👁🗨 Seymour Hersh : Cinquante années de ma vie en compagnie de Dan Ellsberg, l'homme qui a changé l'Amérique
Il était si sérieux, brillant, aussi beau qu'une star de cinéma & si riche en informations privilégiées sur la guerre du Viêt Nam. Et disposé à les partager sans se soucier des conséquences.
👁🗨 Cinquante années de ma vie en compagnie de Dan Ellsberg
L'homme qui a changé l'Amérique
Par Seymour Hersh, le 8 mars 2023
Il était si sérieux, si brillant, aussi beau qu'une star de cinéma & si riche en informations privilégiées sur la guerre du Viêt Nam que peu d'autres possédaient. Et disposé à les partager sans se soucier des conséquences.
Je pense qu'il est préférable de commencer par la fin. Le 1er mars, des dizaines d'amis et de militants de Dan et moi-même avons reçu une lettre de deux pages nous informant qu'un cancer du pancréas incurable lui avait été diagnostiqué, et qu'il refusait la chimiothérapie parce que le pronostic, même avec une chimiothérapie, était désastreux. Il aura 92 ans en avril.
En novembre dernier, pendant les vacances de Thanksgiving passées en famille à Berkeley, j'ai fait quelques kilomètres pour rendre visite à Dan dans la maison voisine de Kensington qu'il partage depuis des décennies avec sa femme Patricia. Mon intention était de discuter avec lui pendant quelques heures de notre obsession commune, le Viêt Nam. Plus de cinquante ans plus tard, il réfléchissait encore à la guerre dans son ensemble et j'essayais toujours de comprendre le massacre de My Lai. Je suis arrivé à 10 heures et nous avons parlé sans interruption - sans eau, ni café, ni petits gâteaux - jusqu'à ce que ma femme vienne me chercher, pour dire bonjour et voir Dan et Patricia. Elle est partie, et je suis resté quelques minutes de plus avec Dan, qui voulait me montrer son fonds d'archives, des documents qui auraient pu lui valoir une longue peine d'emprisonnement. Vers 18 heures - la nuit tombait - Dan m'a raccompagné à ma voiture et nous avons continué à discuter de la guerre et de ce qu'il savait - oh, toutes ces choses que lui savait - jusqu'à ce que je lui dise qu'il fallait que j'y aille et que je démarre ma voiture. Il m'a alors dit, comme il le faisait toujours : "Tu sais que je t'aime, Sy".
C'est donc l'histoire d'une tutelle qui a commencé l'été 1972, lorsque Dan et moi sommes entrés en contact pour la première fois. Je ne me souviens pas qui a appelé qui, mais je travaillais alors au New York Times, et Dan avait des informations privilégiées sur les horreurs de la Maison Blanche qu'il voulait que je retrace - des informations qui ne figuraient pas dans les Pentagon Papers.
J'avais l'intention d'écrire sur mon amitié avec Dan après sa mort, mais le week-end dernier, mon fils cadet m'a rappelé qu'il avait encore en sa possession certains éléments des tours de magie avec lesquels Dan l'avait enchanté au milieu des années 1980, lorsque Dan logeait chez nous, comme il le faisait souvent lorsqu'il se rendait à Washington. "Pourquoi ne pas écrire sur lui maintenant ?” a-t-il demandé. Pourquoi pas ?
J'ai pris conscience de l'importance de Dan pour la première fois au cours de l'été 1971, lorsqu'il a été démasqué pour avoir remis les Pentagon Papers au New York Times, quelques semaines après que le journal eut commencé une série d'articles bouleversants sur le décalage entre ce qu'on nous disait et ce qui s'était réellement passé. Ces documents restent aujourd'hui encore la plus importante source d'informations sur une guerre vue de l'intérieur. Même après les révélations du New York Times, leurs sept mille pages ont rarement été lues dans leur intégralité.
Je travaillais alors pour le New Yorker sur un projet concernant le Viêt Nam, et j'avais appris que c'était Dan l'auteur de la fuite, une semaine environ avant que son nom ne soit rendu public. Sa dénonciation était inévitable et, le 26 juin, après s'être caché à Cambridge, Dan s'est rendu au bureau du procureur de Boston - des dizaines de journalistes attendaient - et a brièvement échangé avec les journalistes avant de se rendre à ce que tout le monde s'attendait à voir devenir le procès de la décennie. Il a déclaré à la foule qu'il espérait que "la vérité nous libèrerait de cette guerre". Puis, alors qu'il se dirigeait vers les marches du palais de justice, un journaliste lui a demandé ce qu'il pensait de l'idée d'aller en prison. Sa réponse m'a frappé à l'époque et me fait encore vibrer : "N'iriez-vous pas en prison pour aider à mettre fin à cette guerre ?"
