mesure d'organiser ses propres relations économiques avec ses clients africains, ce qui a favorisé plusieurs entreprises rentables en vue d’enrichir ses propriétaires, y compris Prigozhin.
été baptisé "Opération militaire spéciale" (OMS) contre l'Ukraine. L'armée russe a commencé à se déployer sur le sol des Républiques populaires de Lougansk et de Donetsk (toutes deux reconnues par la Russie comme des États indépendants quelques jours avant le lancement de l'OMS), où elle s'est battue aux côtés des milices locales. Le Groupe Wagner a continué à opérer sur le territoire du Donbas avec des moyens allégés de 2015 jusqu'au déclenchement de l`OMS.
Après l'échec des négociations de paix entre la Russie et l'Ukraine prévues le 1er avril 2022 à Istanbul (Turquie), l'armée russe a reçu l'ordre de lancer des opérations offensives de grande envergure destinées à libérer le territoire du Donbass encore occupé par l'Ukraine. Le 1er mai 2023, un nouveau contrat a été signé entre le ministère russe de la Défense et le Groupe Wagner pour quelque 86 milliards de roubles, soit 940 millions de dollars, afin d'élargir la portée et l'ampleur de son opération ukrainienne, qui passera du conseil et de l'assistance à celle d'une unité de combat grosso modo de la taille d'une division capable de mener des combats à grande échelle contre les forces ukrainiennes régulières. Pour parfaire l'opération, le ministère russe de la défense a signé un autre contrat de 80 milliards de roubles (environ 900 millions de dollars) pour fournir des vivres à l'armée russe par l'intermédiaire de l'entreprise de restauration de Prigozhin.
Il semble que la guerre soit devenue une affaire très rentable pour Evgeny Prigozhin.
Wagner a joué un rôle majeur dans la plupart des combats du printemps et de l'été 2022 qui, dans leur ensemble, ont été appelés la "bataille du Donbas". Wagner était initialement organisé comme une unité de la taille d'un bataillon de plusieurs centaines de vétérans militaires très bien formés. Au fur et à mesure que les combats s'éternisaient, les forces de Wagner ont commencé à augmenter leur taille et leurs capacités, se dotant bientôt de leurs propres forces de blindage et d'artillerie, ainsi que d'avions de combat spécialisés. Lorsque la ville de Sievierodonetsk à Lougansk est tombée aux mains des forces russes, le 25 juin 2022, le Groupe Wagner était une unité de la taille d'une division ayant acquis une réputation d'expertise en matière de guerre urbaine, prenant la tête des opérations de dégagement des troupes ukrainiennes retranchées parmi les ruines de la ville. À la chute de la ville voisine de Lysychansk, le 3 juillet 2022, le Groupe Wagner était devenu synonyme d'excellence opérationnelle.
Les combats de Sievierodonetsk et de Lysychansk, aussi fructueux qu'ils aient été pour les Russes et pour Wagner, se sont toutefois avérés extrêmement meurtriers en termes de pertes. Tant la structure de commandement militaire de Wagner, construite autour d'un cadre de vétérans militaires expérimentés connu sous le nom de "conseil des commandants", que les dirigeants de Wagner, dirigés par Prigozhin, se sont rendu compte que Wagner souffrirait à la fois en termes d'efficacité militaire et de rentabilité si elle devait recruter et former des vétérans chevronnés pour remplacer ceux tombés au champ d'honneur. Au cours des combats "habitation par habitation" qui ont caractérisé les batailles de Sievierodonetsk et de Lysychansk, les commandants des petites unités de Wagner avaient mis au point des tactiques combinant la puissance de feu (artillerie indirecte et appui direct des chars) à des assauts d'infanterie offensifs susceptibles de submerger la défense ukrainienne.
