đâđš Seymour Hersh : Le lieutenant hippie
Ils ont engrangĂ© des images les laissant sâenliser toujours plus profondĂ©ment dans le bourbier du dĂ©senchantement, de vĂ©ritables cancers, sapant la force d'Ăąme de cette nation autrefois si prospĂšre.
đâđš Le lieutenant hippie
La vision sans complaisance d'un soldat sur la vie et les combats au ViĂȘt Nam
Par Seymour Hersh, le 31 août 2023
Mon article de la semaine derniĂšre sur le gĂ©nĂ©ral Tony Taguba, la prison d'Abu Ghraib et les risques encourus Ă dire la vĂ©ritĂ© a suscitĂ© plus de rĂ©actions que d'habitude, y compris de la part d'un lecteur, Anthony St John, auteur d'un extraordinaire manuscrit inĂ©dit. Ce brillant et ardent patriote diplĂŽmĂ© de l'universitĂ© Saint-Bonaventure, dans le nord de l'Ătat de New York, croyait en l'AmĂ©rique et en la nĂ©cessitĂ© de lutter contre le communisme au Sud-Vietnam. Il a intĂ©grĂ© le ROTC [Reserve Officers Training Corps, une organisation militaire chargĂ©e de l'entraĂźnement des officiers de rĂ©serve des forces armĂ©es des Ătats-Unis et aussi une " porte d'entrĂ©e " dans cette mĂȘme armĂ©e, sans passer par le long parcours des acadĂ©mies militaires, comme West Point] en tant qu'Ă©tudiant, et aprĂšs une annĂ©e de formation d'officier, il est entrĂ© dans l'armĂ©e en tant que sous-lieutenant. Il a terminĂ© son service au milieu de l'annĂ©e 1968 en tant que Premier lieutenant au combat dans la Division amĂ©ricaine, de loin l'affectation la moins dĂ©sirable de cette guerre, et la division dont le moral Ă©tait le plus bas. C'est une compagnie de la division amĂ©ricaine responsable du massacre de My Lai, qui a coĂ»tĂ© la vie Ă prĂšs de cinq cents paysans en mars 1968. Des horreurs que j'ai rĂ©vĂ©lĂ©e en tant que jeune journaliste dix-huit mois plus tard. St. John n'a rien su de cette monstruositĂ©, mais son manuscrit, intitulĂ© The Hippie Lieutenant, dit la vĂ©ritĂ© sur la vie quotidienne des "grunts" [âgrognardsâ], les jeunes hommes enrĂŽlĂ©s ou volontaires pour combattre. John, qui vit aujourd'hui prĂšs de Florence, en Italie, oĂč il enseigne l'anglais, a beaucoup Ă dire sur le manque d'intĂ©gritĂ©, selon lui, du corps des officiers, mais c'est dans la description de la vie des GI's dans les jungles Ă triple canopĂ©e du Sud-Vietnam que le livre est le plus intĂ©ressant.
En voici un extrait, avec l'autorisation de l'auteur :
En eaux troubles
Ă trois heures du matin, par une nuit de novembre 1967 baignĂ©e de lune, la compagnie Bravo et moi-mĂȘme Ă©tions immergĂ©s jusquâau torse dans les eaux troubles d'un fossĂ© d'irrigation adjacent Ă une riziĂšre, quelque part prĂšs de la frontiĂšre cambodgienne. Nous avions Ă©tĂ© appelĂ©s au milieu de la nuit parce que le S-3, l'officier des opĂ©rations de notre bataillon d'infanterie, avait reçu un rapport du "renseignement" indiquant la prĂ©sence massive de l'ennemi Ă une dizaine de kilomĂštres de notre position en soirĂ©e. Au rythme des gĂ©missements des cent vingt hommes qui mastiquaient et mĂąchouillaient comme des Ă©dentĂ©s, l'unitĂ© avançait prudemment, mais bruyamment sur les sentiers, et pataugeait dans la boue visqueuse du long et Ă©troit boyau de la tranchĂ©e.
