👁🗨 Seymour Hersh : Harold Pinter avait raison
Les actions du gouvernement Biden pour préserver son engagement dans l'effort de guerre ukrainien contre la Russie ont sans doute donné un coup de pouce à la Chine, ennemi juré de la Maison Blanche.
👁🗨 Harold Pinter avait raison
Les enseignements de la guerre d'Ukraine & l'autosabotage de l'Occident
Par Seymour Harsh, le 11 août 2023
Le dramaturge britannique et lauréat du prix Nobel Harold Pinter a critiqué très tôt la décision de l'administration Bush, approuvée par le Premier ministre britannique Tony Blair, de déclarer une guerre mondiale au terrorisme islamiste dans la foulée du 11 septembre 2001. À l'automne 2002, Pinter a été invité à présenter ses arguments contre la guerre devant la Chambre des communes. Il a commencé son intervention par un peu d'histoire britannique embellie sur la vague de violence qui avait frappé l'Irlande :
“Une vieille histoire circule à propos d'Oliver Cromwell. Après la prise de la ville de Drogheda, les citoyens ont été rassemblés sur la grande place. Cromwell a annoncé à ses lieutenants : “Bien ! Tuez toutes les femmes et violez tous les hommes.” L'un de ses assistants lui dit : “Excusez-moi, mon général. N'est-ce pas l'inverse ?” Une voix s'est élevée dans la foule : M. Cromwell sait ce qu'il fait !”.
Dans le récit de Pinter, la voix de la foule était celle de Blair, mais aujourd'hui, elle pourrait être celle du chancelier allemand Olaf Scholz, qui a gardé le silence au moment des faits, et sur ce qu'il savait de la décision du président Biden de mutiler l'économie allemande en détruisant les gazoducs Nord Stream en septembre dernier.
Deux séries de gazoducs ont été construits, financés partiellement par des oligarques russes inféodés au président Vladimir Poutine. Nord Stream 1 a été mis en service en 2011 et, en l'espace de dix ans, la Russie a fourni à l'Allemagne plus de la moitié de ses besoins énergétiques globaux, la majeure partie du gaz bon marché étant destinée à un usage industriel. Nord Stream 2 a été achevé au cours de l'été 2021, mais n'a jamais été mis en service. En février 2022, lorsque la guerre a éclaté, M. Scholz a interrompu le processus de ratification du gazoduc. Nord Stream 2 contenait du gaz destiné à l'Allemagne, mais cette énorme réserve a été bloquée à l'arrivée par Scholz, manifestement sur la demande de l'administration de M. Biden.
Le 26 septembre dernier, les deux gazoducs ont été détruits par des bombes sous-marines. On ne savait pas à l'époque qui était responsable de ce sabotage, entre les accusations occidentales classiques à l'encontre de la Russie, et les démentis de cette dernière.
En février, j'ai publié un article rendu détaillé sur le rôle de la Maison Blanche dans cette attaque, en précisant notamment que l'un des principaux objectifs de Joe Biden était d'empêcher M. Scholz de revenir sur sa décision de stopper le flux de gaz russe vers l'Allemagne. La Maison Blanche a démenti mes propos et, à ce jour, aucun gouvernement n’a revendiqué la paternité de ce sabotage.
L'Allemagne a surmonté l'hiver exceptionnellement doux de l'année dernière, le gouvernement ayant accordé de généreuses subventions énergétiques aux ménages et aux entreprises. Mais depuis, la pénurie de gaz russe est le principal responsable de la hausse des coûts de l'énergie, entraînant un ralentissement de l'économie allemande, la quatrième plus puissante au monde. La crise économique a favorisé la montée de l'opposition politique à la coalition dirigée par M. Scholz. L'augmentation constante des demandes d'immigration en provenance du Moyen-Orient et d'Afrique, et le million d'Ukrainiens qui a fui vers l'Allemagne depuis le début de la guerre en Ukraine constituent un autre sujet de discorde.
Les sondages réalisés en Allemagne indiquent invariablement un profond mécontentement face à la crise économique à laquelle le pays est confronté. Une enquête de Bloomberg le mois dernier a révélé que seuls 39 % des électeurs allemands pensent que le pays restera une nation industrielle de premier plan au cours de la prochaine décennie. La dépêche citait spécifiquement les querelles politiques internes sur les mesures d'aide au chauffage domestique et professionnel, mais ne mentionnait pas la cause principale de la crise, à savoir la décision de M. Biden de faire sauter les gazoducs Nord Stream.
