đâđš Seymour Hersh : Les pĂ©chĂ©s de Guantanamo nous poursuivent
Les tribunaux fédéraux américains ne jouent pas franc jeu avec les innocents toujours emprisonnés à tort dans le camp de détention américain à Cuba.
đâđš Les pĂ©chĂ©s de Guantanamo nous poursuivent
Par Seymour Hersh, le 19 avril 2023
Ce n'est qu'une nouvelle dĂ©cision d'un tribunal fĂ©dĂ©ral qui porte un nouveau coup Ă l'une des rares Ăąmes encore prĂ©sentes dans la prison martyre de GuantĂĄnamo Bay, un morceau de terre situĂ© sur la cĂŽte sud-est de Cuba, un butin offert aux Ătats-Unis aprĂšs leur victoire lors de la guerre hispano-amĂ©ricaine. Les horreurs bien documentĂ©es qui se sont dĂ©roulĂ©es dans la prison militaire mise en place aprĂšs les attentats du 11 septembre sont devenues un outil de recrutement pour les jeunes Arabes mĂ©contents dĂ©sireux de manifester leur haine de l'AmĂ©rique.
DĂ©but avril, la Cour d'appel des Ătats-Unis pour le circuit de Washington a dĂ©cidĂ© qu'un prisonnier du gouvernement fĂ©dĂ©ral, un homme d'affaires yĂ©mĂ©nite nommĂ© Abdulsalam Ali Abdulrahman al-Hela, ne pouvait ĂȘtre maintenu sous les verrous s'il n'Ă©tait plus considĂ©rĂ© comme une menace. Toutefois, la Cour n'a pas statuĂ©, comme le souhaitaient ses avocats, que M. al-Hela, qui n'est pas citoyen amĂ©ricain et qui a Ă©tĂ© capturĂ© dans un pays Ă©tranger, bĂ©nĂ©ficiait d'un droit constitutionnel Ă une procĂ©dure rĂ©guliĂšre. Al-Hela a Ă©tĂ© capturĂ© il y a 21 ans en Ăgypte et, aprĂšs avoir passĂ© deux ans dans les sites noirs de la Central Intelligence Agency, il a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ© Ă Gitmo pour y subir des interrogatoires plus poussĂ©s, c'est-Ă -dire des actes de torture.
Une commission d'examen interne a finalement autorisĂ© sa remise en libertĂ© Ă un pays qui applique ce que la commission appelle des "mesures de sĂ©curitĂ© appropriĂ©es". Mais le YĂ©men, pays dĂ©chirĂ© par la guerre oĂč vivait M. al-Hela, n'Ă©tait pas considĂ©rĂ© comme sĂ»r, et il est restĂ© en prison. D'oĂč le nouveau procĂšs, dont les mĂȘmes conclusions doivent Ă nouveau susciter la consternation de seize autres prisonniers dont la libĂ©ration a Ă©tĂ© approuvĂ©e, mais pas dans un pays considĂ©rĂ© comme sĂ»r.
En substance, la cour d'appel a adoptĂ© l'argument du gouvernement selon lequel les procĂ©dures antĂ©rieures contre al-Hela et l'utilisation de renseignements classifiĂ©s pour justifier sa dĂ©tention n'ont pas violĂ© son droit constitutionnel reconnu Ă une procĂ©dure rĂ©guliĂšre. Ce faisant, la cour a repris les deux principaux arguments du gouvernement utilisĂ©s avec succĂšs dans de nombreux procĂšs antĂ©rieurs de dĂ©tenus. Le premier est que les tribunaux fĂ©dĂ©raux devraient considĂ©rer que le droit Ă une procĂ©dure rĂ©guliĂšre ne s'applique pas aux dĂ©tenus de GuantĂĄnamo. Le second Ă©tait que mĂȘme si vous, en tant que juge, concluiez que le droit Ă une procĂ©dure rĂ©guliĂšre s'applique en gĂ©nĂ©ral aux affaires portĂ©es devant les tribunaux par les dĂ©tenus, cela n'a pas d'importance, car le dĂ©tenu a bĂ©nĂ©ficiĂ© d'une procĂ©dure rĂ©guliĂšre de toute façon.
Tout cela a été affirmé à maintes reprises devant les tribunaux fédéraux, sans aucun sens de l'ironie : "Nous supposons, sans en décider, que la clause de respect des droits de la défense s'applique". Les avocats d'Al-Hela ont répondu dans un document ultérieur que leur client "continuerait à purger ce qui équivaut à une peine de prison à vie, aussi cruelle à sa maniÚre que les horribles tortures physiques qu'il a endurées dans les "prisons obscures" de la CIA".
