đâđš Seymour Hersh : L'inspecteur d'Abu Ghraib
âRĂ©trospectivement, je n'ai rien fait qui puisse compromettre mon intĂ©gritĂ©, mais l'intĂ©gritĂ©, dans l'armĂ©e comme ailleurs n'est qu'un slogan bidon. On ne rĂ©compense pas ceux qui disent la vĂ©ritĂ©â.
đâđš L'inspecteur d'Abu Ghraib
Lorsque l'armée américaine ne peut faire face à une vérité douloureuse la concernant, elle flingue le messager.
Par Seymour Hersh, le 25 août 2023
NOTE : Evgueni Prigojine, le chef mercenaire russe décédé cette semaine dans un accident d'avion à l'extérieur de Moscou, a fait l'objet de précédents articles ici et ici.
Il aurait pu s'agir d'une histoire positive - dont l'AmĂ©rique a le plus grand besoin aujourd'hui - sur un brillant gĂ©nĂ©ral de l'armĂ©e qui a fait ce qu'il fallait Ă un moment difficile, rĂ©compensĂ© comme il se doit. Il s'agit de Tony Taguba, un officier deux Ă©toiles nĂ© aux Philippines, qui a fait ses Ă©tudes aux Ătats-Unis grĂące Ă une bourse ROTC et qui, une fois diplĂŽmĂ©, a entamĂ© une carriĂšre de 34 ans qui l'a amenĂ©, aprĂšs des promotions rapides et de nombreuses rĂ©compenses, Ă participer Ă la guerre amĂ©ricaine en Irak en 2003.
Taguba servait au quartier gĂ©nĂ©ral de l'armĂ©e amĂ©ricaine au KoweĂŻt en 2004 lorsque la nouvelle d'un scandale imminent - dont on a immĂ©diatement compris qu'il avait des implications aussi graves que le massacre de My Lai au Sud-Vietnam - a Ă©branlĂ© le haut commandement. Il s'agissait de la prison d'Abu Ghraib, situĂ©e Ă une vingtaine de kilomĂštres Ă l'ouest de Bagdad. Cette prison tristement cĂ©lĂšbre avait Ă©tĂ© fermĂ©e longtemps avant l'invasion amĂ©ricaine de l'Irak et le renversement de Saddam Hussein. Elle a Ă©tĂ© reconditionnĂ©e par les Ătats-Unis et compte aujourd'hui 50 000 dĂ©tenus, hommes et femmes. La plupart d'entre eux sont soupçonnĂ©s d'ĂȘtre liĂ©s Ă l'opposition d'Al-QaĂŻda ou d'en connaĂźtre les rouages. Les prisonniers Ă©taient enfermĂ©s dans des cellules de 3,65m sur 3,65m qui, comme je l'ai rapportĂ© il y a vingt ans, ne ressemblaient guĂšre plus quâĂ des trous dans le sol.
C'est en interviewant un officier supĂ©rieur des forces aĂ©riennes irakiennes dĂ©mis de ses fonctions que j'ai appris pour la premiĂšre fois lâexistence de la torture et autres abus perpĂ©trĂ©s Ă Abou Ghraib Ă la fin de l'annĂ©e 2003. Il avait entrepris un dangereux voyage de sept heures en taxi entre Bagdad et Damas, oĂč nous nous sommes retrouvĂ©s dans un hĂŽtel excentrĂ© trois jours durant. Il cherchait un moyen de quitter l'Irak pour sa femme et ses deux enfants, et j'ai transmis son nom et ses coordonnĂ©es Ă divers responsables Ă Washington. Un soir, il a Ă©voquĂ© Abu Ghraib, dont je ne savais rien, et m'a racontĂ© que l'armĂ©e amĂ©ricaine, cherchant dĂ©sespĂ©rĂ©ment Ă se renseigner sur l'opposition en Irak, avait pris l'habitude d'arrĂȘter des mĂšres et leurs enfants et de les emprisonner sur place. Les femmes envoyaient des messages suppliant les membres de leur famille Ă Bagdad de venir les tuer parce qu'elles avaient Ă©tĂ© abusĂ©es sexuellement par leurs gardiens et leur interrogateurs amĂ©ricains.
