đâđš Seymour Hersh : Nord Stream, le vaisseau fantĂŽme, ou les faux dĂ©tails de l'histoire de la CIA
Dans le monde des analystes professionnels, tout le monde conclura à raison que la diabolique CIA a concocté une contre-opération si ridicule & si puérile que son objectif était de conforter la vérité

đâđš Nord Stream, le vaisseau fantĂŽme, ou les faux dĂ©tails de l'histoire de la CIA
Par Seymour Hersh, le 5 avril 2023
La Central Intelligence Agency des Ătats-Unis mĂšne constamment des opĂ©rations secrĂštes dans le monde entier, et toutes doivent comporter une version officielle au cas oĂč les choses tourneraient mal, comme c'est souvent le cas. Lorsque les choses se passent bien, il est tout aussi important d'avoir une explication, comme ce fut le cas en mer Baltique Ă l'automne dernier. Dans les semaines qui ont suivi mon rapport selon lequel Joe Biden avait ordonnĂ© la destruction des pipelines Nord Stream, l'agence a publiĂ© sa propre version de l'histoire et a trouvĂ© des preneurs au New York Times et dans deux grandes publications allemandes.
En créant une histoire de plongeurs en haute mer et d'un équipage qui n'existait pas, l'agence suivait le protocole, et l'histoire devrait constituer une étape des premiers jours de la planification secrÚte de la destruction des oléoducs. L'élément clé était un yacht imaginaire ironiquement baptisé AndromÚde, du nom de la belle fille d'un roi mythique enchaßnée nue à un rocher. Cette histoire a été communiquée au BND [Bundesnachrichtendienst], le service de renseignement fédéral allemand, qui l'a soutenue.
Mon rapport initial a fait l'objet d'une couverture mondiale, mais a Ă©tĂ© ignorĂ© par les principaux journaux et rĂ©seaux de tĂ©lĂ©vision aux Ătats-Unis. Alors que l'histoire gagnait du terrain en Europe et ailleurs Ă l'Ă©tranger, le New York Times a publiĂ© le 7 mars un article citant des responsables amĂ©ricains affirmant que les services de renseignement amĂ©ricains avaient accumulĂ© des informations suggĂ©rant qu'un groupe pro-ukrainien avait sabotĂ© les olĂ©oducs. Selon l'article, les responsables qui ont "examinĂ©" les nouvelles informations les dĂ©crivent comme "un Ă©tape vers la dĂ©termination de la responsabilitĂ©" du sabotage de l'olĂ©oduc. L'article du Times a attirĂ© l'attention du monde entier, mais le journal n'a plus rien dit depuis sur l'identitĂ© des auteurs. Lors d'une interview pour un podcast du Times, l'un des trois auteurs de l'article a expliquĂ© par inadvertance pourquoi l'article Ă©tait mort d'avance. L'auteur a Ă©tĂ© interrogĂ© sur l'implication du groupe pro-ukrainien prĂ©sumĂ© : "Qu'est-ce qui vous fait penser que c'est ce qui s'est passĂ© ?". Il a rĂ©pondu : "Je tiens Ă prĂ©ciser que nous n'en savons vraiment que trĂšs peu, en faitâ.
Le 3 avril, le Washington Post a rapportĂ© que certains enquĂȘteurs europĂ©ens mettent dĂ©sormais en doute le fait que l'Andromeda ait pu saboter les olĂ©oducs sans l'aide d'un second navire. Certains en Europe se demandaient si le rĂŽle de l'Andromeda n'Ă©tait pas "une diversion ou une partie seulement du puzzle". L'article ne suggĂšre pas que l'administration Biden soit impliquĂ©e dans la destruction de l'olĂ©oduc, mais il cite un diplomate europĂ©en anonyme qui dit que tout le monde se rend Ă l'Ă©vidence, mais que tout le monde fait comme si de rien n'Ă©tait. "Il vaut mieux ne rien savoir", a dĂ©clarĂ© le diplomate. Aucun responsable amĂ©ricain n'a Ă©tĂ© citĂ©, mĂȘme anonymement, par le Post. L'administration Biden est devenue une zone de non-divulgation du Nord Stream.
Il faut saluer les divers responsables de la CIA qui ont fourni des histoires bidon aux mĂ©dias, ici et Ă l'Ă©tranger, dans le cadre d'un effort pour maintenir l'attention du monde sur tous les suspects possibles autres que le plus logique d'entre eux, Ă savoir le prĂ©sident des Ătats-Unis.
Le Times a Ă©galement rapportĂ© qu'un juriste europĂ©en briefĂ© par les agences de renseignement de son pays a dĂ©clarĂ© que le service collectait des informations sur environ quarante-cinq navires dont les transpondeurs ne fonctionnaient pas en passant dans la zone oĂč les olĂ©oducs ont explosĂ©. L'un de ces "navires fantĂŽmes" aurait pu poser les mines, puis appuyer ensuite sur la dĂ©tente.
