👁🗨 Seymour Hersh : Partenaires de l'apocalypse
La cause sous-jacente du conflit ukrainien repose sur l'incapacité croissante des élites occidentales modernes au pouvoir à reconnaître & gérer le cours de la mondialisation des dernières décennies.
👁🗨 Partenaires dans l'apocalypse
Alors que l'Ukraine entame une contre-offensive et que les faucons de Joe Biden observent les événements, la nouvelle rhétorique de la Russie laisse entrevoir un renouveau de la menace nucléaire.
Par Seymour Hersh, le 15 juin 2023
La cause sous-jacente voire fondamentale du conflit ukrainien est l'échec croissant des élites occidentales modernes au pouvoir à reconnaître & à gérer le cours de la mondialisation des dernières décennies.
J'avais prévu d'écrire cette semaine sur l'expansion de la guerre en Ukraine et le danger qu'elle représente pour l'administration Biden. J'avais beaucoup à dire. La secrétaire d'État adjointe Wendy Sherman a démissionné et quittera ses fonctions le 30 juin. Son départ a déclenché une véritable panique au sein du département d'État à propos de la personne qui, comme beaucoup le craignent, sera choisie pour la remplacer : Victoria Nuland. L'attitude de Nuland à l'égard de la Russie et son antipathie pour Vladimir Poutine s'accordent parfaitement avec les vues du président Biden. Mme Nuland est actuellement sous-secrétaire aux affaires politiques, et a été accusée de "semer la pagaille", selon les termes d'une personne ayant une connaissance directe de la situation dans les différents bureaux du département d'État pendant que le secrétaire d'État Antony Blinken est en déplacement. Si Mme Sherman a une opinion sur son successeur potentiel, et elle doit en avoir une, il est peu probable qu'elle la partage un jour.
Certains membres de la communauté du renseignement américain pensent que les chances de réélection de Joe Biden dépendent d'une victoire ou d'un règlement satisfaisant de la guerre en Ukraine. Le rejet par M. Blinken de la perspective d'un cessez-le-feu en Ukraine, exprimé dans le discours qu'il a prononcé le 2 juin en Finlande et dont j'ai parlé la semaine dernière, va dans le même sens.
Poutine devrait à juste titre être condamné pour sa décision de plonger l'Europe dans la guerre la plus violente et la plus destructrice depuis les guerres balkaniques des années 1990. Mais les dirigeants de la Maison Blanche doivent répondre de leur volonté de laisser une situation manifestement tendue déboucher sur une guerre, alors que la garantie sans équivoque que l'Ukraine ne pourrait pas adhérer à l'OTAN aurait peut-être permis de maintenir la paix.
La contre-offensive ukrainienne se déroule doucement dans ses débuts, et les nouvelles de la guerre ont donc brièvement disparu des premières pages du New York Times et du Washington Post. L'inquiétude des journaux quant à une nouvelle présidence Trump semble avoir diminué leur appétit pour les informations objectives lorsqu'elles apportent de mauvaises nouvelles en provenance du front. Et elles pourraient continuer à tomber si la puissance limitée de l'armée ukrainienne en matière d'aviation et de missiles reste inefficace face aux forces russes.
La communauté américaine du renseignement pense que la Russie a détruit le barrage vital de Kakhovka sur le fleuve Dniepr. Le motif de Poutine n'est pas clair. Le sabotage visait-il à inonder et à ralentir les voies d'accès de l'armée ukrainienne à la zone de guerre dans le sud-est ? Des sites de stockage d'armes et de munitions ukrainiennes ont-ils été dissimulés dans la zone inondée ? (Le commandement militaire ukrainien déplace constamment ses stocks afin de tenir à distance la surveillance par satellite et le ciblage des missiles russes). Ou bien Poutine a-t-il simplement posé un jalon et fait comprendre au gouvernement de Volodymyr Zelensky que c'était le début de la fin ?
