👁🗨 Seymour Hersh : Les chaînes éternelles de Gitmo
Aucun des anciens détenus n'a été indemnisé par les USA pour ces crimes systématiques de restitutions extraordinaires, torture, traitements cruels, inhumains & dégradants, et de détention arbitraire.
👁🗨 Les chaînes éternelles de Gitmo
Un rapport de l'ONU fait état d'abus persistants dans la prison américaine.
Par Seymour Harsh, le 5 juillet 2023
Un autre rapport peu connu vient d'être publié sur les excès et l'inhumanité persistants à Guantánamo Bay, la prison militaire américaine de l'après-11 septembre qui, il y a seulement vingt ans, établissait la norme en matière de crimes de guerre - une norme désormais éclipsée par la guerre en Ukraine.
L'auteur du rapport est Fionnuala D. Ní Aoláin, rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection des droits de l'homme dans la lutte antiterroriste, professeur de droit à l'université du Minnesota et à l'université Queens de Belfast, et enquêtrice expérimentée dans le domaine des droits de l'homme. Elle a basé son rapport sur une visite de quatre jours à la prison de l'île en février dernier. Elle a bénéficié d'un accès exceptionnel aux trente-quatre prisonniers toujours en captivité, dont la plupart ont été reconnus coupables de s'être simplement trouvés au mauvais endroit, en Afghanistan, au mauvais moment. Aujourd'hui, trente prisonniers sont toujours détenus à Guantánamo, et seize d'entre eux sont prêts à être libérés.
Ní Aoláin est une fine observatrice. Elle est le premier fonctionnaire des Nations unies autorisé à se rendre dans la prison. Elle reconnaît que les conditions de vie des prisonniers encore incarcérés se sont considérablement améliorées ces dernières années, au fur et à mesure que les prisonniers se faisaient moins nombreux, mais ces améliorations, écrit-elle, sont entravées, pour ceux qui sont encore emprisonnés, par les "effets cumulés des restitutions, disparitions, détentions au secret, tortures et mauvais traitements systématiques, et du maintien en détention", qui "ont eu des conséquences psychologiques et physiques extrêmement sévères, et ce à long terme". Elle est particulièrement critique, comme l'ont été d'anciens observateurs, à l'égard de ce qu'elle considère comme "de graves déficiences structurelles et institutionnelles dans la prise en charge actuelle". Elle associe ces préoccupations à l'observation inédite des soins médicaux et psychiatriques dispensés qui "peuvent déclencher chez certains détenus des traumatismes antérieurs liés à la torture et à des traitements cruels, inhumains et dégradants". Elle note que l'absence de soins dispensés par le gouvernement américain à ces détenus "exacerbe l'impact des atroces châtiments ou thérapies subis antérieurement et en prolonge les conséquences".
Dans sa conclusion, Ní Aoláin note que tous les détenus actuels ou les ex-détenus qu'elle a rencontrés parlent avec amertume de la perception du public selon laquelle ils sont "les pires des pires", bien que la plupart d'entre eux n'aient jamais été "inculpés, et encore moins condamnés, pour quelque crime que ce soit". Elle ajoute : "Aucun des anciens détenus n'a été indemnisé par le gouvernement américain pour les crimes systématiques que représentent les restitutions extraordinaires, la torture, les traitements cruels, inhumains et dégradants, et la détention arbitraire".
Son rapport exhaustif n'a guère fait parler de lui aux États-Unis, à l'exception d'un résumé rédigé par la journaliste Carol Rosenberg du New York Times, qui a fait de Guantánamo et de ses excès son cheval de bataille, et d'un article de l'Associated Press publié dans le Miami Herald. Je n'ai pas pu joindre Ní Aoláin, actuellement en mission pour un mois, mais la semaine dernière, elle a accordé une brève interview à PBS NewsHour. À la question de savoir pourquoi, selon elle, le gouvernement américain "devrait présenter des excuses aux détenus responsables de l'attentat le plus meurtrier de l'histoire des États-Unis", elle a répondu :
"Ceux qui ont torturé [à Guantánamo et ailleurs] ont bafoué les droits des victimes, en veillant à ce qu'elles ne puissent pas bénéficier d'un procès équitable. . . . Les victimes du terrorisme ont droit à des excuses pour la torture, car c'est la torture même qui a été pratiquée, parfois en leur nom, qui les a empêchées d'assurer le plein exercice de leurs droits.
“Soyons clairs. La torture est le crime le plus flagrant et le plus odieux qui soit. Même dans un contexte de guerre, nous n'acceptons pas que l'on puisse torturer. Nous le disons à la Russie. Nous le disons à la Chine. Nous le disons à de très nombreux pays à travers le monde. . . . Vous n'avez pas le droit de torturer”.
L'administration Biden, manifestement consciente que les Américains se soucient peu de Guantánamo et de ceux qui y ont été emprisonnées à tort, a laissé le soin à l'ambassadrice de l'ONU, Michèle Taylor, de réagir au rapport. Dans sa réponse, elle a essentiellement déclaré que Ní Aoláin avait tout faux.