Ă droite sâĂ©tendaient des hectares et des hectares de riziĂšres, et Ă gauche sâĂ©levait un Ă©pais rideau de jungle en apparence impĂ©nĂ©trable. Les reflets de lune se rĂ©flĂ©chissaient sur les eaux des riziĂšres, sur les feuilles parfois brillantes des sous-bois de la jungle, et sur le cou et les mains humides et luisantes des hommes qui progressaient, extĂ©nuĂ©s, dans la nuit. FTA [F.T.A. est un documentaire sur une tournĂ©e thĂ©Ăątrale de la troupe FTA (Free Theater Associates) montĂ©e entre autres par Mike Nichols et Donald Sutherland, ainsi que des militants contre la guerre du Vietnam]. Certains hommes maintenaient leurs armes et leurs munitions au-dessus de la tĂȘte pour garder leur Ă©quipement de combat au sec ; la plupart s'en moquaient, et laissaient leurs armes sombrer, les bras affaiblis, dans les eaux grasses.
Il ne fallut pas longtemps pour que les sangsues grimpent le long des jambes jusqu'Ă l'entrejambe et le dos des grunts Ă©puisĂ©s et furieux. Il n'y avait aucun moyen de les enlever, lĂ oĂč ils se trouvaient. Les allumettes waterproof ne pouvaient pas ĂȘtre allumĂ©es, car elles auraient pu rĂ©vĂ©ler la position de la compagnie, et les insectifuges brĂ»lants ne pouvaient pas ĂȘtre appliquĂ©s dans les eaux noires.
Soudain, une peur panique a gagnĂ© la compagnie, les hommes s'efforçant vainement d'arracher les ventouses qui s'Ă©taient incrustĂ©es dans les cuisses, les mollets, les Ă©paules et mĂȘme sur la peau sensible du scrotum. L'unitĂ© Ă©tait hors de contrĂŽle. Elle Ă©tait terrorisĂ©e. Des serpents ont Ă©galement Ă©tĂ© aperçus dans le cours d'eau marĂ©cageux. Quelques hommes ont sautĂ© hors de l'eau sur le sol gluant et enracinĂ© bordant le cĂŽtĂ© gauche du canal d'irrigation. Ils se sont dĂ©barrassĂ©s de leurs armes et ont couru, dĂ©sorientĂ©s, dans les fourrĂ©s avoisinants oĂč ils ont arrachĂ© leurs chemises de treillis, puis leurs bottes, puis leurs pantalons, et se sont attaquĂ©s aux suceurs de sang Ă l'aide de couteaux, d'anti-moustiques et de mĂ©gots de cigarettes enflammĂ©s en dĂ©pit du rĂšglement et du bon sens, tout en alertant les Ă©claireurs furtifs d'un rĂ©giment de l'armĂ©e du Nord-Vietnam, infiltrĂ©s dans la mĂȘlĂ©e entre les grognards et les sangsues.
MalgrĂ© les consignes et les ordres des commandants de compagnie - ils pouvaient aller se faire f***** - les hommes ont poursuivi leur marche, refusant de rĂ©intĂ©grer la tranchĂ©e pleine d'eau qui leur arrivait jusqu'au cou. Au lieu de cela, ils avançaient Ă tĂątons sur les berges boueuses et humides, tombant parfois dans l'eau lorsqu'ils glissaient sur les racines des arbres adjacents aux berges de l'Ă©troit canal. La progression Ă©tait sĂ©rieusement entravĂ©e et, peu de temps aprĂšs, le S-3 a transmis par radio son irritation et sa crainte d'ĂȘtre relevĂ© de son commandement si le commandant de la compagnie n'atteignait pas son objectif sans tarder. En fait, je me sentais vraiment dĂ©solĂ© pour le commandant, mais j'Ă©tais content de ne pas ĂȘtre Ă sa placet. Le commandant ne pouvait rien faire pour accĂ©lĂ©rer le rythme des hommes. Il savait que leur moral Ă©tait trĂšs instable et, se gardant d'ĂȘtre aussi autoritaire qu'il aurait dĂ» l'ĂȘtre, il n'a rien fait pour les inciter Ă progresser, ce qui aurait pu provoquer une panique plus grande encore, et peut-ĂȘtre mĂȘme une insurrection. Il rĂ©flĂ©chissait, Dieu merci. Il savait pertinemment que ses hommes Ă©taient en proie Ă une hystĂ©rie collective, et la fragilitĂ© de la situation ainsi que le ton irritĂ© du S-3 maintenaient le commandant en alerte, car il s'attendait au pire de la part de ses hommes indisciplinĂ©s et terrorisĂ©s au plus haut point.