Entre-temps, la rhétorique sur la guerre et ses conséquences possibles s'est intensifiée du côté de la Russie. On peut l'observer dans un essai publié en russe et en anglais le 13 juin par Sergei A. Karaganov, un universitaire de Moscou président du Conseil russe sur la politique étrangère et la défense. Karaganov est connu pour être proche de Poutine ; il est pris au sérieux par certains journalistes occidentaux, notamment par Serge Schmemann, longtemps correspondant du New York Times à Moscou et aujourd'hui membre du comité éditorial du Times. Comme moi, il a passé ses premières années comme journaliste à l'Associated Press.
L'un des principaux arguments de M. Karaganov est que la guerre actuelle entre la Russie et l'Ukraine ne prendra pas fin même si la Russie remporte une victoire écrasante. “Une population ultranationaliste encore plus aigrie et équipée d'armes subsistera, écrit-il, comme une plaie ouverte menaçant d'inévitables complications, voire d'une nouvelle guerre.”
L'essai est empreint de désespoir. Une victoire russe en Ukraine signifie la poursuite de la guerre avec l'Occident. "La pire des solutions", écrit-il, "pourrait consister à libérer, au prix d'énormes pertes, l'ensemble de l'Ukraine, qui resterait en ruines avec une population qui, pour l'essentiel, nous déteste. . . . La querelle avec l'Occident se poursuivra, car elle soutiendra une guérilla larvée". Une option plus attrayante consisterait à libérer les régions pro-russes de l'Ukraine, puis à démilitariser les forces armées ukrainiennes. Mais cela ne serait possible, écrit M. Karaganov, "que si et quand nous serons capables de briser la volonté de l'Occident d'inciter et de soutenir la junte de Kiev, et de la forcer à reculer stratégiquement".
"Ce qui nous ramène à la question la plus fondamentale, mais quasiment passée sous silence. La cause sous-jacente et même fondamentale du conflit en Ukraine et de nombreuses autres tensions dans le monde [...] est l'échec croissant des élites occidentales modernes au pouvoir" à reconnaître et à gérer le "cours de la mondialisation des dernières décennies". Ces changements, que Karaganov qualifie de "sans précédent dans l'histoire", sont des éléments clés de l'équilibre mondial des pouvoirs qui favorisent désormais "la Chine et en partie l'Inde comme moteurs économiques, et la Russie désignée par l'histoire pour être son pilier stratégique militaire… Les pays occidentaux, sous la houlette de dirigeants tels que M. Biden et ses collaborateurs, écrit-il, "perdent leur capacité, vieille de cinq siècles, à siphonner les richesses dans le monde, à imposer, principalement par la force brute, un ordre politique et économique et à dominer la culture. Il n'y aura donc pas de terme proche à l'affrontement défensif et agressif de l'Occident".
Ce bouleversement de l'ordre mondial, écrit-il, "se prépare depuis le milieu des années soixante. . . La défaite en Irak et en Afghanistan, et le début de la crise du modèle économique occidental en 2008 ont été des étapes majeures". Tout cela laisse présager un désastre à grande échelle : "La trêve est possible, mais la paix ne l'est pas. . . . Ce vecteur du mouvement de l'Occident indique sans ambiguïté un glissement vers la Troisième Guerre mondiale. Elle a déjà commencé et peut éclater en une véritable tornade de feu soit accidentellement, soit en raison de l'incompétence et de l'irresponsabilité des cercles dirigeants modernes de l'Occident".
Selon Karaganov - et je ne suis aucunement d'accord avec lui - la guerre menée par les Américains contre la Russie en Ukraine, avec le soutien de l'OTAN, est devenue plus faisable, voire inéluctable, parce que la peur d'une guerre nucléaire s’est dissipée. Ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine, affirme-t-il, serait "impensable" dans les premières années de l'ère nucléaire. À cette époque, même "dans un accès de folie désespérée", "les cercles dirigeants d'un ensemble de pays" n'auraient jamais "déclenché une guerre totale dans un territoire occupé par une superpuissance nucléaire".
