đâđš Scott Ritter - Faire la paix : en quĂȘte de l'Ăąme russe
âFaire la paixâ est un voyage de dĂ©couverte dont l'objectif est de mieux comprendre l'Ăąme russe. Et pour cela, il faut avoir le cĆur et la foi d'un enfant.
đâđš Faire la paix : en quĂȘte de l'Ăąme russe
Introduction : mes compagnons de route
Par Scott Ritter, le 2 juin 2023
Du 30 avril au 25 mai 2023, ma fille Victoria et moi-mĂȘme avons eu la chance de visiter la Russie dans le cadre d'une tournĂ©e de 12 villes pour promouvoir mon livre, Disarmament in the Time of Perestroika [Le dĂ©sarmement Ă l'Ă©poque de la PerestroĂŻka]. Le livre a Ă©tĂ© publiĂ© en langue russe par Komsomolskaya Pravda sous le titre Disarmament Race (apparemment, le terme "perestroĂŻka" suscite suffisamment de sentiments nĂ©gatifs parmi le public russe pour ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un mauvais choix marketing Ă inclure dans le titre d'un livre).
La tournĂ©e a Ă©tĂ©, de mon point de vue, un Ă©norme succĂšs. J'ai Ă©tĂ© bien accueilli Ă chaque Ă©tape, saluĂ© par un public rĂ©ceptif, et j'ai eu de nombreuses occasions d'ĂȘtre interviewĂ© par les principales chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision et stations de radio de chaque ville afin de promouvoir le livre. D'un point de vue marketing, l'exĂ©cution de ce voyage a Ă©tĂ© parfaite. Seule la maison d'Ă©dition peut rĂ©pondre Ă la question de savoir si cela se traduit par des ventes, mais vu les sourires chaleureux des reprĂ©sentants de la Komsomolskaya Pravda Ă chaque fois, je pense que la rĂ©ponse est Ă©vidente.
J'aimerais croire que la qualité du livre et le charme inné de son auteur ont été les moteurs du succÚs de l'édition en langue russe. Cependant, je ne me fais pas d'illusions : l'édition russe de mon livre n'aurait jamais vu le jour sans l'implication directe et personnelle d'une personne, Alexander Sergueïevitch Zyrianov.
Alexander est le directeur gĂ©nĂ©ral de l'Agence de dĂ©veloppement des investissements de la rĂ©gion de Novossibirsk, dans la FĂ©dĂ©ration de Russie. D'aprĂšs ce que j'ai compris, Alexander et ses employĂ©s se situent entre le gouvernement russe et le secteur privĂ© afin de faciliter les investissements Ă©trangers et nationaux dans l'Ă©conomie de la rĂ©gion de Novossibirsk. J'en dĂ©duis qu'il est plutĂŽt douĂ© pour ce qu'il fait, puisque sous sa direction, son agence a aidĂ© Novossibirsk Ă construire l'Ă©conomie Ă la croissance la plus rapide de Russie, grĂące aux investissements Ă©trangers qui ont affluĂ© malgrĂ© les coups combinĂ©s de la pandĂ©mie de Covid et des sanctions Ă©conomiques imposĂ©es Ă la Russie par les Ătats-Unis et leurs alliĂ©s europĂ©ens et asiatiques Ă la suite de l'incursion militaire de la Russie en Ukraine, en fĂ©vrier 2022.
Scott Ritter discutera de cet article et répondra aux questions du public dans l'épisode 70 de l'émission "Ask the Inspector".
Je suis Ă©galement assez intelligent pour savoir que ce n'est pas en publiant un obscur livre en anglais sur une pĂ©riode presque oubliĂ©e des relations entre les Ătats-Unis, l'Union soviĂ©tique et la Russie que des organisations comme celle d'Alexander obtiennent un tel succĂšs Ă©conomique. Alexander m'a contactĂ© pour la premiĂšre fois en juillet 2022, dans une lettre "envoyĂ©e Ă l'aveugle" par son assistante administrative, Alina, Ă mon adresse Ă©lectronique.