Et la terreur s'est encore intensifiĂ©e. Le petit matin - l'Ă©clairage Ă©tait quasi inexistant - est propice aux hallucinations. D'Ă©tranges visions apparurent Ă beaucoup d'hommes Ă©puisĂ©s qui voyaient dans les profondeurs de la forĂȘt des choses qui n'existaient pas. Le clair de lune et les fourrĂ©s de la jungle se conjuguaient pour gĂ©nĂ©rer d'Ă©tranges illusions. Un homme prit un buffle d'eau pour un soldat ennemi, mais lorsqu'il leva son fusil trempĂ© pour lui tirer dessus, l'arme ne fonctionna pas. Les hommes Ă©taient hagards et irritables. Les cris de dĂ©sespoir et les chutes du haut des berges dans le fossĂ© d'irrigation rendaient la situation pathĂ©tique, et absurde. Le soulagement vint enfin, vers l'aube, lorsque le cheminement le long cours du cours d'eau, si pĂ©nible pendant ces deux longues et horribles heures, prit fin, et que les hommes - dĂ©couvrant, Ă l'aube, leurs piqĂ»res de sangsues, leur peau et leurs vĂȘtements ensanglantĂ©s - s'Ă©tendirent, Ă©puisĂ©s, Ă mĂȘme le sol, et Ă©changĂšrent des propos confus. La plupart des grunts Ă©taient en train de prĂ©parer le petit-dĂ©jeuner, tandis que dâautres tentaient de sĂ©cher leurs armes et autres Ă©quipements vitaux, dans un vain effort pour retrouver leur sĂ©rĂ©nitĂ© de soldat qui, au cours des deux derniĂšres heures, avait chutĂ© au plus bas. Le commandant Ă©tait dĂ©primĂ©, incapable de communiquer. Il savait que âses hommesâ n'Ă©taient pas vraiment des soldats, juste de jeunes hommes terrorisĂ©s. Il savait quâils seraient totalement inefficaces en cas de contact avec l'ennemi. Il savait que rien nâallait plus.
[Le lendemain matin, les hommes, épuisés par l'attaque des sangsues, se sont réveillés au son d'une soudaine salve d'artillerie au loin. La compagnie reçut l'ordre de se mettre immédiatement en route pour soutenir les camarades américains attaqués].
Dans le chaos, les hommes de la compagnie Bravo, en train d'arracher les sangsues dans un fossĂ© d'irrigation, ont vu les corps de la compagnie Charlie ĂȘtre ramenĂ©s et inscrits sur le registre des sĂ©pultures. Ils ont vu des unitĂ©s de jeunes soldats recevoir des ordres de colonels et de majors, puis ĂȘtre envoyĂ©s dans les montagnes environnantes pour attaquer l'ennemi par leurs flancs. Ils ont vu les Marines rĂ©agir avec une efficacitĂ© et un professionnalisme sidĂ©rants. Ils ont entendu les batteries d'artillerie tirer des salves sur les positions ennemies et, trĂšs probablement, sur des GI amĂ©ricains. Ils ont regardĂ© les nuages gris dans le ciel, et se sont prĂ©parĂ©s au dĂ©luge de la fin de l'aprĂšs-midi. Ils ont observĂ© les sapeurs poser tĂŽles sur tĂŽles sur la surface dĂ©gradĂ©e de la piste d'atterrissage dĂ©gagĂ©e quelques minutes plus tĂŽt. Ils ont rempli des sacs de sable gris avec des monticules de terre rougeĂątre, et ont participĂ© Ă la construction d'un camp militaire des plus modernes au pied des montagnes bordant le Cambodge et le Laos. Ils ont regardĂ© les hĂ©licoptĂšres Chinook atterrir avec les blessĂ©s. Ils ont vu des hommes sur des civiĂšres plonger leurs mains dans les intestins qui sortaient de leurs entrailles. Ils ont vu des hommes sans visage. Ils ont vu des hommes sans bras, sans jambes. Ils ont vu des hommes qui ne marcheraient plus jamais parce que leur colonne vertĂ©brale avait Ă©tĂ© brisĂ©e par les balles. Ils ont vu des hommes brĂ»lĂ©s au napalm. Ils ont vu des hommes entrer dans les tentes de premiers secours, portant eux-mĂȘmes leurs propres perfusions. Ils ont vu des hommes dont le cerveau avait explosĂ©. Ils ont vu des hommes dont les yeux Ă©taient bandĂ©s de gaze ensanglantĂ©e. Ils ont regardĂ©, regardĂ©, et regardĂ© encore, tout en remplissant des sacs de sable, envahis par la honte de ne pas avoir retrouvĂ© Ă temps la compagnie Charlie, et par le soulagement de ne pas avoir Ă©tĂ© pris dans l'horrible mĂȘlĂ©e du combat.