L'argument de Karagonov devient de plus en plus effrayant. Il conclut en affirmant que la Russie peut continuer à se battre en Ukraine pendant deux ou trois ans en "sacrifiant des milliers et des milliers de nos meilleurs hommes et en broyant [...] des centaines de milliers de personnes qui vivent sur le territoire aujourd'hui appelé Ukraine et qui ont été prises dans un piège historique tragique". Mais cette opération militaire ne peut se terminer par une victoire décisive sans contraindre l'Occident à un recul stratégique, voire à une capitulation, et obliger [l'Amérique] à renoncer à sa tentative d'inverser l'histoire et de préserver sa domination mondiale. . . . En d'autres termes, elle doit "s'éteindre" pour que la Russie et le monde puissent aller de l'avant sans entrave.
Pour convaincre l'Amérique de "décrocher", écrit Karaganov, "nous devrons refaire de la dissuasion nucléaire un argument convaincant en abaissant le seuil d'utilisation des armes nucléaires à un niveau inacceptable et en progressant rapidement mais prudemment sur l'échelle de dissuasion-escalade". Poutine l'a déjà fait, dit-il, par ses déclarations et le déploiement anticipé d'armes nucléaires russes au Belarus. Nous ne devons pas reproduire le "scénario ukrainien". Pendant un quart de siècle, nous n'avons pas écouté ceux qui nous ont avertis que l'agression de l'OTAN mènerait à la guerre, et nous avons essayé de retarder les choses et de "négocier". Le résultat est un conflit armé majeur. Le prix de l'indécision sera aujourd'hui plus élevé d'un ordre de grandeur.
"L'ennemi doit savoir que nous sommes prêts à lancer une attaque préventive en représailles à tous ses actes d'agression actuels et passés, afin d'empêcher un glissement vers une guerre thermonucléaire mondiale. . . . Moralement, c'est un choix terrible car nous utiliserons alors l'arme de Dieu, nous condamnant ainsi à de graves pertes au plan spirituel. Mais si nous ne le faisons pas, ce n'est pas seulement la Russie qui peut périr, mais très probablement l'ensemble de la civilisation humaine qui va disparaître".
La notion de Karaganov d'une arme thermonucléaire comme "arme de Dieu" m'a rappelé une phrase étrange mais similaire que Poutine a utilisée lors d'un forum politique à Moscou à l'automne 2018. Il a déclaré que la Russie ne lancerait une frappe nucléaire que si le système d'alerte précoce de son armée avertissait de l'arrivée d'une ogive. "Nous serions victimes d'une agression et irions au ciel en martyrs" et ceux qui ont lancé la frappe "mourraient simplement sans même trouver le temps de se repentir."
Karaganov a beaucoup évolué dans sa réflexion sur la guerre nucléaire par rapport aux remarques faites dans un entretien avec Schmemann l'été dernier. Il s'inquiétait de la liberté de pensée à l'avenir et ajoutait : "Mais je suis encore plus préoccupé par la probabilité croissante d'un conflit thermonucléaire mondial qui mettrait fin à l'histoire de l'humanité. Nous vivons une crise des missiles de Cuba prolongée. Et je ne vois personne du calibre de Kennedy, ni dans son entourage dans le camp adverse. Je ne sais pas si nous avons des interlocuteurs responsables".
Que faut-il penser des propos alarmistes de Karaganov ? Ses remarques reflètent-elles d'une manière ou d'une autre la politique menée au sommet de l'État ? Lui et Poutine échangent-ils des idées sur la date et le lieu du largage de la bombe ? Ou n'est-ce rien d'autre que l'expression du complexe d'infériorité de la Russie, vieux de plusieurs décennies, face à un Occident rutilant, où elle rencontre - comme on le voit aujourd'hui dans l'administration Biden - une hostilité sans bornes à son égard.
"Cela pourrait être le signal d'une évolution russe vers un changement de politique dangereux, ou bien juste les divagations d'un universitaire inquiet mais profondément russe", m’a confié un observateur de longue date du Kremlin. Il a ajouté que tout stratège politique compétent de l'OTAN devrait lire et prendre en compte cet essai.
L'avenir du monde est-il vraiment entre les mains de la Russie, et non les nôtres ?
Bonne fête des pères.