"Cher Scott", disait la lettre. "Par cette lettre, j'aimerais vous exprimer mon admiration pour vous et votre travail, car vous ĂȘtes un expert trĂšs respectĂ© parmi les Russes. Personnellement, je regarde vos discours avec beaucoup d'intĂ©rĂȘt". M. Alexander a notĂ© que "nos visions se rejoignent dans la conviction que la Russie et les Ătats-Unis ne devraient pas ĂȘtre des ennemis", ajoutant que, mĂȘme si cette notion n'Ă©tait pas celle qui prĂ©valait Ă l'Ă©poque pour dĂ©finir les relations russo-amĂ©ricaines, "la Russie et les Ătats-Unis devraient entretenir des relations souveraines et respecter la conduite de la politique Ă©trangĂšre".
Puis il a ajouté : "J'ai le plaisir de vous inviter à venir en Russie. Je prendrai en charge tous les frais d'organisation de la visite."
Je dois admettre qu'Ă ce moment-lĂ , des signaux d'alarme ont retenti dans ma tĂȘte. Bien que je n'aie plus servi dans l'armĂ©e et que les informations de valeur que je possĂ©dais autrefois aient depuis longtemps perdu de leur pertinence et leur valeur du point de vue du renseignement, la lettre ressemblait Ă un leurre classique, quelque chose de trop beau pour ĂȘtre vrai sans conditions significatives, dont chacune pourrait faire dĂ©railler ma crĂ©dibilitĂ© en tant qu'analyste indĂ©pendant. Ă premiĂšre vue, la lettre d'Alexander ressemblait Ă une ruse destinĂ©e Ă ternir ma rĂ©putation d'objectivitĂ© ; en bref, un classique cas piĂ©geux.
J'ai discuté de cette lettre avec quelques collÚgues expérimentés dans le monde du contre-espionnage et, aprÚs mûre réflexion, j'ai envoyé une réponse. "Cher Monsieur Zyrianov", ai-je écrit. "J'ai beaucoup réfléchi à votre invitation et je suis touché par sa sincérité. Je voudrais commencer cette lettre en disant que ce serait un grand honneur et un privilÚge de visiter la Russie en tant qu'invité, et j'espÚre sincÚrement que cela sera possible".
Cependant, j'ai prĂ©cisĂ© que "les relations entre nos deux pays sont au plus bas", et bien que "je pense que nous partageons tous deux la vision d'un temps oĂč ce ne sera plus le cas, et oĂč nous pourrons Ă nouveau vivre dans un environnement de paix et d'amitiĂ©", malheureusement "ce n'est pas le cas Ă l'heure actuelle, et votre aimable invitation doit ĂȘtre Ă©valuĂ©e sur la base de la rĂ©alitĂ© prĂ©sente". J'ai donc dĂ©clarĂ© : "Si j'acceptais votre invitation en l'Ă©tat, je m'exposerais Ă des risques juridiques aux Ătats-Unis. Ce risque est d'autant plus Ă©levĂ© que je m'exprime actuellement contre la politique de mon gouvernement Ă l'Ă©gard de la Russie".
J'ai ensuite mis mon grain de sel : "Il y a peut-ĂȘtre un moyen de faire fonctionner tout cela", ai-je fait remarquer. Si, suggĂ©rai-je, je me rendais en Russie "dans le cadre d'une tournĂ©e officielle de promotion de mon livre, au cours de laquelle je participerais Ă des Ă©vĂ©nements oĂč je ferais la promotion de mon dernier livre et de l'amĂ©lioration des relations entre les Ătats-Unis et la Russie, je ne m'exposerais pas lĂ©galement". Je pensais qu'il existait "un marchĂ© viable pour une version en langue russe" de mon livre, "en particulier si elle Ă©tait commercialisĂ©e de maniĂšre Ă inclure une tournĂ©e de confĂ©rences de l'auteur".
La responsabilitĂ© de trouver un Ă©diteur russe devait cependant ĂȘtre assumĂ©e par Alexander. "Normalement, cette responsabilitĂ© incombe Ă mon Ă©diteur, Clarity Press, qui a indiquĂ© qu'il Ă©tait difficile de trouver un Ă©diteur russe. Si Alexander avait des recommandations Ă me faire, je serais plus qu'heureux de les recevoir.â
En guise de dernier "obstacle", j'ai jeté un pavé dans la mare. "Je suis pÚre de deux jumelles", ai-je écrit, "et je ne voudrais pas laisser passer l'occasion qu'elles m'accompagnent dans un tel voyage, si c'était possible". J'ai ajouté qu'il n'y avait pas de meilleure façon de construire un pont pour la paix que d'inviter la prochaine génération à participer à sa construction.