L'administration Biden, manifestement consciente que les Américains se soucient peu de Guantánamo et de tous ceux qui y ont été emprisonnés à tort, a chargé l'ambassadrice de l'ONU, Michèle Taylor, de réagir à ce rapport. Dans ses conclusions, elle a déclaré que Ní Aoláin se trompait sur toute la ligne.
"Nous nous engageons à garantir un traitement sécurisé et humain aux détenus (...), en pleine conformité avec le droit international et le droit national des États-Unis. Les détenus vivent en collectivité et préparent leurs repas ensemble ; ils bénéficient de soins médicaux et psychiatriques spécialisés ; ils ont pleinement accès à leurs avocats et communiquent régulièrement avec les membres de leur famille".
Le mois dernier, le président Biden a publié une déclaration dans laquelle il affirme que son administration s'oppose à "toute forme de traitement inhumain" et qu'elle s'engage à "éradiquer la torture, et assister les survivants de la torture dans leur guérison et leur quête de justice". Il a cité les abus commis par l'armée russe en Ukraine et sur le territoire même de la Russie, par le gouvernement de Bachar el-Assad en Syrie, ainsi que des rapports faisant état de "châtiments cruels, inhumains et dégradants" de la part du gouvernement nord-coréen.
Dans le rapport de Ní Aoláin, un passage illustre de manière particulièrement frappante l'horreur insensée de Guantánamo, hier et aujourd'hui. Revenez sur la photo en tête de cet article. Elle présageait de l'inhumanité réservée à la première vague de terroristes présumés d'Al-Qaïda. Comme nous le savons aujourd'hui, nombre de ces prisonniers ont été capturés en Afghanistan par des agents de la CIA et des troupes des forces spéciales, sous la pression de la colère et de la peur des Américains au lendemain du 11 septembre 2001. Certains ont été achetés à des ravisseurs locaux pour des sommes allant jusqu'à plusieurs milliers de dollars. À cette époque, il n'était pas nécessaire de fournir de preuves de la culpabilité.
Voici le récit indigné de Ní Aoláin - écrit à la troisième personne ; elle se présente comme "la RS" - sur la façon dont l'Amérique a transporté les prisonniers dont la libération a été autorisée ces dernières années vers leurs nouveaux pays d'origine :
“La Représentante spéciale est profondément préoccupée de constater que des hommes dont le transfert a été autorisé, contre lesquels aucun crime n'a été retenu et qui ont fait l'objet d'une habilitation de sécurité, continuent d'être enchaînés, d'avoir les yeux bandés, et de se voir couvrir les organes sensoriels au cours de longs transferts aériens. La RS a été informée que pendant le transfert du centre de détention à l'avion, les bras et jambes du détenu sont entravées pour assurer la sécurité du personnel du gouvernement américain, et du détenu. Une fois qu'un détenu est transféré sous la garde de l'équipe des transports de détenus du Commandement de la mobilité aérienne de l'armée de l'air américaine, l'équipe détermine les moyens de contention nécessaires à des fins de sécurité. La RS estime que ces contraintes et ces déplacements sont traumatisants voire rétro traumatisants, et qu'ils constituent un traitement inhumain et dégradant. Elle craint en outre que les agents chargés des déplacements des détenus ne soient pas correctement formés à traiter les hommes dans le plein respect de leurs droits fondamentaux. Elle souligne l'importance de la sécurité liée à la libération d'un détenu dans le cadre même de son transfert. Elle estime que les modalités actuelles de transfert représentent un traitement inhumain et dégradant au regard du droit international et qu'elles sont injustifiées en raison du statut des détenus libérés à la suite d'une détention arbitraire de longue durée, dont beaucoup ont été détenus pendant plus de vingt ans. Bien qu'elle ait été informée que tous les transferts de détenus sont encadrés par une équipe médicale, que les détenus sont libres d'utiliser les toilettes à bord et de manger des repas préparés sans risque pour la sécurité, elle exprime sa vive inquiétude quant au fait que plusieurs anciens détenus avec lesquels elle s'est entretenue n'ont pas bénéficié de ces libertés durant les vols, ouvrant ainsi la voie à d'autres violations des droits de l'homme.
Ní Aoláin a reçu l'assurance que les prisonniers libérés auraient accès aux ambassades et consulats américains dans les pays vers lesquels ils ont été expulsés, et que les fonctionnaires américains vérifieraient leurs conditions de vie au sein de leurs nouvelles collectivités. Dans la pratique, écrit-elle, des prisonniers libérés ont été dans l'incapacité d'entrer en contact avec des diplomates américains, et elle a signalé le cas d'un ancien prisonnier “détenu au secret” par son pays d'accueil pour avoir tenté d'entrer en contact avec un diplomate américain. La situation est pire encore dans deux autres pays d'accueil, où les prisonniers rapatriés ont été assignés à résidence et, pour l'un d'entre eux, carrément torturé.
En résumé, et le rapporteur spécial des Nations unies ne l'a pas précisé, la vie de ces gens ne pourrait pas être pire que si on les déclarait non coupables et les jetait en enfer pour le restant de leurs jours.