👁🗨 Seymour Hersh : Le coup de folie de Prigozhin
“Plutôt que de déclencher une crise & traduire ce trou du cul [Prigojine] en cour martiale, Moscou lui a simplement coupé les vivres, le condamnant ainsi à une mise en veilleuse. Plutôt astucieux.”
👁🗨 Le coup de folie de Prigozhin
La "révolte" russe qui n'en était pas une affermit la position de Poutine
Par Seymour Hersh, le 29 juin 2023
L'administration Biden a connu quelques jours de gloire le week-end dernier. Le désastre en cours en Ukraine a disparu des gros titres au profit de la "révolte", comme l'a titré le New York Times, d'Evgeniy Prigozhin, chef du Groupe Wagner, un mercenaire.
L'attention s'est déplacée de la contre-offensive ratée de l'Ukraine à la menace que Prigozhin fait peser sur le contrôle de Poutine. Comme le titrait le Times, “La révolte soulève une question brûlante : Poutine pourrait-il céder le pouvoir ?” Le chroniqueur du Washington Post, David Ignatius, a formulé l'évaluation suivante : "Poutine a contemplé l'abîme samedi, et a cligné des yeux.”
Le secrétaire d'État Antony Blinken - l'homme de confiance de l'administration en temps de guerre, qui, il y a quelques semaines, évoquait fièrement son engagement à ne pas rechercher de cessez-le-feu en Ukraine - est apparu dans l'émission Face the Nation de la chaîne CBS pour donner sa propre version de la réalité : "Il y a seize mois, les forces russes pensaient pouvoir rayer de la carte l'Ukraine en tant que pays indépendant", a déclaré M. Blinken. "Au cours du week-end, elles ont dû défendre Moscou, la capitale de la Russie, contre des mercenaires préparés par Poutine lui-même. . . . C'était un défi direct à l'autorité de Poutine. . . . Voilà qui témoigne de vraies failles".
Blinken, qui n'a pas été contredit lors de l'interview par Margaret Brennan, sachant qu'il ne le serait pas - sinon pourquoi aurait-il participé à l'émission - a poursuivi en suggérant que la défection du leader cinglé de Wagner serait une aubaine pour les forces ukrainiennes, dont le massacre par les troupes russes se poursuivait au moment même où il parlait. " Si cette défection constitue une véritable distraction pour Poutine et pour les autorités russes, qui doivent surveiller - en quelque sorte - leurs arrières alors qu'ils tentent de faire face à la contre-offensive en Ukraine, je pense que cela ouvre des perspectives encore plus intéressantes aux Ukrainiens pour réaliser des avancées sur le terrain. "
Blinken, à ce moment-là, parlait-il au nom de Joe Biden ? Devons-nous comprendre que c'est ce que croit son chef ?
Nous savons maintenant que la révolte de Prigozhin, personnage chroniquement instable, s'est effondrée en l'espace d'une journée, qu'il s'est enfui au Belarus, avec la garantie de ne pas être poursuivi, et que son armée de mercenaires a été incorporée à l'armée russe. Il n'y a pas eu de marche sur Moscou, ni de menace significative pour le pouvoir de Poutine.
On peut plaindre les chroniqueurs de Washington et les correspondants chargés de la sécurité nationale qui semblent s'appuyer fortement sur les briefings officiels des fonctionnaires de la Maison Blanche et du Département d'État. Compte tenu des conclusions publiées à l'issue de ces briefings, ces responsables semblent incapables de regarder en face la réalité de ces dernières semaines, ni le désastre total subi par la contre-offensive de l'armée ukrainienne.
