đâđš Scott Ritter: La politique du moins pire d'Henry Kissinger
Si convaincante et pragmatique que puisse paraĂźtre l'approche de Kissinger, son argumentation dĂ©ment cependant des faits rĂ©vĂ©lant quâune paix nĂ©gociĂ©e constituerait une dĂ©faite russe.
đâđš La politique du moins pire d'Henry Kissinger
L'ancien pacificateur révÚle que les politiques de l'Occident pourraient conduire à la dissolution de la Russie.
đ Par Scott Ritter, le 23 dĂ©cembre 2022
Qu'on l'aime ou qu'on le dĂ©teste, on doit respecter l'expĂ©rience et la longĂ©vitĂ© du plus grand adepte amĂ©ricain de la realpolitik, Henry Kissinger. Dans un rĂ©cent article d'opinion rĂ©digĂ© pour The Spectator, Kissinger a plaidĂ© en faveur d'une rĂ©solution diplomatique du conflit ukrainien. Sans surprise, l'ancien homme d'Ătat amĂ©ricain a fait l'objet d'attaques vĂ©hĂ©mentes de la part du gouvernement ukrainien, de ses mandataires et de ses partisans pour avoir osĂ© suggĂ©rer que l'Ukraine serait mieux servie en favorisant une rĂ©solution diplomatique du conflit, plutĂŽt que d'attendre en vain une victoire militaire ukrainienne qui ne viendra probablement jamais.
Aussi convaincante et pragmatique que l'approche de Kissinger puisse paraßtre en surface, la substance de son argumentation dément cependant certains faits qui révÚlent que ce que Kissinger fait passer pour une paix négociée constituerait une défaite russe - en bref, le plan Kissinger n'a aucune chance de se concrétiser.
Le parti pris pro-OTAN et pro-Ukraine de Kissinger est exposĂ© dĂšs le dĂ©but de son article. "J'ai exprimĂ© Ă plusieurs reprises mon soutien", Ă©crit-il, "Ă l'effort militaire des alliĂ©s pour contrecarrer l'agression de la Russie en Ukraine". D'un seul coup, le maĂźtre de la diplomatie tague les archives historiques qui montrent que ni l'Ukraine, ni l'Allemagne n'ont agi de bonne foi en embrassant les accords de Minsk de 2014 et 2015, utilisant plutĂŽt l'accord comme un peu plus qu'un dispositif pour gagner du temps jusqu'Ă ce que l'armĂ©e ukrainienne puisse ĂȘtre formĂ©e et Ă©quipĂ©e pour l'emporter sur la Russie dans le Donbas et en CrimĂ©e. La paix n'a jamais Ă©tĂ© une option, seulement la guerre.
Kissinger n'a pas abandonnĂ© sa position selon laquelle la Russie est l'agresseur dans ce conflit. Ce qu'il soutient, en revanche, c'est l'idĂ©e que la Russie ne peut ĂȘtre vaincue, et que l'Ukraine devrait accepter un accord de paix dĂšs maintenant, ce qui permettrait d'attĂ©nuer les pertes territoriales supplĂ©mentaires aux mains de la Russie. "Mais il est bientĂŽt temps", note Kissinger, "de s'appuyer sur les changements stratĂ©giques dĂ©jĂ Ă©tĂ© accomplis, et de les intĂ©grer dans une nouvelle structure visant Ă instaurer la paix par la nĂ©gociation."
L'ancien secrĂ©taire d'Ătat sape de la mĂȘme maniĂšre tout le sĂ©rieux que son argument pourrait contenir en s'engageant dans le genre d'optimisme fondĂ© sur la fantaisie que l'on ne trouve normalement que dans la plus fanatique des propagandes ukrainiennes. "L'Ukraine", dĂ©clare Kissinger, "est devenue un Ătat majeur en Europe centrale pour la premiĂšre fois dans l'histoire moderne". L'Ukraine Ă©tait une nation en ruine avant son conflit avec la Russie, et dix mois de guerre n'ont fait qu'aggraver son Ă©tat.
Scott Ritter discutera de cet article et répondra aux questions du public dans l'épisode 32 de Ask the Inspector.
Le fantasme continue : "Aidée par ses alliés", dit Kissinger, "et inspirée par son président, Volodymyr Zelensky, l'Ukraine a mis en échec les forces conventionnelles russes qui dominent l'Europe depuis la seconde guerre mondiale."
Le fait est que l'Ukraine, si elle Ă©tait laissĂ©e Ă elle-mĂȘme, aurait vu son armĂ©e dĂ©faite de maniĂšre dĂ©cisive par la Russie dĂšs l'Ă©tĂ© 2022. L'injection de dizaines de milliards de dollars d'armement de pointe de l'OTAN, ainsi que de milliers de mercenaires occidentaux hautement entraĂźnĂ©s, soutenus par l'expertise de l'OTAN en matiĂšre de renseignement, de communication et de planification opĂ©rationnelle, a permis Ă l'armĂ©e ukrainienne de prolonger sa vie tout en infligeant quelques revers importants Ă l'armĂ©e russe. Mais la Russie, grĂące Ă la mobilisation de quelque 300 000 rĂ©servistes, dont 150 000 ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© intĂ©grĂ©s dans la structure des forces russes dĂ©ployĂ©es dans la zone d'opĂ©ration militaire, a stabilisĂ© la situation sur le front, Ă©moussant toutes les opĂ©rations offensives ukrainiennes au sud et au nord tout en rĂ©duisant les dĂ©fenses ukrainiennes le long du front de Donetsk. Loin de s'enliser, la Russie est sur le point de dĂ©ployer une puissance de combat de 10 Ă 15 divisions sur le théùtre d'opĂ©rations de l'OMU, une capacitĂ© de guerre offensive pour laquelle l'Ukraine n'a actuellement aucune rĂ©ponse.