Et, me suis-je dit, il n'y a pas de meilleur moyen de couper court Ă une provocation potentielle qu'en faisant monter les enchĂšres.
En l'espace d'une semaine, Alexander a répondu - il a dit qu'il allait faire en sorte que cela se produise.
Et il l'a fait.
Alexander ne me connaissait ni dâEve ni d'Adam. Certes, il avait regardĂ© mes interviews sur YouTube et lu mes articles. Mais un minimum de recherche sur Internet aurait gĂ©nĂ©rĂ© suffisamment de rĂ©sultats controversĂ©s pour que la plupart des gens se mettent Ă l'abri, surtout dans une sociĂ©tĂ© conservatrice comme la Russie. C'est une chose si vous prenez un pari avec l'argent de la maison, pour ainsi dire, oĂč les consĂ©quences de l'Ă©chec - financiĂšres et de rĂ©putation - seront supportĂ©es par/partagĂ©es avec d'autres. Mais lorsqu'Alexandre a dĂ©clarĂ© que tous les frais liĂ©s Ă ce voyage seraient payĂ©s par lui seul, il Ă©tait sincĂšre.
Alexander n'a jamais parlé de la maniÚre dont il a financé ce voyage (et ce n'était pas une affaire peu coûteuse). De plus, ce n'était pas à moi de le lui demander. J'ai pu rassembler suffisamment d'informations pour constater qu'il avait dû vendre d'importants biens personnels pour faire de ce voyage une réalité. Ce voyage n'avait pas pour but de réaliser un profit financier ou personnel. Du point de vue d'Alexander, il investissait dans une idée, un principe. Il n'y avait aucune garantie que j'obtiendrais des résultats satisfaisants pendant mon séjour en Russie, ou que je serais bien accueilli par le peuple russe. Si la tournée échouait sur l'un des deux fronts (ou sur les deux), Alexander se retrouverait le bec dans l'eau.
Mais Alexandre avait la foi et, comme je l'ai compris, en Russie, la foi est ce qu'il y a de plus important. à bien des égards, Alexandre définit l'idéal russe : un homme de vision, de substance, d'initiative, de courage et d'intégrité. Personne ne lui a demandé d'entreprendre cette tùche, il a pris sur lui, de gérer le genre d'initiative personnelle que beaucoup d'Occidentaux croient impossible dans la Russie d'aujourd'hui.
Alexandre a prouvé que ces idées étaient tout simplement fausses.
J'ai pu obtenir quelques informations sur la biographie d'Alexandre. J'ai appris que son grand-pÚre était un héros de la Grande Guerre patriotique, un vétéran du SMERSH, le service de contre-espionnage du NKVD, la police secrÚte soviétique. Il a effectué de nombreux raids dans la zone arriÚre de l'armée allemande, et a été gravement blessé. Le grand-pÚre d'Alexander a joué un rÎle majeur dans l'éducation de ce dernier, et son influence se fait sentir dans tout ce qu'il fait encore aujourd'hui.
Je sais qu'Alexander a Ă©tĂ© haltĂ©rophile et qu'il a participĂ© Ă des compĂ©titions de kickboxing, avant d'ĂȘtre Ă©cartĂ© des compĂ©titions en raison d'une grave blessure au dos. En ce qui concerne sa vie professionnelle, il a suivi une formation d'Ă©conomiste. Alexander m'a racontĂ© qu'il avait travaillĂ© pour l'Institut Vector, Ă©galement connu sous le nom de Centre de recherche d'Ătat en virologie et biotechnologie VECTOR, un centre de recherche biologique trĂšs secret qui, Ă l'Ă©poque soviĂ©tique, Ă©tait au cĆur du programme de guerre biologique de l'Union soviĂ©tique. Il a insinuĂ© qu'il avait occupĂ© un poste dans la sĂ©curitĂ©, ce qui, compte tenu de la nature de l'installation (elle est gardĂ©e par un rĂ©giment de troupes russes de l'intĂ©rieur), a des implications professionnelles Ă©videntes.