Plutôt que de former des combattants expérimentés à ce style de combat, Prigozhin a commencé à recruter de nouveaux combattants dans les prisons russes, leur promettant la radiation de leur casier judiciaire en échange d'un contrat de six mois pour combattre sur la ligne de front. Les commandants de Wagner ont entraîné ces recrues au cours d'un programme de 21 jours axé sur les techniques de combat élémentaires requises pour exécuter les stratégies de guerre urbaine de Wagner, avant de les organiser en unités de "choc" qui ont été envoyées au combat. Ces unités, bien qu'efficaces, ont subi jusqu'à 60 % de pertes. Wagner a finalement recruté entre 30 et 50 000 condamnés, dont 10 à 15 000 auraient été tués lors des combats ultérieurs pour les villes de Soledar et de Bakhmut.
Les combats pour les villes jumelles de Soledar et Bakhmut ont été déclenchés le 1er août 2022. Le Groupe Wagner et ses unités de "choc" de détenus ont joué un rôle central dans les combats intenses qui ont suivi. À cette époque, le monde commençait à s'intéresser aux combattants de cette société militaire privée. Qualifiée de mercenaires par les médias et les gouvernements occidentaux, et de héros patriotiques par les citoyens pro-russes du Donbas dont les maisons, les villages et les villes étaient libérés, Wagner a commencé à sortir de l'ombre. Alors qu'auparavant, le gouvernement et les médias russes étaient réticents à même reconnaître son existence, à la fin du mois de septembre 2022, Prigozhin, qui avait notoirement poursuivi en justice les journalistes qui avaient rapporté (avec exactitude) qu'il était le patron du Groupe Wagner, a rédigé un message sur sa chaîne Telegram dans lequel il admettait qu'il en était bel et bien le patron.
Alors que de nombreux observateurs ont interprété le passage inattendu de Prigozhin sous les feux de la rampe comme un signe de la notoriété croissante de Wagner, la réalité derrière la décision de Prigozhin était tout simplement une affaire de business. Du 25 au 27 septembre 2022, les citoyens du Donbas ont organisé un référendum pour déterminer s'ils souhaitaient être intégrés à la Fédération de Russie. À la fin de la première journée, il était clair que le résultat serait un "oui" écrasant.
Prigozhin a rendu public son rôle de patron du Groupe Wagner le 26 septembre 2022. Ce fut la première salve de ce qui allait devenir une vaste campagne de relations publiques destinée à donner l'impression que Wagner était un élément essentiel de l'effort de guerre russe, dont les combattants étaient les seuls capables de vaincre les Ukrainiens. La campagne de relations publiques de Prigozhin a été amplifiée par la consternation du public russe face à la retraite de l'armée russe lors de l'offensive ukrainienne de Kharkov, qui a débuté le 6 septembre 2022. Alors que l'armée régulière battait en retraite, les forces de Wagner continuaient d'avancer sur le front Soledar-Bakhmut, offrant au peuple russe le seul témoignage d'un succès sur le champ de bataille en ces temps sombres.
Pour Prigozhin, il était essentiel de distinguer Wagner de l'armée russe auprès du public russe. La raison en était simple - le Donbas faisant désormais partie de la Fédération de Russie, et le Groupe Wagner se trouvait en violation technique des lois russes interdisant l'exploitation de contractants militaires privés sur son sol. On évoquait déjà la nécessité de modifier le statut contractuel de la relation entre Wagner et le ministère russe de la défense dès l'expiration du contrat de Wagner, le 1er mai 2023.
Mais Prigozhin avait mis en place un système qui lui permettait de gagner de l'argent, surtout lorsqu'il s'agissait d'utiliser des prisonniers. Prigozhin pouvait les payer moins cher qu'une recrue normale de Wagner, et le coût de leur entraînement était infime comparé à celui des combattants plus spécialisés. Les économies réalisées grâce à ce procédé sont estimées à plusieurs dizaines de millions de dollars, qui vont tous dans les poches de Prigozhin et de ses collègues associés et investisseurs. Désireux de maintenir son entreprise à flot, Prigozhin est passé à l'offensive, condamnant publiquement certains généraux et hauts fonctionnaires russes, dont le ministre de la défense, Sergei Shoigu.