J'avais apporté ma contribution en révélant le massacre de My Lai, et en publiant un livre à ce sujet en 1970. J'étais alors en train d'écrire un deuxième livre sur la dissimulation du massacre par l'armée. "Jamais de la vie", me suis-je dit, "Jamais je n'irais en prison, surtout pour avoir dit une vérité indésirable". J'ai suivi le procès d'Ellsberg devant un tribunal fédéral de Los Angeles, et j'ai même écrit sur les malversations commises par les voyous de la Maison Blanche qui s'étaient introduits dans le bureau du psychanalyste d'Ellsberg, à la demande du président Nixon. (L'affaire du gouvernement a été rejetée après que l'ampleur de l'espionnage d'Ellsberg ordonné par la Maison-Blanche a été rendue publique).
C'est au début de l'été 1972, année électorale, qu'Ellsberg et moi sommes entrés en contact. J'étais en train de disserter sur la guerre perdue du Viêt Nam et les méfaits de la CIA pour le Times. Nixon semblait être une valeur sûre, bien qu'il continuât cette guerre détestée, en raison des échecs successifs de la campagne du candidat démocrate, le sénateur George McGovern. Dan pensait à deux histoires susceptibles de changer la dynamique de l'élection de novembre.
Je l'ai tout de suite apprécié. Il était si sérieux, si brillant, aussi beau qu'une star de cinéma, et si riche en informations privilégiées sur la guerre du Viêt Nam que peu d'autres possédaient. Et si disposé à les partager sans se soucier des conséquences. Il comprenait qu'en tant que source d'informations et de procédures hautement secrètes, il prenait tous les risques et qu'en tant que journaliste, j'allais écrire des histoires qui seraient acclamées et qui ne me feraient courir aucun risque. À un moment donné de nos discussions, je l'ai ramené à la maison pour un bon repas. Sa campagne contre la guerre du Viêt Nam le dévorait littéralement, et il s'est immédiatement entendu avec ma femme et nos deux jeunes enfants. Il faisait des tours de magie, il jouait merveilleux du piano - Dan pouvait jouer les Beatles et Beethoven - et il s'est attaché à nous tous. Notre amitié s'est installée pour toujours. J'avoue que tard dans la nuit - nous étions tous deux des noctambules - il nous arrivait de promener le chien et de trouver le temps de nous asseoir sur un trottoir quelque part et de fumer quelques cigarettes thaïes. J'ai préféré ne pas demander à Dan comment il parvenait toujours à avoir une réserve de ces joints d'Asie du Sud-Est. Il parlait de tous les dossiers secrets confidentiels de la guerre du Viêt Nam qu'il pouvait se remémorer, avec sa mémoire photographique, avec une précision quasi parfaite.
Au début des années 1980, j'écrivais un long livre très critique sur les temps sombres d'Henry Kissinger en tant que conseiller à la sécurité nationale et secrétaire d'État de Nixon, en mettant l'accent sur le Viêt Nam. À un moment donné, Dan a passé plus d'une semaine chez nous, se levant à 6 heures du matin pour lire les 2 300 pages du manuscrit dactylographié. Il avait conscience que je ne désirais pas connaître ses analyses ou ses désaccords avec mes conclusions, mais uniquement sa contribution sur les erreurs factuelles. Un matin, Dan m'a dit que j'avais mal lu un article du Washington Post datant du milieu des années 1960 sur la guerre, écrit par Joe Kraft, dont la rubrique était alors incontournable. J'ai argumenté, mais il est resté inflexible. Je me suis donc rendu à mon bureau, j'ai fouillé dans des boîtes de dossiers et j'ai trouvé l'article. Dan s'était souvenu des détails d'un article paru dans un quotidien vieux de deux décennies. Sa mémoire était effarante.