Vers les fĂȘtes de fin d'annĂ©e, un gardien de prison de la police militaire amĂ©ricaine, déçu et isolĂ©, s'est manifestĂ© pour alerter ses supĂ©rieurs des abus commis Ă la prison d'Abu Ghraib. Il Ă©tait membre d'une unitĂ© de la Garde nationale formĂ© au contrĂŽle de la circulation, mais rĂ©affectĂ©, avec peu ou pas de formation, en tant que gardien de prison. Les gardiens Ă©taient Ă©paulĂ©s par des membres d'une unitĂ© de renseignement militaire amĂ©ricaine expĂ©rimentĂ©e et plus haut gradĂ©e dans la prison. Leur mission consistait Ă faire craquer les jeunes prisonniers irakiens de sexe masculin, et Ă leur faire dire ce qu'ils Ă©taient censĂ©s savoir sur les activitĂ©s d'Al-QaĂŻda. Les jeunes hommes et femmes gardiens de la prison, peut-ĂȘtre flattĂ©s par cette affectation ou dĂ©sireux de montrer qu'ils pouvaient ĂȘtre "durs" avec les prisonniers, ont commencĂ© Ă abuser et Ă torturer les prisonniers, Ă les photographier, et Ă partager les photos.
Le premier article que j'écrirai plus tard sur les sévices pour le New Yorker le décrit ainsi :
âLes photos sont Ă©loquentes. Sur l'une d'elles, le soldat [Lynndie] England, une cigarette Ă la bouche, fait un pouce en l'air et pointe du doigt les parties gĂ©nitales d'un jeune Irakien, nu Ă l'exception d'un sac Ă sable sur la tĂȘte alors qu'il se masturbe. Trois autres prisonniers irakiens cagoulĂ©s et nus sont montrĂ©s mains croisĂ©es par rĂ©flexe sur leurs parties gĂ©nitales. Un cinquiĂšme prisonnier garde les mains le long du corps. Sur une autre photo, England se tient bras dessus bras dessous avec l'expert [Charles] Graner ; tous deux sourient et lĂšvent un pouce derriĂšre un groupe de sept Irakiens nus, agenouillĂ©s, empilĂ©s les uns sur les autres en une pyramide grossiĂšre. Une autre photo montre un groupe de prisonniers nus, toujours empilĂ©s en pyramide. PrĂšs d'eux se tient Graner, souriant, les bras croisĂ©s ; une femme soldat se tient devant lui, penchĂ©e en avant, et elle aussi sourit. Ensuite, il y a un autre groupe de corps cagoulĂ©s, avec une femme soldat debout devant, prenant des photos. Une autre photo montre un prisonnier agenouillĂ©, nu, sans cagoule, la tĂȘte momentanĂ©ment dĂ©tournĂ©e de l'objectif, dans une posture donnant l'impression qu'il pratique une fellation sur un autre prisonnier, nu et cagoulĂ©.â
Ces photographies stupĂ©fiantes, qui se comptent par milliers, ont Ă©tĂ© diffusĂ©es par courrier Ă©lectronique au sein de l'unitĂ© de la Garde nationale. Fin 2003, le gardien de prison mĂ©content a remis les photos Ă la division des enquĂȘtes criminelles de l'armĂ©e, connue sous le nom de C.I.D. Une enquĂȘte approfondie a immĂ©diatement Ă©tĂ© ordonnĂ©e et le travail a dĂ» ĂȘtre confiĂ©, en vertu du rĂšglement de l'armĂ©e, Ă un gĂ©nĂ©ral de rang supĂ©rieur Ă celui du plus haut responsable de la sĂ»retĂ© et de la sĂ©curitĂ© des prisonniers d'Abu Ghraib, un officier Ă une Ă©toile.
La mission a été confiée au général Taguba, qui a été informé qu'il ne disposait que d'un mois pour étudier la question, et d'environ une semaine pour rédiger son rapport. Le général n'a épargné personne dans la chaßne de commandement, et sa description dévastatrice des abus - qui impliquaient souvent des chiens d'attaque et étaient clairement connus et tolérés ou ignorés par les hauts responsables de la prison, du quartier général de l'armée à Bagdad et d'ailleurs, ne lui a pas attiré beaucoup de fans.