Je suis loin d'ĂȘtre un avocat, et je peux pas comprendre ce que signifie le fait qu'un tribunal maintienne indĂ©finiment en prison un dĂ©tenu dont la libĂ©ration a Ă©tĂ© autorisĂ©e depuis plus de vingt ans, en partant du principe que les garanties d'une procĂ©dure rĂ©guliĂšre s'appliquent, mais qu'il n'ait pas obtenu gain de cause parce que les garanties d'une procĂ©dure rĂ©guliĂšre lui ont bien Ă©tĂ© accordĂ©es. Un membre Ă©minent du barreau des accusĂ©s Ă Gitmo, qui a demandĂ© Ă ne pas ĂȘtre nommĂ©, m'a assurĂ© que l'affaire al-Hela ne serait jamais acceptĂ©e par la Cour suprĂȘme telle qu'actuellement conçue. "Ce que la cour d'appel a vraiment dit, c'est que nous essayons vraiment de donner Ă cet homme une procĂ©dure valable. Nous faisons tout ce que nous pouvons. Mais, et puis merde, le type qui a plaidĂ© l'affaire [devant le tribunal fĂ©dĂ©ral de premiĂšre instance] a fait de gros efforts et c'est suffisant. Il a fait tout ce qu'il pouvait". La question constitutionnelle la plus importante est que les tribunaux ne sont pas dans la position politique de dire que les prisonniers de GuantĂĄnamo ont droit Ă une procĂ©dure rĂ©guliĂšre. Ce n'est pas une question de droit.
Un autre avocat ayant l'expĂ©rience de la Cour suprĂȘme a affirmĂ© que la question en jeu dans l'affaire al-Hela "n'a rien Ă voir avec le droit. Il n'y a pas de principes objectifs ici. C'est la mĂȘme chose pour l'avortement, la libertĂ© de la presse, les perquisitions et saisies raisonnables et tout le reste de la Constitution. C'est une invention. C'est du fugazi. Les tribunaux peuvent faire ce qu'ils veulent. Un tribunal peut dire qu'il existe un droit Ă l'avortement parce qu'il y a une clause Ă©garĂ©e [dans la Constitution] qui mentionne la "libertĂ©" et que cette libertĂ© doit donc couvrir le droit Ă l'avortement. Le lendemain, un autre tribunal peut dĂ©clarer que l'avortement est inconstitutionnel parce que la mĂȘme clause mentionne la "vie". Lorsque vous ĂȘtes juge Ă la Cour suprĂȘme, vous pouvez faire n'importe quoi. C'est 100 % politique. Il n'y a pas la moindre jurisprudence.â
"Tout le monde sait que cette affaire de Guantånamo est insensée", a-t-il déclaré.
"Mais pas une seule personne [dans un tribunal fĂ©dĂ©ral ou Ă la Maison Blanche] n'a les couilles d'assumer la responsabilitĂ© d'ĂȘtre l'homme qui y a mis fin.â
J'ai parlĂ© de GuantĂĄnamo en 2004 dans des articles de magazines consacrĂ©s aux mauvais traitements infligĂ©s aux dĂ©tenus de la prison d'Abou Ghraib en Irak, un an aprĂšs que le prĂ©sident George W. Bush et le vice-prĂ©sident Richard Cheney eurent rĂ©agi au 11 septembre en attaquant le rĂ©gime de Saddam Hussein, un dirigeant despotique qui nourrissait la mĂȘme crainte des islamistes radicaux que ceux qui dirigeaient la Maison-Blanche. Les mauvais traitements infligĂ©s Ă Abu Ghraib ressemblaient Ă©trangement Ă ceux de GuantĂĄnamo, en termes de tactiques d'interrogatoire follement violentes qui n'Ă©taient pas conçues pour produire des rĂ©sultats efficaces. Il y avait lĂ une prĂ©sence mystĂ©rieuse qui dĂ©concertait Antonio Taguba, le major gĂ©nĂ©ral de l'armĂ©e chargĂ© d'enquĂȘter sur les mauvais traitements infligĂ©s aux prisonniers Ă Abou Ghraib Ă la suite d'un reportage de CBS et, plus tard, d'une sĂ©rie d'articles que j'ai rĂ©digĂ©s pour le New Yorker. Je n'ai rencontrĂ© Tony Taguba et ne me suis liĂ© d'amitiĂ© avec lui que plus d'un an aprĂšs mon reportage qui dĂ©crivait l'empilement de prisonniers nus en pyramide avec de jeunes gardiennes de prison de l'armĂ©e simulant la masturbation, et prenant des photos. J'ai Ă©galement fait Ă©tat de quelques meurtres sauvages de prisonniers perpĂ©trĂ©s par ce qui Ă©tait manifestement des agents des opĂ©rations spĂ©ciales amĂ©ricaines, dont beaucoup portaient des uniformes de l'armĂ©e sans Ă©tiquette d'identification. J'ai appris plus tard de Taguba qu'il n'avait pas Ă©tĂ© autorisĂ©, dans le cadre de l'enquĂȘte sur les abus commis dans les prisons qui lui avait Ă©tĂ© confiĂ©e, Ă rechercher et Ă interroger des responsables des services de renseignement amĂ©ricains. C'est un mystĂšre qui n'a pas Ă©tĂ© rĂ©solu.