Il voulait que je dénonce deux abus de la Maison Blanche avant l'élection présidentielle de l'automne 1972. Dan m'avait dit que Nixon et Kissinger - pour qui Dan avait rédigé un important document de politique générale après sa nomination au poste de conseiller à la sécurité nationale - avaient mis sur écoute des collaborateurs et des membres du cabinet. Le deuxième tuyau de Dan était que Kissinger avait ordonné à certains de ses collaborateurs d'élaborer un plan d'utilisation d'armes nucléaires tactiques au Sud-Vietnam, au cas où elles seraient nécessaires pour mettre fin à la guerre selon les conditions américaines. Si je pouvais mettre la main sur une ou deux sources - à cette époque, un certain nombre d'anciens collaborateurs de Kissinger avaient discrètement démissionné à cause de la guerre du Viêt Nam -, Dan m'a dit que cela pourrait peut-être permettre aux démocrates d'entrer en fonction. Ce fut un très long combat, mais j'ai fait des pieds et des mains pendant tout l'été pour trouver quelqu'un ayant des informations de première main, ce qui n'était pas le cas de Dan, et prêt à confirmer les informations de Dan, même si ce n'était qu'à titre informatif. Bien sûr, il était entendu que je devrais dire à Abe Rosenthal, rédacteur en chef du Times, qui était ma source officieuse.
Ce fut un été pénible pour moi, car si quelques-uns des anciens collaborateurs de Kissinger ont rapidement confirmé les informations de Dan, ils n'ont pas accepté que je communique leur nom au Times. Je me suis toutefois rapproché d'un homme très honnête qui espérait vraiment obtenir un poste de haut niveau dans une future administration, aidé en cela par le fait que sa femme - j'effectuais toujours ces visites la nuit - disait à son mari : "Oh, pour l'amour de Dieu, dis lui enfin la vérité." Elle ne cessait de le répéter. Une expérience vraiment éprouvante. Inutile de dire que leur mariage n'a pas duré longtemps. La colère de cette femme à propos du mari refusant de dire la vérité m'a permis de comprendre l'obsession de Dan pour une guerre dont les pires éléments n'étaient tout simplement pas connus du public. Je n'ai pas été en mesure d'obtenir une source d'information à temps pour l'élection, mais les années suivantes, j'y suis arrivé.
Fin 1993, Dan m'a raconté une anecdote illustrant la vie secrète des coulisses d'une guerre majeure. Il avait effectué de courtes missions au Sud-Vietnam alors qu'il travaillait comme haut fonctionnaire du département d'État, mais il a sauté sur une opportunité au milieu de l'année 1965 de rejoindre une équipe à Saigon chargée de la pacification - gagner les cœurs et les esprits - des villageois du Sud. Son chef était Ed Lansdale, un héros de la contre-insurrection de la CIA pour ses efforts antérieurs dans la mise en déroute des insurgés communistes aux Philippines.
Je prenais toujours beaucoup de notes lors de mes rencontres avec Dan, non pas parce que j'avais l'intention d'écrire un jour sur lui - je savais qu'il écrirait ses propres mémoires - mais parce que j'assistais à un cours sur la façon dont les choses se passaient réellement à l'intérieur du pays. Lisez ses textes, et vous pourrez juger par vous-même de la complexité de la vie dans les hautes sphères.
"En 1965", commença Dan, "j'avais fait une étude sur la crise des missiles cubains, et j'avais quatre habilitations opérationnelles de niveau "top secret", y compris des habilitations U-2" et des habilitations de l'Agence de sécurité nationale (National Security Agency). Il avait également interviewé Bobby Kennedy à deux reprises sur son rôle dans la crise. Ellsberg jouissait d'autorisations si sacro-saintes qu'il était censé s'enregistrer dans un bureau spécial à son arrivée à Saigon et, à partir de là, il n'était plus autorisé à voyager en dehors de Saigon sans voiture blindée, ou à bord d'un avion bimoteur, voire plus. Il a contourné le système en ne daignant pas s'enregistrer, chose rare dans un monde en guerre où les habilitations top secret étaient considérées par beaucoup comme une preuve de machisme.
C'est ainsi qu'Ellsberg est parti travailler à Saigon avec Lansdale. "Pendant un an et demi, raconte Ellsberg, j'ai passé presque toutes mes soirées à écouter Lansdale parler de ses opérations secrètes aux Philippines et, auparavant, au Nord-Vietnam, dans les années 50. À cette époque, je travaillais avec ce genre de dossiers confidentiels depuis des années, et je pensais savoir quels types de secrets pouvaient être dissimulés et à qui ils pouvaient l'être. Je pensais également qu'Ed et moi avions une bonne connaissance réciproque de nos activités et de nos secrets. Chaque information était stockée dans nos têtes, et nous savions à qui nous pouvions en parler et ce que nous pouvions dire. Dans tout cela, Jack Kennedy et Bobby ont été mentionnés, mais Lansdale n'a pas parlé de Cuba et n'a pas mentionné que Lansdale avait déjà travaillé pour Jack et Bobby Kennedy."