Mais je me suis inspirĂ© du groupe de rock sudiste amĂ©ricain Lynyrd Skynyrd, qui a chantĂ© "Don't ask me no questions, and I won't tell you no lies" (Ne me posez pas de questions, et je ne vous mentirai pas). Je n'ai pas fouillĂ© dans le passĂ© d'Alexander et il n'a pas fouillĂ© dans le mien. Nous regardions devant nous, pas en arriĂšre, et la confiance Ă©tait primordiale. Je lui confiais la vie de ma fille et il me faisait confiance pour ĂȘtre un ambassadeur honnĂȘte du peuple amĂ©ricain. Aucun de nous n'a Ă©tĂ© déçu.
Alexander et moi nous sommes soigneusement coordonnés pour mener à bien les aspects éditoriaux de cette aventure (conclure un contrat pour un livre est plus difficile qu'il n'y paraßt, surtout en raison des délais serrés et des distances à parcourir, de l'existence de différentes questions juridiques et procédurales, et du fait que le contrat était rédigé en deux langues). Nous avons également communiqué sur la logistique du voyage, y compris les questions de visa, la billetterie, ainsi que l'itinéraire et le programme de la visite proposée.
En revanche, nous n'avons pas coordonné directement l'objectif secondaire de la visite, à savoir mon voyage personnel de découverte de l'"ùme" de la nation russe. Je n'ai jamais parlé de cet aspect du voyage à Alexander. Cependant, en regardant les différents podcasts faits avant la visite, Alexandre a pu discerner mon intention. Lorsque j'ai indiqué que je souhaitais immortaliser mes expériences en Russie en vue d'un éventuel film documentaire, Alexander s'est arrangé pour qu'un caméraman soit présent à chaque étape de la visite.
GrĂące Ă ces prĂ©paratifs, Alexander et moi avons construit un cadre autour duquel la visite se dĂ©roulerait, en remplissant lâemploi du temps d'Ă©vĂ©nements et d'excursions, tous conçus pour m'exposer autant que possible Ă la Russie - et Ă l'Ăąme russe. En tant que Russe, Alexander savait Ă quel point il Ă©tait difficile de mettre le doigt sur l'essence mĂȘme de ce qui dĂ©finissait l'"Ăąme" russe - comme beaucoup de sujets Ă©thĂ©rĂ©s.
Alexander affirme avoir vu un peu de l'"Ăąme" russe en moi pendant plusieurs de mes podcasts, mais il Ă©tait incapable d'expliquer ce qu'il entendait par lĂ . L'un des principaux obstacles auxquels Alexander et moi Ă©tions confrontĂ©s en matiĂšre de communication Ă©tait que son anglais Ă©tait au mieux mĂ©diocre, et mon russe pire encore. Pour contourner ce problĂšme, Alexander a fait appel Ă Ilya Valkov, le frĂšre de son assistante personnelle, Alina, qui a vĂ©cu aux Ătats-Unis pendant quelques annĂ©es et a fait ses Ă©tudes Ă Londres. Alexander et lui avaient l'habitude de travailler ensemble professionnellement, et en tant qu'amis.
La description du travail d'Ilya Ă©tait aussi imprĂ©cise qu'Ă©tendue - il devait Ă la fois ĂȘtre la voix d'Alexander en communiquant avec Victoria et moi sur tous les aspects de notre voyage, une tĂąche impossible compte tenu de la myriade de nuances et de la rĂ©alitĂ© des changements constants, et ĂȘtre notre principale interface avec la sociĂ©tĂ© russe. Victoria et moi avons rapidement rĂ©alisĂ© que nous Ă©tions prisonniers du programme qu'Alexander nous imposait, ce qui a simplifiĂ© la vie de toutes les personnes impliquĂ©es, y compris celle d'Ilya, qui est passĂ© des fonctions de traducteur classique Ă celles d'interprĂšte de l'Ăąme russe.