Je suis donc revenu, il y a une semaine, Ă l'histoire de GuantĂĄnamo, oĂč les mauvais traitements systĂ©miques infligĂ©s aux prisonniers - qui se sont poursuivis pendant plus d'une dĂ©cennie - Ă©taient connus et soutenus, voire expressĂ©ment approuvĂ©s, par une sĂ©rie d'officiers supĂ©rieurs qui n'ont rien dit.
Il y a dix ans, l'agence Associated Press a rapporté en exclusivité l'existence d'une installation secrÚte de la CIA à Guantånamo, connue sous le nom de Penny Lane (une autre installation de la base s'appelait Strawberry Fields), qui tentait de recruter d'éventuels agents doubles au sein de la communauté carcérale. L'AP a mis l'accent sur le danger qu'il y avait à former puis à libérer les prisonniers en tant qu'agents doubles. Tous se sont vu promettre de l'argent. L'agence était consciente du risque - les agents doubles sont par définition des traßtres à une cause ou à une autre - mais son désir désespéré d'obtenir des renseignements sur ceux qui avaient attaqué les tours jumelles et le Pentagone l'a emporté sur les précautions habituelles. Néanmoins, la plus grande crainte de l'agence était qu'un ancien détenu, une fois libéré, s'en prenne aux Américains.
Toutes ces prĂ©occupations Ă©taient rĂ©elles, et les erreurs d'apprĂ©ciation et de recrutement de la CIA Ă©taient inĂ©vitables, mĂȘme si elles Ă©taient rarement connues. Mais l'agence n'a pas pu rĂ©sister Ă l'occasion du 11 septembre de trouver des atouts parmi le nombre croissant de prisonniers arrivant chaque semaine Ă Gitmo. La communautĂ© du renseignement, qui n'avait pas rĂ©ussi Ă trouver et Ă arrĂȘter les poseurs de bombes du 11 septembre avant qu'ils ne frappent, Ă©tait dĂ©sormais sous pression pour empĂȘcher un autre attentat.
La plupart des premiers arrivants n'avaient rien Ă voir, ou presque, avec Al-QaĂŻda ou les attentats du 11 septembre, mais ils avaient Ă©tĂ© recueillis par des Afghans locaux et de nombreux Pakistanais en devenir qui s'Ă©taient aventurĂ©s de l'autre cĂŽtĂ© de la frontiĂšre, aprĂšs avoir appris que le gouvernement amĂ©ricain payait jusqu'Ă 5 000 dollars par tĂȘte pour les talibans rĂ©els ou prĂ©sumĂ©s. Une des premiĂšres estimations de la CIA concernant la population carcĂ©rale initiale de Gitmo a conclu que plus de la moitiĂ© des premiers arrivants n'Ă©taient liĂ©s Ă aucune activitĂ© radicale. J'ai dĂ©jĂ Ă©crit sur un analyste du Moyen-Orient pour la CIA - nous avons parlĂ© en privĂ©, comme on le fait invariablement avec quelqu'un qui travaille pour la CIA - dont la langue maternelle Ă©tait l'arabe et qui avait Ă©tĂ© envoyĂ© Ă Gitmo au dĂ©but de l'annĂ©e 2002 pour surveiller les conditions de vie quotidiennes des prisonniers. Guantanano Ă©tait devenue, au fil des ans, depuis la victoire sur l'Espagne, une base navale de plus en plus efficace et fonctionnelle, avec un port idĂ©al, des logements adaptĂ©s pour les Marines qui y Ă©taient affectĂ©s, ainsi qu'une base aĂ©rienne opĂ©rationnelle. C'Ă©tait aussi un endroit isolĂ©, chaud, humide et infestĂ© de moustiques, pas particuliĂšrement agrĂ©able Ă vivre et Ă travailler.