En novembre, Wagner a inauguré son nouveau et rutilant siège à Saint-Pétersbourg, conçu pour propulser l'entreprise dans la psyché du public russe en tant qu'acteur majeur des questions de sécurité nationale en Russie. Pendant tout ce temps, les combattants de Wagner ont poursuivi leurs attaques contre Soledar et Bakhmut, poussés par la volonté de Prigozhin d'être considéré comme la seule force de combat efficace contre les Ukrainiens. Et, de plus en plus, les combattants à la tête des offensives provenaient d'unités composées d'anciens détenus russes.
Mais Prigozhin était confronté à un problème. Il a été contraint de cesser de recruter dans les prisons pour la simple raison qu'il n'avait pas de moyen contractuel permettant de rémunérer les détenus après le 1er mai 2023, ce qui signifie que la dernière recrue de détenu a été traitée par Wagner avant le 1er décembre 2022. Les détenus étaient toujours autorisés à se porter volontaires pour combattre en première ligne, mais devraient à l'avenir signer des contrats avec le ministère de la Défense. Étant donné que les contrats de détenus sont liés à des périodes de service spécifiques avant que leur casier judiciaire puisse être effacé, Wagner ne pouvait recruter de détenus à moins d'une période d'engagement complète de six mois. Wagner peut toujours recruter des personnes autres que des détenus, car aucun problème juridique ne se poserait si Wagner ne renouvelait pas son contrat avec le ministère de la Défense.
Si la campagne de relations publiques de Prigozhin a connu un énorme succès (Wagner a même sorti un long métrage, Best in Hell, en février 2023, qui a porté à l'écran les horreurs de la guerre urbaine et l'héroïsme individuel des combattants de Wagner), il n'a pas réussi à convaincre le ministre de la défense, Sergei Shoigu, ni le chef de l'état-major général des forces armées russes et premier vice-ministre de la défense, Valery Gerasimov. Prigozhin a transposé ce qui aurait dû être un désaccord professionnel sur des questions juridiques en une affaire personnelle truffée d'allégations de corruption et d'incompétence. Prigozhin a également commencé à accuser le ministère russe de la défense de retarder délibérément l'approvisionnement en munitions des forces de Wagner, phénomène qu'il a qualifié de "faim d'obus" et qui a entraîné des pertes disproportionnées pour les forces de Wagner.
Prigozhin a adopté un comportement erratique. En effet, il devenait de plus en plus évident que le contrat de Wagner n'allait pas être renouvelé, ce qui signifiait que les forces de Wagner allaient devoir être incorporées dans le ministère russe de la défense que Prigozhin dénigrait publiquement, décision largement rejetée par la base de Wagner ainsi que par ses dirigeants. Par ailleurs, il était clair que le contrat de restauration très juteux de Prigozhin avec le ministère de la défense n'allait pas être renouvelé, une mesure très probablement liée aux attaques de Prigozhin contre les deux plus hauts fonctionnaires du ministère de la défense, Shoigu et Gerasimov.
C'est à cette époque que Prigozhin a abordé pour la première fois la question de ce qu'il adviendrait des 50 000 soldats de Wagner si le ministère russe de la défense continuait d'insister sur leur incorporation formelle. Lors d'un entretien en février 2023 avec Semyon Pegov ("War Gonzo"), un correspondant de combat et blogueur pro-russe, le sujet de l'attaque potentielle de Wagner sur Moscou a été abordé en raison des resttrictions du ministère de la défense en matière de munitions. Bien que Prigozhin ait fait remarquer que l'idée ne venait pas de lui, il a indiqué qu'elle était intéressante - mais ce n'est pas une chose que l'on veut entendre de la part du chef d'une grande armée privée, aguerrie et bien équipée.
C'est également en février 2023 que, selon les services de renseignement américains, Prigozhin et les services de renseignement ukrainiens ont commencé à communiquer en direct. Prenant peut-être en compte la frustration et la paranoïa de Prigozhin, les services de renseignement ukrainiens ont informé le patron de Wagner d'un complot impliquant d'anciens membres du personnel de Wagner et visant à orchestrer un coup d'État en Moldavie. Prigozhin et Wagner avaient alors entamé des pourparlers secrets avec les services de renseignement ukrainiens. Craignant que les services secrets russes aient eu vent de ces négociations, l'Ukraine a évoqué la possibilité d'arrêter Prigozhin et de le qualifier de traître.