Tony et moi ne nous sommes pas rencontrĂ©s au cours des deux annĂ©es qui ont suivi son rapport, que je me suis procurĂ© et que j'ai publiĂ© dans un article. Il avait compris que ses efforts pouvaient Ă©ventuellement mettre fin Ă sa carriĂšre et faire de lui le problĂšme - plutĂŽt que de ce qu'il avait rĂ©vĂ©lĂ© dans son rapport. Mais il n'Ă©tait pas prĂ©parĂ© au message qu'il a reçu peu aprĂšs avoir remis son rapport classifiĂ©. Taguba a Ă©tĂ© invitĂ© Ă prendre une limousine avec John Abizaid, alors chef quatre fois Ă©toilĂ© du Commandement central du Pentagone, et responsable des opĂ©rations militaires en Irak. Les deux hommes ont partagĂ© la banquette arriĂšre de la Mercedes d'Abizaid. Abizaid lui a dit que s'il n'apportait pas de modifications radicales Ă son rapport, dont le constat de fautes remontait au sommet de la chaĂźne de commandement, "Vous et votre rapport ferez l'objet d'une enquĂȘte".
Taguba m'a dit plus tard :
"Je n'Ă©tais pas en colĂšre Ă cause de ce qu'il mâavait dit, mais j'Ă©tais déçu par ses propos Ă mon Ă©gard. J'Ă©tais dans l'armĂ©e depuis trente-deux ans Ă ce moment-lĂ , et c'Ă©tait la premiĂšre fois que j'ai eu le sentiment dâappartenir Ă une mafia".
Il n'en modifia pas un mot et déposa son rapport, qui comprenait les photographies que peu de gens au sommet du Pentagone avaient envie de voir, ou rendre publiques.
Ce n'est pas tout. 60 Minutes a obtenu un assortiment des photos les plus choquantes d'Abu Ghraib, mais des cadres supĂ©rieurs de CBS lui ont interdit de les diffuser Ă l'antenne. Entre-temps, j'ai obtenu une copie du rapport Taguba et j'Ă©tais prĂȘt Ă publier un article dĂ©taillĂ© sur le travail remarquable de Taguba dans le New Yorker, avec un lien renvoyant les lecteurs - et tous les mĂ©dias - vers le rapport complet. J'avais Ă©tĂ© informĂ© que 60 Minutes, l'Ă©mission d'information tĂ©lĂ©visĂ©e la plus populaire et la plus influente de l'Ă©poque, avait obtenu des photos stupĂ©fiantes des sĂ©vices infligĂ©s aux prisonniers d'Abu Ghraib par un ami qui travaillait pour l'Ă©mission. J'ai Ă©galement appris que Dan Rather, le correspondant principal du programme, avait menĂ© une bataille perdue d'avance avec les dirigeants de la chaĂźne pour que les photos soient diffusĂ©es Ă l'antenne. AprĂšs avoir consultĂ© David Remnick, le rĂ©dacteur en chef du New Yorker, il a Ă©tĂ© convenu que je ferais savoir Ă un responsable de la production de 60 Minutes que j'avais le rapport Taguba, mais que j'en retarderais la publication si Rather et d'autres m'assuraient qu'ils passeraient Ă l'antenne avec les photos dĂšs que possible. J'ai obtenu les assurances dont le magazine et moi-mĂȘme avions besoin.
Il ne s'agissait en aucun cas d'une décision politique : il s'agissait simplement de reconnaßtre que les photographies dérangeantes dont disposait CBS augmenteraient l'impact et l'audience de mes révélations ultérieures sur ce que Taguba avait découvert. CBS a diffusé les photographies et le monde a été ébranlé par les horreurs qui y étaient exposées. Mon article basé sur le rapport Taguba a ajouté à l'indignation mondiale face aux actions menées par l'Amérique.
Au Pentagone, les dirigeants étaient furieux, et la plupart d'entre eux ne reprochaient pas aux responsables de la prison d'Abu Ghraib d'avoir échoué, mais au seul membre du systÚme qui avait fait ce qu'il fallait, et dit la vérité.