Ils ont captĂ© des scĂšnes de guerre qui leur feraient dire adieu au droit de vote dans leur propre pays, tant ils se rendaient compte qu'ils avaient Ă©tĂ© exploitĂ©s pour servir les intĂ©rĂȘts de l'injustice et de l'absence d'Ă©thique. Ils ont gardĂ© des images dont les dirigeants politiques se moqueraient aprĂšs la "guerre", lorsqu'il serait de bon ton de considĂ©rer le ViĂȘt Nam comme une erreur "diplomatique et militariste" Ă mettre aux oubliettes pour que les schĂ©mas de rĂ©fĂ©rence Ă©conomiques et militaires puissent continuer Ă fonctionner normalement. Ils ont captĂ© des images dont se moqueraient leurs compatriotes qui, aprĂšs avoir toujours dĂ©daignĂ© les faits de la PremiĂšre Guerre mondiale, de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de CorĂ©e, chercheraient Ă faire oublier Ă tout jamais le ViĂȘt-nam Ă leurs supĂ©rieurs hiĂ©rarchiques. Ils ont mĂ©morisĂ© des images gĂ©nĂ©rant tant de souffrances que les psychiatres ont qualifiĂ© leur comportement de syndrome, le syndrome post-Vietnam, PVS pour les formulaires d'enregistrement psychiatrique. Ces hommes, rĂ©agissant dĂ©sespĂ©rĂ©ment aux horreurs du ViĂȘt Nam et au dĂ©sespoir de leur propre peuple, allaient ĂȘtre cataloguĂ©s par des experts nationaux en santĂ© mentale et redirigĂ©s vers d'autres vĂ©tĂ©rans atteints de syndromes post-guerre qui, dans des salles communes des vĂ©tĂ©rans des guerres Ă©trangĂšres et de la LĂ©gion amĂ©ricaine, s'enivraient du syndrome de l'aprĂšs-PremiĂšre Guerre mondiale, de l'aprĂšs-Seconde Guerre mondiale, de l'aprĂšs-Guerre de CorĂ©e. Ils ont engrangĂ© des images qui les allaient les pousser Ă adhĂ©rer Ă toute prise de position nĂ©gatives sur leur patrie, sâenlisant toujours plus profondĂ©ment dans le bourbier du dĂ©senchantement et du nihilisme qui allaient se propager dans tous les pans de la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine, qui cherchait elle non pas Ă affronter la rĂ©alitĂ© du ViĂȘt Nam, mais plutĂŽt Ă gommer une erreur nationale malavisĂ©e qui a privĂ© les Ătats-Unis dâune bonne part dâun prestige historique aux yeux des autres nations. Ils ont absorbĂ© des images qui allaient devenir de vĂ©ritables cancers, sapant la force d'Ăąme d'une nation autrefois vitale, qui ne reprĂ©sente mĂȘme pas 5 % de la population mondiale, mais un pourcentage bien plus Ă©levĂ© des richesses de ce monde.