Suite à la perte de près de 2 milliards de dollars de contrats par Prigozhin, combinée à sa paranoïa croissante quant à son implication dans une lutte à mort avec Shoigu et Gerasimov, le patron de Wagner a redoublé ses attaques au vitriol contre les dirigeants militaires russes, donnant ainsi l'impression que lui et Wagner pouvaient à eux seuls garantir la victoire militaire de la Russie sur l'Ukraine. Ces attaques ont atteint leur point culminant lors des derniers combats pour Bakhmout, qui se sont terminés le 20 mai 2023, lorsque Prigozhin a annoncé que ses combattants s'étaient emparés de la ville. Prigozhin a parlé de l'aspect "boucherie" de cette bataille et de la façon dont Wagner, au prix de grands sacrifices, a "brisé les reins" de l'armée ukrainienne, tuant entre 55 et 70 000 soldats ukrainiens et perdant entre 20 et 30 000 de ses combattants.
Alors que la Russie célébrait les exploits de Wagner à Bakhmut - accentuant encore le statut quasi-mythologique dont Wagner et ses combattants jouissaient aux yeux d'un public russe en adoration -, Prigozhin avait des problèmes plus urgents à régler. Son contrat avec le ministère de la Défense avait expiré. Il avait bénéficié d'une prolongation de deux mois - jusqu'au 1er juillet 2023 - en raison de la participation active de Wagner aux combats de Bakhmut. Toutefois, après cette date, les forces de Wagner opérant dans le Donbas devront établir une relation contractuelle avec le ministère de la défense, faute de quoi elles seront dissoutes. Prigozhin a alors replié ses combattants de Bakhmut dans des camps à l'est de Lougansk, où il a fait pression sur ses commandants aguerris pour qu'ils rejettent les conditions du ministère de la défense et se joignent à lui pour créer un front commun d'opposition à la direction de l'armée russe.
La résistance de Prigozhin à Shoigu et Gerasimov, et son complot pour les supplanter, n'ont pas échappé à l'attention du gouvernement russe ni à celle des ennemis de la Russie en Ukraine, aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Vladimir Poutine, dans un discours prononcé devant les responsables de la sécurité russe le 27 juin, a indiqué que des fonctionnaires russes étaient en contact permanent avec les commandants de Wagner pour les empêcher d'aider Prigozhin à instrumentaliser Wagner à des fins personnelles. Quelques jours avant que Prigozhin n'envoie les forces de Wagner à Rostov et à Moscou, la CIA a informé le Congrès américain et le président Biden de l'existence du complot de Prigozhin. Le MI-6 britannique a fait de même, informant le Premier ministre britannique ainsi que le président ukrainien Zelensky.
Selon des sources ukrainiennes, les Britanniques ont également fait pression sur les Ukrainiens pour qu'ils interrompent leurs opérations offensives pendant la période où Prigozhin était censé s'attaquer à Moscou, dans l'espoir qu'une guerre civile éclate et que la Russie retire ses troupes de combat de la ligne de front, offrant ainsi à l'armée ukrainienne de meilleures chances de succès. Le MI-6 a également utilisé ses liens avec les services de renseignement ukrainiens, en coordination avec les oligarques russes contrôlés par le MI-6 et opérant depuis Londres, pour conforter Prigojin dans l'idée qu'il bénéficiait du soutien de l'armée, de la classe politique et de l'élite économique russes, dont il pensait qu'elles se rallieraient toutes à lui une fois que Wagner commencerait à marcher sur Moscou.