Je n'ai pas été informé de la véritable mission de l'analyste de la CIA. Il avait été envoyé à Gitmo pour observer les interactions entre les prisonniers et tenter d'isoler ceux qui, au sein de la population croissante, obéissaient aux rÚgles, évitaient les conflits et semblaient indifférents au djihadisme strident.
"L'objectif", m'a dit récemment quelqu'un ayant une connaissance directe du programme, "était de trier les gars intelligents coincés dans le camp - pas les fanatiques qui célÚbrent la Bible, mais les idéologues dévoués - et d'en faire des agents doubles infiltrés". Ce fut un succÚs fantastique et nous avons obtenu beaucoup d'informations confidentielles sur les méthodes et les opérations du fondamentalisme islamique de la part des prisonniers qui ont été convertis à Penny Lane. "C'était une mine d'or.
"Nous avions des gens trÚs compétents aux opérations - des professionnels du recrutement d'éventuels agents doubles - et quel meilleur outil de recrutement pourriez-vous trouver en présence d'un public captif à qui vous pouvez offrir une prison à l'intérieur de la prison ? C'est ainsi que nous avons créé notre propre camp de prisonniers, à Penny Lane. Il offrait aux recrues potentielles - les agents doubles - une chambre individuelle avec une télévision et trois repas par jour, avec des gardiens amicaux et des infirmiÚres, si besoin était. Le mot était passé à l'intérieur de la prison que si vous étiez quelqu'un de spécial et que vous vous comportiez bien, vous trouveriez quelqu'un à qui parler".
L'objectif Ă©tait d'obtenir des renseignements vitaux du monde jihadiste arabe et, selon l'initiĂ©, "cela a fonctionnĂ©". âPenny Lane a durĂ© environ cinq ans et nous a permis de nous infiltrer", a-t-il dĂ©clarĂ©. "Le taux de production d'agents doubles utiles de Penny Lane Ă©tait supĂ©rieur Ă celui que nous obtenions de nos agents normaux de la CIA Ă la recherche d'actifs au Moyen-Orient.â
Le programme de recrutement de la CIA a commencĂ© Ă s'essouffler, selon le fonctionnaire, au fur et Ă mesure que davantage de dĂ©tenus arrivaient des dĂ©cisions de hauts gradĂ©s de Washington de confier Ă l'armĂ©e la responsabilitĂ© de la prison et des prisonniers. "C'est Ă partir de lĂ que tout s'est dĂ©gradĂ©", a-t-il dĂ©clarĂ©. "Les gardes de l'armĂ©e Ă©taient indisciplinĂ©s et incontrĂŽlables. Les mauvais traitements infligĂ©s aux prisonniers Ă©taient tout simplement insensĂ©s. Il s'agissait de la mĂȘme mentalitĂ© que celle observĂ©e dans la prison d'Abu Ghraib quelques annĂ©es plus tard : rasage de barbes et projections de sang menstruel." L'effet obtenu Ă©tait de pousser les prisonniers Ă s'unir dans la peur et le ressentiment, et de rendre inĂ©vitablement plus difficile le tri du "bon grain de l'ivraie", c'est-Ă -dire des prisonniers qui, mieux traitĂ©s, pourraient ĂȘtre transformĂ©s en atouts valables une fois libĂ©rĂ©s dans leur pays d'origine. "Ce que nous faisions ne requĂ©rait pas une grande rĂ©flexion. Mais l'armĂ©e n'y a pas vraiment pensĂ©". Il a dĂ©clarĂ© que les mĂ©thodes plus brutales venaient d'en haut, des gĂ©nĂ©raux de l'armĂ©e Ă une ou deux Ă©toiles placĂ©s Ă la tĂȘte de la prison.
Le fonctionnaire a conclu en suggérant avec amertume qu'Abu Ghraib était "l'inévitable résultat" de ce que l'armée avait retenu de Guantånamo.
"J'ai fait une croix sur l'armée aprÚs l'expérience de Gitmo".