Voici donc un aperçu de ce qui se passe réellement, qui m'a été fourni par une source bien informée au sein de la communauté du renseignement américain :
"J'ai pensé que je pourrais clarifier un peu la situation. Tout d'abord, et c'est le plus important, Poutine dispose aujourd'hui d’une position beaucoup plus solide. Dès janvier 2023, nous savions qu'un affrontement entre les généraux, soutenus par Poutine, et Prigo, appuyé par des extrémistes ultranationalistes, était inévitable. C'est le sempiternel conflit entre les forces "spéciales" et une armée régulière imposante, lente, maladroite et dépourvue d'imagination. L'armée gagne toujours, parce qu'elle détient les moyens périphériques qui rendent la victoire possible, qu'elle soit offensive ou défensive, et surtout parce qu'elle contrôle la logistique. Les forces spéciales se considèrent comme le principal atout offensif. Lorsque la stratégie globale est offensive, l'armée tolère leur orgueil et leurs coups de gueule, car les forces spéciales sont prêtes à prendre des risques considérables et à en payer le prix fort. Une offensive réussie nécessite une forte implication en termes d'hommes et d'équipements. Une défense réussie, en revanche, exige de ménager ces ressources.
"Les membres de Wagner ont été le fer de lance de la première offensive russe en Ukraine. Ils étaient les 'petits hommes verts'. Lorsque l'offensive s'est transformée en une attaque généralisée de l'armée régulière, Wagner a continué à apporter son aide, mais a dû, à contrecœur, se mettre en retrait pendant la période d'instabilité et de réajustement qui a suivi. Prigo, pas vraiment une midinette, a pris l'initiative d'augmenter ses effectifs et de stabiliser son secteur.
"L'armée régulière a bien accueilli leur aide. Prigo et Wagner, comme c'est l'habitude des forces spéciales, ont pris la vedette et se sont attribués le mérite d'avoir stoppé les Ukrainiens honnis. La presse s'en est emparée. Pendant ce temps, la grande armée et Poutine ont lentement modifié leur stratégie, passant d'une conquête offensive de la grande Ukraine à la défense de ce qu'ils détenaient déjà. Prigo a refusé d'accepter cette évolution et a poursuivi l'offensive contre Bakhmut. Et c'est là que le bât blesse. Plutôt que de déclencher une crise publique et de traduire ce trou du cul [Prigojine] en cour martiale, Moscou lui a simplement coupé les vivres, et l'a laissé épuiser ses ressources humaines et sa puissance de feu, le condamnant ainsi à une mise en veilleuse. Après tout, même s'il est très malin sur le plan financier, il reste avant tout l'ancien propriétaire d'une baraque à hot-dogs, sans aucune réussite politique ou militaire.
"Ce que nous ne savions pas, c'est qu'il y a trois mois, Wagner a été évacué du front Bakhmut et expédié dans une caserne désaffectée au nord de Rostov-sur-le-Don [dans le sud de la Russie] pour y être démobilisé. L'équipement lourd a été en grande partie redistribué et la force a été réduite à environ 8 000 hommes, dont 2 000 sont partis pour Rostov, escortés par la police locale.
"Poutine a pleinement soutenu l'armée qui a laissé Prigo se ridiculiser et disparaître dans la honte. Tout cela sans que Poutine n'ait à souffrir militairement, ni à être confronté à une impasse politique avec les fondamentalistes, qui étaient d'ardents admirateurs de Prigo. Plutôt astucieux".
On constate un fossé énorme entre les évaluations de la situation faites par les professionnels de la communauté américaine du renseignement et ce que la Maison Blanche et les médias dociles de Washington transmettent à l'opinion publique, en reproduisant sans aucun esprit critique les affirmations de Blinken et de ses cohortes de fanatiques.
Les statistiques actuelles du champ de bataille qui m'ont été communiquées suggèrent que la politique étrangère globale de l'administration Biden pourrait être menacée en Ukraine. Elles suscitent également des interrogations quant à l'implication de l'alliance de l'OTAN, qui a fourni aux forces ukrainiennes l'entraînement et les armes nécessaires à la contre-offensive actuelle, qui tarde à se concrétiser. J'ai appris qu'au cours des deux premières semaines de l'opération, l'armée ukrainienne n'a repris que 44 kilomètres carrés du territoire précédemment détenu par l'armée russe, dont une grande partie en terrain découvert. En revanche, la Russie contrôle désormais 40 000 kilomètres carrés de territoire ukrainien. On m'a dit qu'au cours des dix derniers jours, les forces ukrainiennes n'ont pas réussi à percer les défenses russes de manière significative. Elles n'ont récupéré que deux kilomètres carrés supplémentaires de territoires saisis par les Russes. A ce rythme, a déclaré un fonctionnaire bien informé, il faudrait 117 ans aux militaires de Zelensky pour débarrasser le pays de l'occupation russe.