On ne dira jamais assez le rĂŽle important qu'Ilya a jouĂ© en insufflant de la vie Ă un voyage qui, si l'on n'y prenait pas garde, aurait pu se transformer en une expĂ©rience morne oĂč l'on aurait simplement essayĂ© de se conformer Ă un emploi du temps. Partout oĂč nous sommes allĂ©s, Ilya a apportĂ© sa vision positive de la vie. Lors d'une fantastique expĂ©dition au lac BaĂŻkal, oĂč nos hĂŽtes russes nous ont emmenĂ©s sur les eaux gelĂ©es en aĂ©roglisseur, nous permettant de pique-niquer sur les rives vierges du plus grand lac d'eau douce du monde, Ilya humait l'air. "C'est la Russie", disait-il, les yeux fermĂ©s.
Il le pensait vraiment. Et il avait raison.
Ilya surveillait chacun de mes mouvements, non pas parce qu'il s'inquiĂ©tait d'une Ă©ventuelle menace pour la sĂ©curitĂ©, mais plutĂŽt du point de vue de quelqu'un qui essayait de vĂ©rifier chacune de mes rĂ©actions Ă©motionnelles face Ă la rĂ©alitĂ© de la Russie. Ă Volgograd, lors d'une visite Ă Mamayev Kurgan, oĂč se trouve la statue gĂ©ante âL'appel de la mĂšre patrieâ, je pouvais sentir les yeux d'Ilya me transpercer tandis que je prenais conscience de la grandeur du monument, et de l'Ă©crasante rĂ©alitĂ© qu'il reprĂ©sentait. Plus tard, lorsque nous sommes arrivĂ©s au pied de la butte servant Ă la fois de socle Ă la statue et de tombeau aux dĂ©pouilles de plus de 35 000 soldats soviĂ©tiques morts en dĂ©fendant Mamayev Kurgan contre lâenvahisseur allemand, Ilya a remarquĂ© que j'avais passĂ© beaucoup de temps Ă comparer le monument de "La mĂšre en deuil" avec celui de "L'appel de la mĂšre patrie", juxtaposant les postures apparemment contradictoires de la patrie appelant ses fils Ă la bataille et pleurant leur sacrifice au cours des combats.
Plus tard, Ilya m'a racontĂ© l'histoire d'une mĂšre russe et de l'amour qu'elle mettait Ă Ă©lever ses enfants. Au fur et Ă mesure que les enfants grandissent et deviennent plus forts, la prĂ©sence de la mĂšre sâamenuise car, comme l'a dit Ilya, la mĂšre met son essence mĂȘme, Ă la fois spirituelle et physique, dans leur vie. "C'est la tragĂ©die ultime de la guerre, dit Ilya, lorsqu'une mĂšre enterre son fils. Parce qu'une partie d'elle va dans la tombe avec lui, pour ne jamais ĂȘtre transmise Ă la gĂ©nĂ©ration suivante. C'est pourquoi la Grande Guerre patriotique est si importante pour nous, mĂȘme aujourd'hui. Nous avons perdu tant de choses Ă jamais perdues. C'est pourquoi le chagrin d'une mĂšre est si fort. C'est aussi pourquoi l'appel d'une mĂšre Ă dĂ©fendre la patrie russe rĂ©sonne si fort en nous".
Nous avons quittĂ© Volgograd le lendemain. Sur la route menant Ă la sortie de Volgograd, aprĂšs les usines et l'Ă©talement urbain, on est rapidement confrontĂ© Ă l'immensitĂ© de la steppe du Don, une Ă©tendue apparemment sans fin de blĂ© et de seigle, qui s'Ă©tend Ă perte de vue. Ce fut le dĂ©but de la partie "automobile" de notre aventure "avions, trains et automobiles", qui consistait en de longs trajets en voiture de Volgograd Ă Grozny, de Grozny Ă SĂ©bastopol, et de SĂ©bastopol Ă Sotchi. L'utilisation de l'automobile comme mode de transport s'explique par la rĂ©alitĂ© des voyages aĂ©riens en temps de guerre : bien que les avions de ligne desservent des aĂ©roports rĂ©gionaux, leurs horaires peuvent ĂȘtre alĂ©atoires et inconstants. De plus, il n'y avait pas de vols vers la CrimĂ©e. Nous avions un emploi du temps serrĂ©, et Alexaander pensait que conduire permettrait non seulement de respecter cet emploi du temps, mais aussi de nous donner, Ă Victoria et moi, l'occasion de voir la Russie de prĂšs.