AprĂšs la mise en ligne de l'article du Times, Die Zeit, le plus grand journal allemand, s'est empressĂ© de publier un rapport sur une enquĂȘte menĂ©e depuis des mois sur l'attentat contre le Nord Stream, en collaboration avec une chaĂźne de tĂ©lĂ©vision publique. L'hebdomadaire a apportĂ© un Ă©lĂ©ment nouveau : il a identifiĂ© un yacht qui, selon lui, a Ă©tĂ© "louĂ© auprĂšs d'une sociĂ©tĂ© en Pologne, appartenant apparemment Ă deux Ukrainiens". Le groupe qui aurait louĂ© le yacht et procĂ©dĂ© Ă la destruction de l'olĂ©oduc serait composĂ© d'un capitaine, de deux plongeurs, de deux aides-plongeurs et d'un mĂ©decin. DĂ©crit par Die Zeit comme des "assassins" dont les noms n'ont pas Ă©tĂ© publiĂ©s ou connus, le groupe aurait utilisĂ© de faux passeports et transportĂ© les explosifs nĂ©cessaires sur les lieux du crime. Le yacht aurait naviguĂ© prĂšs de l'Ăźle danoise de Bornholm, proche du site de sabotage de l'olĂ©oduc.
Le journal a rapportĂ© que le yacht avait Ă©tĂ© rendu Ă la sociĂ©tĂ© qui l'avait louĂ© - de tels yachts se louent deux mille dollars la semaine voire plus - dans un "Ă©tat non nettoyĂ©", ce qui aurait permis aux enquĂȘteurs allemands de trouver des traces d'explosif sur une table de la cabine. Des articles ultĂ©rieurs ont indiquĂ© que les enquĂȘteurs auraient Ă©galement trouvĂ© deux passeports ukrainiens falsifiĂ©s abandonnĂ©s sur le yacht. Un article publiĂ© par la suite dans Der Spiegel, l'hebdomadaire allemand, indiquait que le yacht en question s'appelait l'AndromĂšde.
J'ai ensuite publié un article suggérant que les informations fournies par la police fédérale allemande à Die Zeit et Der Spiegel provenaient des services de renseignement américains. L'auteur de l'article de Die Zeit, Holger Stark, un journaliste expérimenté que je connais depuis qu'il a travaillé à Washington il y a une dizaine d'années, m'a contacté pour se plaindre de cette affirmation. Stark m'a dit qu'il avait d'excellentes sources au sein de la police fédérale allemande et qu'il avait appris les faits grùce à ses contacts, et non par l'intermédiaire d'une agence de renseignement, allemande ou américaine. Je l'ai cru et j'ai immédiatement corrigé l'article.
Je reconnais qu'il est difficile pour un journaliste d'Ă©crire sur un confrĂšre, surtout s'il est bon. Mais dans ce cas, il s'agit d'accepter des faits qui auraient dĂ» ĂȘtre remis en question. Par exemple, je n'ai pas demandĂ© Ă M. Stark s'il se demandait pourquoi un journal amĂ©ricain situĂ© Ă prĂšs de 4 000 kilomĂštres publiait la mĂȘme allĂ©gation au sujet d'un groupe d'Ukrainiens anonymes, qui ne seraient pas liĂ©s aux dirigeants de Kiev, et que les autoritĂ©s allemandes auraient poursuivis. Nous avons discutĂ© d'un fait qu'il a Ă©voquĂ© : les autoritĂ©s allemandes, suĂ©doises et danoises ont dĂ©cidĂ©, peu aprĂšs les attentats Ă la bombe contre le gazoduc, d'envoyer des Ă©quipes sur site pour rĂ©cupĂ©rer la seule mine qui n'a pas explosĂ©. Il a dĂ©clarĂ© qu'ils Ă©taient arrivĂ©s trop tard ; un navire amĂ©ricain s'est rendu sur le site en l'espace d'un jour ou deux et a rĂ©cupĂ©rĂ© la mine et d'autres matĂ©riaux. Je lui ai demandĂ© pourquoi il pensait que les AmĂ©ricains avaient Ă©tĂ© si rapides Ă arriver sur le site et il m'a rĂ©pondu, d'un geste de la main : "Vous savez comment sont les AmĂ©ricains : ils veulent toujours ĂȘtre les premiersâ. Il y avait une autre explication trĂšs Ă©vidente.
L'astuce d'une bonne opĂ©ration de propagande consiste Ă fournir aux cibles - en l'occurrence les mĂ©dias occidentaux - ce qu'elles veulent entendre. Un expert du renseignement m'a expliquĂ© cela de maniĂšre plus succincte : "Lorsque vous menez une opĂ©ration comme celle des olĂ©oducs, vous devez prĂ©voir une contre-opĂ©ration, un leurre ayant un parfum de rĂ©alitĂ©. Et il doit ĂȘtre aussi dĂ©taillĂ© que possible pour ĂȘtre crĂ©dible".