Ces derniers jours, la presse de Washington semble prendre lentement conscience de l'ampleur du désastre, mais rien n'indique publiquement que le président Biden et ses principaux collaborateurs à la Maison Blanche, ainsi que les collaborateurs du département d'État, aient compris la situation.
Poutine a désormais le contrôle total, ou presque, des quatre oblasts ukrainiens - Donetsk, Kherson, Lubansk, Zaporizhzhia - qu'il a publiquement annexés le 30 septembre 2022, sept mois après le début de la guerre. La prochaine étape, en supposant qu'il n'y ait pas de miracle sur le champ de bataille, dépendra de Poutine. Il pourrait simplement s'arrêter là où il est, et voir si la réalité militaire sera acceptée par la Maison Blanche, et si un cessez-le-feu va être envisagé, avec l'ouverture de négociations officielles sur la fin de la guerre. Des élections présidentielles auront lieu en avril prochain en Ukraine, et le dirigeant russe pourrait rester sur place et attendre qu'elles aient lieu, si elles ont lieu. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a déclaré qu'il n'y aurait pas d'élections tant que le pays serait soumis à la loi martiale.
Les problèmes politiques de Joe Biden, en ce qui concerne l'élection présidentielle de l'année prochaine, sont aigus et évidents. Le 20 juin, le Washington Post a publié un article basé sur un sondage Gallup sous le titre "Biden n'aurait pas dû devenir aussi impopulaire que Trump, et pourtant il l'est". L'article accompagnant le sondage, rédigé par Perry Bacon Jr, indique que Joe Biden bénéficie d'un "soutien quasi unanime au sein de son propre parti, d'un soutien quasi inexistant de la part du parti d'opposition et de résultats épouvantables parmi les indépendants.” M. Biden, comme les précédents présidents démocrates, écrit M. Bacon, a du mal à "établir la connexion avec les électeurs les plus jeunes et les moins engagés". M. Bacon n'avait rien à dire sur le soutien de M. Biden à la guerre en Ukraine, car le sondage n'a visiblement soulevé aucune question sur la politique étrangère de l'administration.
Les démocrates du Congrès qui soutiennent le président, mais désapprouvent sa volonté de dilapider des milliards d'euros en Ukraine dans l'espoir d'un miracle qui ne se produira pas, ont intérêt à prendre conscience du désastre qui se profile à l'horizon en Ukraine, ainsi que de ses implications politiques. Le soutien des démocrates à la guerre est un autre exemple du désengagement croissant du parti vis-à-vis de la classe ouvrière. Ce sont leurs enfants qui ont combattu dans les guerres d'hier et d'aujourd'hui et qui pourraient être amenés à combattre dans les guerres futures. Ces électeurs sont de plus en plus nombreux à se détourner des démocrates, au fur et à mesure qu'ils se rapprochent des classes intellectuelles et aisées.
Si vous avez le moindre doute sur les changements sismiques en cours dans la politique actuelle, je vous recommande de lire Thomas Frank, l'auteur acclamé du best-seller de 2004 “What’s the Matter with Kansas? How Conservatives Won the Heart of America” [Que se passe-t-il au Kansas ? Comment les conservateurs ont conquis le cœur de l'Amérique], un livre qui explique pourquoi les électeurs de cet État se sont détournés du parti démocrate et ont voté contre leurs propres intérêts économiques. Frank a récidivé en 2016 avec son livre “Listen, Liberal: Or, Whatever Happened to the Party of the People?” [“Libéraux, restez vigilants. Ou qu'est-il advenu du parti du peuple ?] Dans une postface à l'édition de poche, il décrit comment Hillary Clinton et le parti démocrate ont reproduit - et même amplifié - les erreurs commises au Kansas avant de perdre une élection gagnée d'avance face à Donald Trump.
Joe Biden devrait peut-être faire preuve de prudence et parler franchement de la guerre et des divers problèmes qu'elle pose à l'Amérique, en expliquant pourquoi les quelque 150 milliards de dollars que son administration a débloqués jusqu'à présent se sont avérés être un très mauvais investissement.