Dix ans plus tard, après l'assassinat des deux frères Kennedy, j'ai écrit une série d'articles pour le New York Times sur l'espionnage par la CIA de centaines de milliers de manifestants américains contre la guerre du Vietnam, de membres du Congrès et de journalistes, le tout en violation directe de la charte de 1947 de l'agence interdisant toute activité intérieure. Elle a conduit à la création de la Commission Church du Sénat en 1975. Il s'agit de la plus vaste enquête du Congrès sur les activités de la CIA depuis la création de l'agence. La commission a révélé les activités d'assassinat de la CIA, des opérations menées sur ordre de Jack et Bobby Kennedy, bien qu'aucun lien direct n'ait été publié dans le rapport final de la commission. Mais la commission a fait un rapport détaillé sur un groupe secret habilité par Jack Kennedy et dirigé par son frère Bobby, chargé de trouver des solutions pour terroriser Cuba et assassiner Fidel Castro. Cette opération secrète avait pour nom de code "Mangouste". Elle a été dirigée, selon la commission, en 1961 et 1962 par Ed Lansdale.
Ellsberg m'a dit qu'il avait été sidéré. "Lorsque j'ai entendu parler de Lansdale et de l'opération Mangouste", a-t-il déclaré, " j'ai découvert chez les initiés une capacité à garder le secret qui allait bien au-delà de ce que j'aurais pu imaginer. C'était comme découvrir que mon voisin et mon compagnon de pêche du week-end - Ellsberg, soit dit en passant, n'a jamais pêché de sa vie - étaient des amis proches et chers qui, à leur mort, s'avéraient avoir été Secrétaire d'État".
"C'était stupéfiant, car l'opération Mangouste était exactement le genre d'opération dont je m'attendais à entendre parler de la part de Lansdale. Il parlait tout le temps d'opérations secrètes. Je pense que le président Kennedy avait dit à Ed de 'fermer sa putain de gueule'.
"Lorsque vous avez travaillé dans un système aussi secret par nature, vous saisissez bien que des choses se racontent. Et vous avez une petite idée de ce qui est généralement tenu secret. J'entendais parler d'autres opérations secrètes, mais quelqu'un - pas Landsdale - avait verrouillé les activités de l'opération Mangouste".
Après l'assassinat de Jack Kennedy, Ellsberg a émis l'hypothèse que "toute enquête approfondie sur sa mort entraînerait de nombreuses opérations secrètes". Selon lui, rien ne prouve que la commission Warren, chargée d'enquêter sur l'assassinat, l'ait fait.
Pendant toutes les innombrables heures que Dan a consacrées à mon tutorat, j'ai compris, des années plus tard, qu'il avait saisi et apprécié mon impatience, voire mon besoin, d'apprendre tout ce que je pouvais sur son monde de secrets et de mensonges, de choses dites à haute voix et enfouies dans des documents ultrasecrets. C'est ainsi qu'il est devenu mon mentor, et qu'il m'a appris où et comment regarder dans les recoins de la communauté américaine du renseignement.
En retour, je lui ai offert mon amitié et l'ai accueilli dans ma famille. Il aimait discuter longuement avec ma femme, qui est médecin, apprendre aux enfants des tours de magie et leur jouer au piano des chansons de Billy Joel et d'autres du même genre. Nous avons tous senti très tôt qu'il avait aussi besoin de l’innocence de l’enfance, qui lui offrait une trêve, un répit allégeant son anxiété permanente, et son sentiment de culpabilité à l'égard de ce que son Amérique avait fait au peuple vietnamien.
Dan m'a témoigné l'amour d'un initié, tout comme lui et Patricia ont rayonné d'amour et de reconnaissance auprès de leurs nombreux amis et admirateurs qui, comme moi, n'oublieront jamais les leçons qu'il nous a enseignées, et ce que nous en avons retenu.
Il est hors de question que j'attende qu'il passe à autre chose sans lui dire maintenant tout le bien que je pense de lui.
Pour voir Ellsberg s'exprimer lors d'une conférence de presse le soir du Nouvel An 1971, cliquez ici. Pour voir le documentaire de 2009 sur Ellsberg, L'homme le plus dangereux d'Amérique, cliquez ici.