Un examen des rapports récents sur la crise économique dans les publications économiques allemandes, américaines et internationales - dont la plupart sont excellentes - ne fait pas état une seule fois de la destruction du gazoduc comme étant l'une des principales causes du malaise national. Je ne peux que me demander ce que Pinter aurait pensé de cette autocensure.
En juillet, Politico a rapporté que Robert Habeck, vice-chancelier et ministre de l'économie allemand, membre du parti écologiste, avait averti que le pays allait certainement être confronté à une contraction de l'économie, ainsi qu'à une transition vers l'énergie verte qui "accablerait" la population. En mai, le gouvernement allemand a annoncé que le pays était entré en récession. Selon Politico, certaines entreprises allemandes ont commencé à quitter la mère patrie, suscitant des craintes de désindustrialisation.
Selon M. Habeck, la récession pourrait s'expliquer par la hausse des prix de l'énergie, que l'Allemagne a ressentie plus intensément que d'autres pays "parce qu'elle dépendait du gaz russe bon marché". L'article ne précise pas pourquoi l'Allemagne n'est plus approvisionnée en gaz russe.
Le refus de la Maison Blanche ou des pays scandinaves - la Norvège, la Suède et le Danemark - qui ont contribué au sabotage américain déguisé des gazoducs de reconnaître leurs responsabilités s'est avéré être un atout de taille pour M. Scholz, qui a rencontré M. Biden à la Maison Blanche en février 2022, lorsque ce dernier a directement menacé de détruire Nord Stream 2. À la question de savoir comment il réagirait en cas d'invasion russe, M. Biden a répondu : "Si la Russie envahit [...] il n'y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin".
M. Scholz n'a rien déclaré publiquement, et est retourné à la Maison Blanche l'hiver dernier pour une visite privée de deux jours - les médias allemands n'étant pas conviés à bord de son avion - qui a inclus une longue rencontre en tête-à-tête avec M. Biden. Il n'y a pas eu de dîner officiel ni de conférence de presse, si ce n'est un bref échange de platitudes avec le président devant le service de presse de la Maison-Blanche, qui n'a pas été autorisé à poser des questions au président.
Comment ne pas se redemander si M. Biden avait informé le chancelier de l'imminence de l'opération en février dernier, et s'il l'avait également averti de la destruction di gazoduc en septembre dernier ? Le silence persistant de M. Scholz à propos d'un acte de sabotage contre son Etat est tout simplement sidérant, d'autant que la crise énergétique s'est intensifiée au cours des derniers mois, au détriment de la population allemande. Le blocage des gazoducs a également permis de régler un dilemme politique potentiellement désastreux pour le chancelier : si les gazoducs avaient été intacts, mais rendus inopérants sur son ordre, la pression aurait été forte de rouvrir les vannes et laisser le gaz en circulation, venant de ceux qui pensaient qu'il valait mieux tenir le peuple allemand au chaud, et lui apporter la prospérité plutôt que de soutenir la Maison Blanche, l'OTAN et Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, dans une guerre qui n'avait pas lieu d'être.
Il se peut que la Maison Blanche, en l'informant, lui ait évité un casse-tête potentiellement mortel pour sa carrière : que choisir, soutenir l'OTAN et l'Amérique dans cette guerre, ou protéger son peuple et l'industrie allemande.
En octobre dernier, Lisa Hänel, dans un reportage pour Deutche Welle, une chaîne de télévision publique, a signalé l'impact social immédiat de la pénurie de gaz russe sur la classe moyenne allemande : des travailleurs sociaux régionaux allemands lui ont confié que "de plus en plus de gens craignent de ne plus pouvoir faire face à l'augmentation des prix et du coût de l'énergie". Quant aux répercussions de la pénurie de gaz russe bon marché sur les revenus pauvres et intermédiaires, soit 18 millions de personnes en Allemagne luttant pour se chauffer et se nourrir, elle écrit qu'elles "pourraient être sévèrement frappées par l'inflation et la crise de l'énergie".
Adam Button, un analyste économique canadien qui écrit pour ForexLive.com, a publié le mois dernier un article intitulé "Les piliers de l'économie allemande s'effondrent. Trois raisons de s'inquiéter". Les trois raisons en question sont les suivantes : la production industrielle en baisse, les déficits en hausse ainsi que les coûts de l'énergie en augmentation.
La production et les exportations automobiles "sont au cœur de l'économie allemande", écrit M. Button.