"Aujourd'hui, les gens ont oubliĂ© qu'il existe une parodie", a ajoutĂ© l'expert. "Le HMS Pinafore de Gilbert et Sullivan* n'est pas une histoire de la marine royale au 19e siĂšcle. C'est une parodie. L'objectif de la CIA dans l'affaire du pipeline Ă©tait de produire une parodie si bonne que la presse y croirait. Mais par oĂč commencer ? Les olĂ©oducs ne peuvent pas ĂȘtre dĂ©truits par une bombe lancĂ©e d'un avion ou par des marins sur un canot pneumatique.
"Mais pourquoi pas un voilier ? Tout lecteur sérieux de l'événement sait qu'on ne peut pas ancrer un voilier par 80 mÚtres de fond" - profondeur à laquelle les quatre pipelines ont été détruits - " toutefois, l'histoire ne s'adressait pas à lui mais à la presse qui ne reconnaßtrait pas une parodie lorsqu'on la lui présenterait".
L'expert en renseignement a énuméré tous les éléments nécessaires pour qu'un individu ou un groupe puisse affréter un yacht coûteux. "Vous ne pouvez pas simplement vous balader dans la rue avec un faux passeport et louer un bateau. Il faut soit prendre un capitaine fourni par l'agent de location ou le propriétaire du yacht, soit un capitaine muni d'un permis de navigation, comme l'exige le droit maritime. Quiconque a déjà loué un yacht le sait". Des preuves similaires d'expertise et de compétence pour la plongée en haute mer impliquant l'utilisation de Nitox, un mélange spécialisé d'oxygÚne et d'azote, seraient exigées par les plongeurs et le médecin.
L'expert a posĂ© d'autres questions sur le prĂ©tendu yacht. "Comment un voilier de 15 mĂštres peut-il trouver les pipelines en mer Baltique ? Les pipelines ne sont pas si grands et ils ne figurent pas sur les cartes fournies avec le contrat de location. L'idĂ©e Ă©tait peut-ĂȘtre de mettre les deux plongeurs Ă l'eau - ce qui n'est pas trĂšs facile Ă faire Ă partir d'un petit yacht - et de les laisser chercher. Combien de temps un plongeur peut-il rester au fond de l'eau dans sa combinaison ? Peut-ĂȘtre quinze minutes. Ce qui signifie qu'il lui faudrait quatre ans pour fouiller un kilomĂštre carrĂ©.
"Aucune de ces questions n'est posée par les médias. Il y a donc six personnes sur le yacht - deux plongeurs, deux assistants, un médecin et un capitaine qui pilote le bateau. Il manque une chose : qui va s'occuper de l'équipage du yacht ? Ou cuisiner ? Et le journal de bord que la société de location doit tenir pour des raisons juridiques ?
"Rien de tout cela n'est arrivĂ©", m'a dit l'expert. "ArrĂȘtez d'essayer de faire le lien avec la rĂ©alitĂ©. C'est une parodie."
Les articles du New York Times et de la presse européenne ne donnent aucune indication sur le fait qu'un journaliste ait pu monter à bord et examiner physiquement le yacht en question. Ils n'expliquent pas non plus pourquoi les passagers d'un yacht laisseraient des passeports, falsifiés ou non, à bord aprÚs une location. Des photographies d'un voilier en cale sÚche nommé Andromeda ont été publiées.
Rien de tout cela ne peut sauver une mauvaise couverture, m'a dit l'exportateur de renseignements. "L'effort pour transformer la fiction en vĂ©ritĂ© se poursuivra Ă l'infini. Maintenant, c'est la photo d'un voilier qui apparaĂźt aprĂšs l'enquĂȘte et qui ne peut ĂȘtre retracĂ© - sans numĂ©ro d'immatriculation Ă l'endroit oĂč il devrait lĂ©galement se trouver. L'AndromĂšde a remplacĂ© l'homme de Piltdown dans la presse".
L'expert a eu une derniÚre réflexion : "Dans le monde des analystes et des opérateurs professionnels, tout le monde conclura universellement et à raison, à partir de votre histoire, que la diabolique CIA a concocté une contre-opération qui est à premiÚre vue si ridicule et si puérile que son véritable objectif était de conforter la vérité."
* L'opéra comique HMS Pinafore de Gilbert et Sullivan est une histoire hilarante d'amour, d'honneur et de devoir. Rempli de personnages absurdes, de rebondissements imprévus et d'une finale délicieusement farfelue, Pinafore est une version satirique du systÚme de classe britannique et de la promotion de personnes non qualifiées à des postes de pouvoir.