Comme je l'ai écrit à propos de Taguba en 2007 :
âDans l'aprĂšs-midi du 6 mai 2004, le major gĂ©nĂ©ral de l'armĂ©e Antonio M. Taguba a Ă©tĂ© convoquĂ© pour rencontrer, pour la premiĂšre fois, le secrĂ©taire Ă la dĂ©fense Donald Rumsfeld dans la salle de confĂ©rence du Pentagone. Rumsfeld et ses cadres supĂ©rieurs devaient tĂ©moigner le lendemain, lors d'auditions tĂ©lĂ©visĂ©es devant les commissions des forces armĂ©es du SĂ©nat et de la Chambre des reprĂ©sentants, des abus commis Ă la prison d'Abou Ghraib, en Irak. La semaine prĂ©cĂ©dente, des rĂ©vĂ©lations sur Abu Ghraib, notamment des photographies montrant des prisonniers dĂ©shabillĂ©s, maltraitĂ©s et sexuellement humiliĂ©s, avaient Ă©tĂ© diffusĂ©es sur CBS et dans le New Yorker. En rĂ©ponse, les reprĂ©sentants de l'administration ont insistĂ© sur le fait que seuls quelques soldats de rang subalterne Ă©taient impliquĂ©s et que l'AmĂ©rique ne torturait pas les prisonniers. Ils ont soulignĂ© que l'armĂ©e elle-mĂȘme avait dĂ©couvert le scandale.
âS'il y a eu un aspect positif dans cette affaire, c'est dans la rigueur et le zĂšle de l'enquĂȘte initiale de l'armĂ©e. L'enquĂȘte a dĂ©butĂ© en janvier et a Ă©tĂ© menĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Taguba, alors en poste au KoweĂŻt. Taguba a dĂ©posĂ© son rapport en mars. Dans ce rapport, il a constatĂ© ce qui suit :
"De nombreux cas d'abus criminels sadiques, flagrants et gratuits ont été infligés à plusieurs détenus [...]. Des abus systémiques et illégaux".
Taguba a Ă©tĂ© accueilli Ă la porte de la salle de confĂ©rence par un vieil ami, le gĂ©nĂ©ral de corps d'armĂ©e Bantz J. Craddock, l'assistant militaire principal de Rumsfeld. La fille de Craddock avait gardĂ© les deux enfants de Taguba lorsque les deux officiers avaient servi ensemble des annĂ©es auparavant Ă Fort Stewart, en GĂ©orgie. Mais cet aprĂšs-midi-lĂ , se souvient Taguba, âCraddock a simplement dit, trĂšs froidement, 'Attendez iciââ. Lors d'une sĂ©rie d'entretiens au dĂ©but de cette annĂ©e, les premiers qu'il ait donnĂ©s, Taguba m'a dit qu'il avait compris, lorsqu'il a commencĂ© l'enquĂȘte, qu'elle pourrait nuire Ă sa carriĂšre ; dĂšs le dĂ©but, un gĂ©nĂ©ral de grade avancĂ© en Irak lui avait fait remarquer que les dĂ©tenus maltraitĂ©s n'Ă©taient âque des Irakiensâ. MalgrĂ© cela, il n'Ă©tait pas prĂ©parĂ© Ă l'accueil qu'il a reçu lorsqu'il a finalement Ă©tĂ© introduit dans la salle.
âVoici... Voici ... le fameux gĂ©nĂ©ral Taguba - du rapport Taguba !â a dĂ©clarĂ© Rumsfeld d'une voix moqueuse. Paul Wolfowitz, adjoint de Rumsfeld, Stephen Cambone, sous-secrĂ©taire Ă la dĂ©fense pour le Renseignement, le gĂ©nĂ©ral Richard Myers, prĂ©sident du Joint Chiefs of Staff (J.C.S.), le gĂ©nĂ©ral Peter Schoomaker, chef d'Ă©tat-major de l'armĂ©e, Craddock et d'autres officiels ont assistĂ© Ă la rĂ©union. Taguba, dĂ©crivant ce moment prĂšs de trois ans plus tard, a dĂ©clarĂ© avec tristesse : âJe pensais qu'ils voulaient savoir. J'ai cru qu'ils voulaient savoir. Je ne connaissais pas le contexte.â
Lors de la rĂ©union, les fonctionnaires ont avouĂ© leur ignorance au sujet d'Abu Ghraib. âPouvez-vous nous expliquer ce qui s'est passĂ© ?â a demandĂ© Wolfowitz. Quelqu'un d'autre a demandĂ© : âS'agit-il d'abus, ou de torture ?â Ă ce moment-lĂ , se souvient Taguba, âj'ai dĂ©crit un dĂ©tenu nu allongĂ© sur le sol mouillĂ©, menottĂ©, avec un interrogateur qui lui enfonçait des objets dans le rectum, et j'ai dit : âCe n'est pas de la maltraitance, c'est de la torture. C'est bien de la torture. Le silence Ă©tait totalâ.