"Leurs véhicules, écrit-il, ont dynamisé l'Europe et ont été des concurrents sérieux pour les États-Unis et le Japon. Mais un nouveau rival se profile à l'horizon : la Chine. L'essor du secteur de la construction automobile en Chine concerne tous les secteurs, mais le modèle allemand, sensible aux exportations, est peut-être le plus menacé par les véhicules électriques chinois. Dans le meilleur des cas, il s'agit d'une redoutable concurrence qui réduit les marges et affaiblit l'Allemagne. Dans le pire des cas, elle fait disparaître l'industrie clé. à hauts revenus de l'Allemagne".
Selon l'analyse de M. Button, la fourniture d'énergie bon marché, produite par Nord Stream I, joue également un rôle :
“Le modèle économique allemand consiste à exporter des produits manufacturés, avec la Chine pour marché cible. La concurrence de la Chine est déjà un obstacle majeur, mais elle est aggravée par l'augmentation du coût de l'énergie. L'Allemagne a survécu à l'hiver 2023 mieux que je ne le pensais, mais ce fut grâce à d'importantes subventions, et une météo clémente. Or, ce n'est pas une formule viable à long terme et, à part les discours fantaisistes sur l'hydrogène, je ne vois pas comment l'Allemagne pourrait s'affranchir des importations coûteuses de GNL [gaz naturel liquéfié]", explique-t-il.
La semaine dernière, le ministre allemand de l'économie, Robert Habeck, a fait part d'une dure réalité. Il a déclaré que l'Allemagne allait connaître cinq années difficiles avec la désindustrialisation due au coût élevé de l'énergie. Il a appelé à davantage de subventions aux énergies, afin d'assurer la transition jusqu'en 2030, date à laquelle il estime que les énergies vertes prendront le relais.
Le problème est d'ordre budgétaire. Les pays de la zone euro sont contraints à des déficits inférieurs à 3 %. L'Allemagne affiche actuellement un déficit de 4,25 %, contre 2,6 % il y a un an. Selon les estimations du ministère des finances, le déficit devrait tomber à 0,75 % en 2026, mais cela implique que toutes les subventions à l'énergie soient supprimées. C'est là que le bât blesse : soit on supprime les subventions et on perd l'industrie, soit on subventionne et on enfreint les règles en matière de déficit.
Pendant des années, l'Allemagne a été le gendarme du système de déficit, et les pays voisins pourraient souhaiter lui rendre un peu la monnaie de sa pièce. De plus, le public allemand est réputé pour son esprit d'austérité. Le problème est que même si des subventions substantielles sont maintenues, l'industrie allemande subit de fortes pressions. En fait, il faudrait au contraire augmenter les subventions. . .
Des possibilités de fortes subventions existent, mais le gouvernement doit décider si ces mesures fiscales iront à l'industrie, à la transition écologique ou à une combinaison de ces deux éléments. L'idéal serait d'ouvrir les vannes, mais je crains que le vieil instinct de la dépense ne l'emporte et ne condamne l'économie allemande.
Le tarissement du gaz russe bon marché a également affecté la multinationale allemande de produits chimiques BASF, qui emploie plus de 50 000 personnes en Allemagne. L'entreprise a annoncé une série de compressions depuis la destruction des gazoducs. Des milliers de travailleurs ont été licenciés, et l'entreprise a fermé l'une de ses principales infrastructures. Un article de presse sur ces compressions explique que la guerre en Ukraine
"a fortement réduit l'approvisionnement en gaz naturel en Europe et augmenté la facture énergétique de BASF pour le continent à hauteur de 2,9 milliards de dollars en 2022".
L'article de M. Button, comme tous les autres analysés pour le présent article, ne mentionne pas la cause principale de la baisse de l'approvisionnement en gaz naturel. Il ne dit pas non plus que c'est la destruction des gazoducs qui a contraint BASF à modifier son projet d'investissement de 11 milliards de dollars dans un complexe ultramoderne, présenté comme la référence en matière de production durable. Le complexe sera implanté en Chine.
"Nous sommes de plus en plus inquiets quant à notre marché domestique", a expliqué Martin Brudermüller, directeur général, à ses actionnaires en avril dernier. "La rentabilité est loin d'être au rendez-vous". Il a ajouté que l'entreprise avait perdu près de 143 millions de dollars en Allemagne l'année dernière, après plusieurs décennies de bénéfices constants.
Pinter, mort en 2008, aurait savouré l'ironie des tentatives de l'administration Biden de préserver son investissement politique et économique dans l'effort de guerre ukrainien contre la Russie, donnant peut-être un coup de pouce à la Chine, l'autre ennemi juré de la Maison-Blanche.
L'auteur tient à remercier Mohamed Elmaazi, de Londres, pour ses remarquables travaux de recherche.