L'échec du pari de Prigozhin est déjà entré dans l'histoire. Cependant, une partie de la société russe, influencée par la campagne de relations publiques intensive de Prigozhin, continue de croire que les plaintes de Prigozhin contre Shoigu et Gerasimov étaient légitimes et que, par conséquent, sa marche sur Moscou l'était aussi. Les faits parlent d'eux-mêmes. Au moment où Prigozhin s'est lancé sur Moscou, Sergei Shoigu et Valery Gerasimov supervisaient une campagne militaire russe qui décimait l'armée ukrainienne entraînée par l'OTAN, lui infligeant des pertes dans une proportion de 10 contre 1. Au cours des trois premières semaines de la contre-offensive ukrainienne, plus de 13 000 soldats ukrainiens ont été tués et des centaines de chars et de véhicules blindés - dont beaucoup venaient d'être fournis à l'Ukraine - ont été détruits. L'armée russe était bien équipée, bien entraînée et bien commandée. Le moral était au beau fixe. Toute idée selon laquelle Shoigu et Gerasimov étaient professionnellement incompétents a été démentie par les faits.
Prigozhin s'est vanté de la supériorité des forces de Wagner sur celles de l'armée russe. Mais la véritable raison qui a incité les forces Wagner à stopper leur marche sur Moscou et à rentrer dans leurs casernes tient à la confrontation avec l'armée russe à l'extérieur de Serpukhov, au sud de Moscou. Là, quelque 2 500 membres des forces spéciales russes, appuyés par l'aviation russe, les attendaient. Au même moment, quelque 10 000 membres des forces spéciales tchétchènes "Akhmat" se sont rapprochés de Rostov-sur-le-Don, où Prigozhin avait établi son quartier général, et était sur le point d'attaquer les forces de Wagner déployées dans la ville, ainsi que leur chef. L'expérience de Wagner au combat ne pouvait pallier l'absence de préparation à un combat terrestre soutenu contre les forces terrestres et aériennes russes.
Prigozhin n'a pas seulement été placé devant la réalité de sa disparition imminente et de celle des hommes qui l'avaient accompagné, mais, contrairement aux espérances suscitées par les services de renseignement britanniques et ukrainiens avant la mutinerie de Wagner, au fait qu'aucune unité militaire, aucun officier, aucun homme politique, aucun homme d'affaires - personne - ne s'est rallié à la cause de Prigozhin ; la Russie s'est rangée du côté de son président, Vladimir Poutine. Si la vaste campagne de relations publiques de Prigozhin a réussi à séduire les cœurs et les esprits des Russes, elle n'a pas réussi à les convaincre de trahir leur président.
Afin d'éviter un bain de sang entre Russes, Prigozhin a accepté un compromis, négocié par le président bélarusse Alexander Lukashenko, selon lequel lui, Dmitry Utkin (le seul commandant de Wagner à s'être rallié à lui) et les 8 000 combattants de Wagner qui avaient participé au coup d'État manqué retourneraient dans leurs camps dans l'est de Lugansk. Ils y seront désarmés et remettront leurs équipements lourds à l'armée russe, avant d'être contraints à l'exil en Biélorussie. Les combattants de Wagner - environ 17 000 - qui ont refusé de participer à l'acte de trahison de Prigozhin, ainsi que leurs commandants, ont eu la possibilité de signer des contrats avec le ministère de la défense ou de rentrer chez eux. Les contrats de Prigozhin ont été résiliés et Wagner a été dissous. En outre, aucun changement n'est intervenu au sein du ministère russe de la défense : Shoigu et Gerasimov sont restés à leurs postes respectifs.
Même si Prigozhin n'avait pas trahi la Russie, le Groupe Wagner aurait cessé d'exister en tant qu'armée privée de Prigozhin. Toutefois, l'honneur du Groupe Wagner serait resté intact. La trahison de Prigozhin a confirmé que Wagner resterait à jamais entaché par la cupidité et l'ambition de son chef, un homme qui a cherché à exploiter la bonne volonté du public russe que les combattants de Wagner avaient obtenue au prix de leur sang et de leur sacrifice sur les champs de bataille du Donbass, de Syrie et d'Afrique, tout cela dans un effort malavisé d'usurper un gouvernement mandaté par la Constitution que le peuple avait lui-même mis au pouvoir.
Adieu, Wagner, je te connaissais mal.
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