Rumsfeld Ă©tait particuliĂšrement prĂ©occupĂ© par la maniĂšre dont le rapport classifiĂ© avait Ă©tĂ© rendu public. âGĂ©nĂ©ralâ, a-t-il demandĂ©, âqui, selon vous, a divulguĂ© le rapport ?â Taguba a rĂ©pondu qu'un haut responsable militaire au courant de l'enquĂȘte l'avait peut-ĂȘtre fait. âCe n'Ă©tait qu'une supposition de ma partâ, se souvient-il. âRumsfeld n'a rien dit.â (Je n'ai rencontrĂ© Taguba qu'Ă la mi-2006, et j'ai obtenu son rapport par d'autres biais.) Rumsfeld s'est Ă©galement plaint de ne pas avoir reçu les informations dont il avait besoin. Taguba se souvient que Rumsfeld lui a dit : âJe ne suis qu'un secrĂ©taire Ă la DĂ©fense et nous n'avons pas vu de copie de votre rapport. Je n'ai pas vu les photos, et je dois tĂ©moigner devant le CongrĂšs demain pour en parlerâ. Pendant que Rumsfeld parlait, Taguba a dit : âIl me regardait. C'Ă©tait une dĂ©claration.â
Au mieux, selon Taguba, âRumsfeld Ă©tait dans le dĂ©niâ. Taguba avait soumis plus d'une douzaine de copies de son rapport par diffĂ©rents canaux au Pentagone et au quartier gĂ©nĂ©ral du Commandement central, Ă Tampa, en Floride, qui pilotait la guerre en Irak. Lorsqu'il est entrĂ© dans la salle de confĂ©rence de Rumsfeld, il avait passĂ© des semaines Ă informer les hauts responsables militaires de son rapport, mais il n'a reçu aucune indication qui que ce soit d'entre eux, Ă l'exception du gĂ©nĂ©ral Schoomaker, l'avait rĂ©ellement lu. (Lorsque Taguba a insistĂ© auprĂšs d'un lieutenant-gĂ©nĂ©ral pour qu'il examine les photographies, celui-ci l'a rabrouĂ© en disant : âJe ne veux pas m'impliquer en regardant, car que faites-vous de ces informations, une fois avoir pris connaissance de ce qu'elles rĂ©vĂšlent ?â
Taguba savait Ă©galement que des hauts fonctionnaires du bureau de Rumsfeld et d'autres services du Pentagone avaient reçu un compte rendu graphique des photos d'Abu Ghraib, et avaient Ă©tĂ© informĂ©s de leur importance stratĂ©gique potentielle dans les jours qui avaient suivi la premiĂšre plainte. Le 13 janvier 2004, un policier militaire nommĂ© Joseph Darby a remis Ă la division des enquĂȘtes criminelles de l'armĂ©e (C.I.D.) un CD rempli d'images d'abus. Deux jours plus tard, le gĂ©nĂ©ral Craddock et le vice-amiral Timothy Keating, directeur de l'Ă©tat-major interarmĂ©es de la J.C.S., ont reçu par courrier Ă©lectronique un rĂ©sumĂ© des abus dĂ©crits sur le CD. Selon ce rĂ©sumĂ©, une dizaine de soldats ont Ă©tĂ© identifiĂ©s comme Ă©tant impliquĂ©s dans des actes tels que :
"Des détenus masculins posent nus pendant que des gardiennes montrent leurs organes génitaux ; des détenues féminines sont exhibées nues devant les gardiens ; des détenus sont contraints à se livrer à des actes obscÚnes entre eux ; des gardiens agressent physiquement des détenus en les battant et en les traßnant avec des chaßnes d'étranglement".