Alexander Ă©tant au volant, Ilya a assumĂ© le rĂŽle de copilote, ce qui signifie, en termes simples, qu'il Ă©tait chargĂ© de la musique diffusĂ©e pendant qu'Alex conduisait. Victoria et moi nous sommes rĂ©galĂ©es de chansons populaires russes, dont beaucoup Ă©taient apprĂ©ciĂ©es par les soldats russes servant dans le Donbas. Environ une heure aprĂšs le dĂ©part, une chanson retentit - un air entraĂźnant, chantĂ© au son d'un accordĂ©on Ă boutons russe traditionnel. Alex et Ilya ont chantĂ© en chĆur et, aprĂšs quelques couplets, Ilya nous a regardĂ©s, Vicka et moi, par-dessus son Ă©paule. "Cette chanson, a-t-il dit en souriant, parle de la vraie Russie, Elle parle de l'Ăąme russe.â
Ilya a baissé les yeux vers son omniprésent téléphone intelligent, a manipulé l'écran et, bientÎt, un texte est apparu sur mon téléphone. "Les paroles", dit-il. "Lisez-les. C'est la Russie."
Intitulée "Les moissonneurs", cette chanson est une ode aux hommes rudes qui ont moissonné les récoltes alimentant la Russie (et le monde) depuis le siÚge de gigantesques moissonneuses-batteuses. Elle a été chantée par Igor Rasteryaev, un artiste originaire de Saint-Pétersbourg, qui passait ses étés dans les villages de la région de Volgograd, travaillant aux cÎtés des hommes dont il chantait les expériences.
Loin des grandes villes,
OĂč les boutiques glamour n'existent pas,
OĂč d'autres vivent alentours,
Personne ne chante Ă leur sujet.
Aucune série ne les consacre,
Ils n'ont donc pas leur place sur les chaßnes de télévision,
Internet les ignore,
On dirait qu'ils n'existent pas.
Ils sont jeunes sans ĂȘtre Ă©tudiants,
Ils ne connaissent ni "Okay" ni "Lenta" [Note : deux chaĂźnes de magasins d'alimentation russes populaires que l'on trouve dans les grandes zones urbaines],
Ils n'ont jamais fréquenté les bars à sushis,
Ils ne bronzent pas dans les solariums.
Ils ne possÚdent pas d'objets coûteux,
Ils se moquent de la mode emo,
Ils n'utilisent pas "VK" [Note : Facebook russe] en ligne,
Ils travaillent dur sur des moissonneuses.
Ils boivent du C2H5OH [Note : la composition chimique de l'Ă©thanol, ou alcool de contrebande russe],
Trouvé dans "NIVA ROSTSELMASH",
Dans DT, Don 500, T-150 [Note : tous les noms des moissonneuses-batteuses fabriquées en Russie],
Les cochons ont été nourris.
Le fils est parti labourer la terre, battre l'orge,
Sa journée de travail sera longue, trÚs longue,
Mais il connaĂźt chaque vis de son tracteur,
Son salaire est de 100 dollars par mois.
Les moissonneuses-batteuses !
Victoria et moi avions passĂ© un certain temps Ă Saint-PĂ©tersbourg et Ă Moscou, et nous connaissions donc le visage de la Russie moderne - la haute couture, la gastronomie et toutes les commoditĂ©s que la technologie et la richesse peuvent offrir. En faisant du shopping au GUM ou au TsUM (deux centres commerciaux moscovites Ă la mode), en se promenant avec des Moscovites aisĂ©s dans le magnifique mĂ©tro de Moscou et sur les boulevards Ă la mode de la capitale russe, ou en profitant des images et des sons de la vie nocturne russe depuis un restaurant perchĂ© au dernier Ă©tage d'un gratte-ciel moscovite moderne, on pouvait facilement se laisser gagner par un faux sentiment d'appartenance, comme si toute la richesse qui nous entourait Ă©tait l'incarnation mĂȘme de la nation russe moderne.