L'illusion de Kissinger sur le champ de bataille a obscurci sa perception de la valeur géopolitique de l'Ukraine. Selon Kissinger, les prouesses de l'Ukraine sur le champ de bataille "ont rendu caduques les questions initiales concernant l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. L'Ukraine", poursuit Kissinger, "a acquis l'une des armées terrestres les plus importantes et les plus efficaces d'Europe, équipée par l'Amérique et ses alliés. Un processus de paix devrait lier l'Ukraine à l'OTAN, quelle qu'en soit l'expression. L'alternative de la neutralité n'a plus de sens, surtout depuis que la Finlande et la SuÚde ont rejoint l'OTAN."
L'article de Kissinger a été écrit aprÚs l'interview du général Zaluzhnyi avec The Economist, au cours de laquelle le général ukrainien a souligné la dure réalité : sans une nouvelle perfusion de quelque 300 chars de combat principaux, 500 véhicules de combat d'infanterie et 500 piÚces d'artillerie plus les munitions, l'armée ukrainienne ne serait pas en mesure de mener des opérations offensives efficaces contre les forces russes qui se rassemblent dans la région, ni de se défendre de maniÚre adéquate. Le titre d'"armée terrestre la plus importante et la plus efficace d'Europe" ne s'applique plus (si tant est qu'il l'ait jamais été) à l'armée ukrainienne d'aujourd'hui - ses effectifs ont été décimés et son équipement de combat éviscéré depuis qu'elle a entrepris des opérations contre-offensives de grande envergure contre la Russie à la fin du mois d'août. Qui plus est, l'armée ukrainienne est parvenue à ce statut en allant s'échouer dans des opérations de combat au cours desquelles l'écrasante quantité d'armes et d'équipements fournis par l'OTAN à l'Ukraine a été détruite sur le champ de bataille par les forces russes.
Bien que Kissinger ne concĂšde pas que la Russie puisse avoir le dessus dans les combats qui se dĂ©roulent aujourd'hui dans le sud de la Russie, il reconnaĂźt que c'est, en fait, l'Ukraine qui se trouve dans une impasse et qui a besoin d'une rampe de sortie viable du combat actuel. "Si la ligne de dĂ©marcation d'avant-guerre entre l'Ukraine et la Russie ne peut ĂȘtre obtenue par le combat ou par la nĂ©gociation", note Kissinger, "le recours au principe d'autodĂ©termination pourrait ĂȘtre explorĂ©. Des rĂ©fĂ©rendums supervisĂ©s au niveau international concernant l'autodĂ©termination pourraient ĂȘtre appliquĂ©s Ă des territoires particuliĂšrement divisĂ©s qui ont changĂ© de mains Ă plusieurs reprises au cours des siĂšcles."
Le principal problĂšme de ce raisonnement est qu'il part du postulat possible que la Russie serait prĂȘte Ă abandonner librement sa souverainetĂ© sur une partie ou la totalitĂ© des territoires incorporĂ©s Ă la FĂ©dĂ©ration de Russie depuis le dĂ©but de ce conflit. En d'autres termes, cela ne se produira pas, car juridiquement parlant, cela ne peut se produire - la Constitution russe l'interdit.
Kissinger joue ensuite les pacificateurs bienveillants, Ă©numĂ©rant tous les Ă©gards que l'Occident victorieux devrait tĂ©moigner Ă la Russie lorsqu'il s'agit de gĂ©rer la dĂ©faite. "Son rĂŽle historique ne doit pas ĂȘtre dĂ©valorisĂ©", dĂ©clare Kissinger.
La principale raison de cette attitude, note Kissinger, ne vient pas d'une posture de pitiĂ©, mais plutĂŽt de l'intĂ©rĂȘt personnel qui dĂ©coule du statut de la Russie en tant que grande puissance nuclĂ©aire. "Les revers militaires de la Russie n'ont pas Ă©liminĂ© sa portĂ©e nuclĂ©aire mondiale, qui lui permet de menacer d'une escalade en Ukraine. MĂȘme si cette capacitĂ© est rĂ©duite", dĂ©clare Kissinger, "la dissolution de la Russie ou la destruction de sa capacitĂ© de politique stratĂ©gique pourrait transformer son territoire englobant 11 fuseaux horaires en un vide contestĂ©. Ses sociĂ©tĂ©s concurrentes pourraient dĂ©cider de rĂ©gler leurs diffĂ©rends par la violence. D'autres pays pourraient chercher Ă Ă©tendre leurs revendications par la force. Tous ces dangers seraient aggravĂ©s par la prĂ©sence de milliers d'armes nuclĂ©aires qui font de la Russie l'une des deux plus grandes puissances nuclĂ©aires du monde."
Kissinger, l'ancien artisan de la paix, a exposĂ© d'un seul coup le danger absolu que reprĂ©sente l'Occident en ce qui concerne ses politiques collectives Ă l'Ă©gard de la Russie - le fait que les politiques de l'Occident pourraient conduire (et, en fait, sont conçues pour conduire) Ă la dissolution de la Russie. En bref, le soutien occidental Ă l'Ukraine est une question existentielle pour la Russie. Sa survie nationale Ă©tant en jeu, la dĂ©faite ne semble pas ĂȘtre une option.
La diplomatie non plus, semble-t-il. "La voie de la diplomatie peut sembler compliquée et frustrante", note Kissinger. "Mais y progresser exige à la fois la clairvoyance et le courage d'entreprendre un tel parcours".
Elle exige également une évaluation réaliste de la situation, ce qui fait défaut à l'analyse de Kissinger, dans son intégralité.