Taguba a dĂ©clarĂ© : âVous n'avez pas eu besoin de âvoirâ quoi que ce soit - prenez simplement les Ă©changes de courriels sĂ©curisĂ©s pour argent comptantâ.
Je suis restĂ© ami avec Tony aprĂšs avoir fait son portrait. Il Ă©tait impossible de ne pas avoir de l'admiration pour quelqu'un qui avait choisi l'honnĂȘtetĂ© plutĂŽt que, pourquoi pas, une troisiĂšme Ă©toile.
Ainsi, l'autre jour, nous avons pris l'un de nos déjeuners décontractés habituels dans un restaurant, prÚs du Pentagone. Tony avait choisi de ne pas suivre le chemin de la plupart de ses pairs aprÚs la retraite en travaillant pour une grande entreprise de Défense. Il a vu ses deux enfants grandir, et a travaillé comme consultant pour des groupes du secteur privé sur des questions de gestion, et d'anciens combattants. Il a également travaillé pendant un certain temps pour l'AARP, la plus grande organisation à but non lucratif du pays, dont l'objectif est d'améliorer la vie des personnes ùgées de 50 ans et plus.
Je lui ai dit que je reviendrais sur Abu Ghraib et sur sa déchéance. Il m'a souri comme d'habitude et m'a dit :
âJe n'Ă©tais pas un lanceur d'alerte. Je savais que j'Ă©tais dans le pĂ©trin quand on m'a confiĂ© cette mission, mais quand vous voyez ces photos, que pouvez-vous faire dâautre ? J'Ă©tais un mort en sursis.â
âOn a formĂ© ces gosses au mĂ©tier d'agent de la circulation, puis on leur a demandĂ© de transporter des dĂ©tenus [irakiens]. C'est ainsi qu'ils sont arrivĂ©s Ă Abu Ghraib. Ils n'Ă©taient pas formĂ©s pour cela, mais on leur donnait des vĂ©hicules et des fusils. Ce n'Ă©taient que des gamins indisciplinĂ©s, dirigĂ©s par des incompĂ©tents, et ils Ă©taient sur la liste des personnes Ă rapatrier. Tout leur Ă©quipement Ă©tait emballĂ© au KoweĂŻt et prĂȘt Ă ĂȘtre expĂ©diĂ©. Et puis on leur a dit de rester lĂ â.
J'ai alors demandĂ© si c'Ă©tait Ă refaire, le referait-il ? âBien sĂ»râ, rĂ©pond Tony, âj'ai Ă©tĂ© bridĂ© par les trente jours dont je disposais pour enquĂȘter. Je ne pense pas avoir rempli ma mission. Rumsfeld incriminait les soldats, mais au fond, ils ignoraient tout du processus opĂ©rationnelâ pour traiter les prisonniers.
âRĂ©trospectivement, je n'ai rien fait qui puisse compromettre mon intĂ©gritĂ©, mais l'intĂ©gritĂ© dans l'armĂ©e comme ailleurs n'est qu'un slogan bidon. On ne rĂ©compense pas ceux qui disent la vĂ©ritĂ©â.
Ă un moment donnĂ©, j'ai montrĂ© l'horrible photo d'Abu Ghraib diffusĂ©e dans le monde entier, oĂč l'on voit un soldat amĂ©ricain retenir un malinois belge dans une posture de prĂ©dateur, Ă quelques mĂštres d'un prisonnier irakien terrifiĂ©.

âLe chien l'a mordu Ă l'entrejambeâ, a rĂ©pondu Tony. Il a immĂ©diatement reconnu la photo, et en connaĂźt l'histoire. Certains disaient : âNe prenez pas de photoâ, mais la scĂšne n'a pas Ă©tĂ© rĂ©pertoriĂ©e, pas plus que d'autres. âLe prisonnier a Ă©tĂ© griĂšvement blessĂ©.â Il s'est tu un instant pour rĂ©flĂ©chir. âJe ne pense pas qu'il soit mort.â
Onze membres de l'unité d'Abu Ghraib ont finalement été condamnés par un tribunal militaire. Tony Taguba a été l'unique supérieur hiérarchique à en subir les conséquences.