Mais tout comme les artistes américains chantent les aspects peu glorieux de la classe ouvriÚre américaine, des artistes russes comme Igor Rasteryaev capturent la réalité rurale russe, le monde peu glorieux et empli de sueur du dur labeur qui rend tout possible à Moscou et à Saint-Pétersbourg.
( Au cas oĂč l'on penserait que Rasteryaev glorifie les habitudes de consommation irresponsables, il faut savoir que cet abstinent a Ă©galement Ă©crit une chanson poignante, "Marguerites", dans laquelle il pleure la mort de deux garçons du village victimes de l'abus d'alcool. "Alors, il n'y aura ni maison ni travail", chante Igor, "alors il n'y aura que des bouteilles et des shots, et Ă la place de Vasya et Roma, seuls des bleuets et des marguerites pousseront").
L'ùme russe, comme tout esprit humain, présente des facettes profondément troublantes, souvent dissimulées derriÚre des fanfaronnades et de la bonne humeur. Mais pour connaßtre l'ùme russe, il faut l'affronter dans sa globalité - le bon et le mauvais, le beau et le laid. Des artistes comme Igor Rasteryaev contribuent à mettre en lumiÚre l'ùme russe, dans toute sa glorieuse imperfection, et je suis reconnaissant à Ilya Valkov, mon guide personnel des secrets de l'ùme russe, de m'avoir fait découvrir le talent de Rasteryaev et la Russie que sa musique célÚbre.
Autant j'ai apprĂ©ciĂ© le Guide de l'Ăąme russe d'Ilya, autant il m'est parfois apparu qu'au lieu de jouer le rĂŽle d'un capitaine de navire expĂ©rimentĂ©, me guidant Ă travers les rĂ©cifs et les hauts-fonds complexes de notre mĂšre la Russie, Ilya s'Ă©tait retrouvĂ© lui-mĂȘme dans ce voyage, opĂ©rant sans carte routiĂšre, laissant l'expĂ©rience se dĂ©finir d'elle-mĂȘme au fur et Ă mesure qu'elle se dĂ©roulait. Souvent, au sortir d'une discussion ou d'un entretien, je trouvais Ilya devant moi, les larmes aux yeux. Il m'enveloppait alors de ses longs bras. "Merci", me disait-il, la voix pleine d'Ă©motion. "Vous connaissez si bien l'Ăąme russe.â
J'Ă©tais confus, car je savais que ce n'Ă©tait pas le cas.
Mais la vĂ©ritĂ© est qu'aucun d'entre nous ne connaĂźt l'Ăąme russe dans sa globalitĂ©, du moins pas d'une maniĂšre qui puisse ĂȘtre formulĂ©e de maniĂšre dĂ©finitive par un texte, ou un mot. Ilya connaĂźt cette vĂ©ritĂ©, et je l'ai rapidement dĂ©couverte. Mais le fait est que c'est quelque chose que chaque Russe connaĂźt depuis le dĂ©but de son histoire mouvementĂ©e, Ă savoir que l'Ăąme russe est toujours changeante, et pourtant toujours constante..
Alexandre Pouchkine, le célÚbre poÚte russe, a saisi cet aspect de la réalité russe dans le poÚme suivant :
La Russie est-elle forte ?
La guerre et la peste
Et la rĂ©bellion, et la pression des tempĂȘtes extĂ©rieures
Elle, enragée, choquée...
Regarde, elle vaut tout !
Tout. C'est la valeur de la Russie, mĂȘme dans ses pires moments, pour tous les Russes.
Tout.
La simplicitĂ© de l'Ă©motion qui se cache derriĂšre une telle croyance a Ă©tĂ© saisie par un autre grand Ă©crivain russe, Ivan Tourgueniev, qui a fait remarquer qu'"un vrai Russe a un cĆur d'enfant".
C'est là , dans les mots de Tourgueniev, que j'ai trouvé la clé pour discerner ce qui définissait l'ùme russe.
J'essayais de comprendre l'incomprĂ©hensible, avec le cĆur blasĂ© et endurci d'un adulte fatiguĂ© par les nombreuses et dures leçons que la vie m'avait enseignĂ©es. Les mots de Tourgueniev, cependant, renvoyaient Ă l'Ăcriture, et en particulier Ă Marc 10:15 : «Je vous le dis en vĂ©ritĂ©, quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu comme un petit enfant nây entrera point.»
L'ùme russe, semble-t-il, est comme le royaume de Dieu - indéchiffrable pour qui s'est endurci par la dureté d'une vie d'adulte, abandonnant la foi enfantine dans le potentiel de la vie au profit de la fausse certitude qu'apporte l'expérience.
Vue du point de vue cynique d'un adulte, sensible Ă tout ce qui est nĂ©gatif, la Russie apparaĂźt comme une cacophonie de chaos et de souffrance, un terrain vague oĂč les Ăąmes vont mourir pour ne jamais renaĂźtre.
Mais avec la foi de l'enfant, le cĆur de l'enfant, la Russie se transforme en une terre pleine de promesses, riche d'espoir et de lumiĂšre, dont la prĂ©servation importe Ă un Russe plus que toute autre chose, plus que la vie elle-mĂȘme.
Si vous comprenez cela, vous avez la possibilité de comprendre l'ùme de la Russie.
Ă mi-chemin entre Volgograd et Grozny, Ilya m'a fait part d'un poĂšme Ă©crit par Fiodor Tioutchev, poĂšte et diplomate russe du XIXe siĂšcle. "Cela t'aidera Ă mieux comprendre l'Ăąme russe", m'a-t-il dit.
Qui peut saisir la Russie par l'esprit ?
Aucun modÚle n'a été créé pour elle :
Son Ăąme est d'un genre particulier,
que seule la foi permet d'apprécier.
Seule la foi.
Merci, Ilya Valkov, d'avoir été le meilleur des guides pour découvrir la clé de l'ùme russe.
Merci, Alexander Zyrionov, d'avoir eu le courage de la conviction et la persévérance d'un patriote pour concrétiser votre vision en créant un forum capable de favoriser une compréhension plus profonde entre Américains et Russes de notre humanité commune et, ce faisant, d'aider à construire une base de confiance mutuelle capable de promouvoir de meilleures relations entre nos deux nations.
Du 30 avril au 25 mai 2023, ma fille Victoria et moi-mĂȘme avons parcouru la Russie en long et en large dans le cadre d'un voyage de dĂ©couverte. Nous n'avons pas fait ce voyage seuls, mais nous avons Ă©tĂ© rejoints par les meilleurs compagnons de voyage qu'on puisse espĂ©rer.
Mais Alexandre et Ilya Ă©taient, et sont toujours, plus que des compagnons de voyage.
Ce sont des amis.
Une famille.
Et ils incarnent tout ce que l'on peut espérer d'un voyage de l'ampleur et de la portée de cette aventure de 26 jours et 12 villes.
âFaire la paixâ sera l'histoire de ce voyage. De nos dĂ©couvertes. De notre amitiĂ©.
Puisse-t-il servir de modÚle aux futures découvertes d'autres Américains et Russes.
Cependant, avant de se lancer dans les divers récits qui composent ce voyage, je demanderais au lecteur de faire une pause, et se libérer du poids de ses expériences de vie respectives qui influent sur sa pensée et son analyse.
âFaire la paixâ est un voyage de dĂ©couverte dont l'objectif est de mieux comprendre l'Ăąme russe.
Et pour cela, il faut avoir le cĆur et la foi d'un enfant.
(Note : Ceci est le premier article d'une série qui en comptera plus d'une douzaine sur ma visite de 26 jours en Russie et sur les leçons que j'en ai tirées. Si vous avez apprécié cette série et que vous souhaitez voir plus de contenu comme celui-ci, vous pouvez souscrire un abonnement payant ou faire un don, afin que l'auteur puisse consacrer le temps et l'énergie nécessaires pour continuer à produire un contenu de qualité qui incarne sa devise, "Savoir, c'est pouvoir", et qui aide à surmonter l'ignorance de la russophobie qui infeste l'Occident d'aujourd'hui).