đâđš Seymour Hersh : Quand le renseignement devient gĂȘnant.
Des âpatates chaudesâ ignorĂ©es par opportunisme politique - comme les rapports de la CIA sur l'Ă©chec de l'offensive en Ukraine Ă©cartĂ©s par M. Blinken et autres responsables de l'administration Biden.
đâđš Quand le renseignement devient gĂȘnant.
Ou les conséquences d'une politique qui occulte la vérité
Par Seymour Hersh, le 13 septembre 2023
Dimanche, le secrĂ©taire d'Ătat Antony Blinken a dĂ©clarĂ© Ă Jonathan Karl de l'Ă©mission This Week de la chaĂźne ABC qu'il restait âtrĂšs confiant dans le succĂšs final de l'Ukraineâ dans la guerre qui l'oppose Ă la Russie. Il a qualifiĂ© la dĂ©cision du prĂ©sident ukrainien Volodymyr Zelensky d'intensifier ses attaques Ă l'intĂ©rieur de la Russie de âleur dĂ©cision, pas la nĂŽtreâ.
La confiance mal placĂ©e de M. Blinken et sa volontĂ© affichĂ©e d'une escalade significative dans la guerre en Ukraine dĂ©fient l'entendement, compte tenu de la rĂ©alitĂ© sur le terrain aujourd'hui dans ce conflit. Mais cette confiance pourrait Ă©galement ĂȘtre fondĂ©e sur des Ă©valuations follement optimistes fournies par la Defense Intelligence Agency (DIA). Comme je l'ai signalĂ©, les Ă©valuations de la DIA sont dĂ©sormais les renseignements de prĂ©dilection de la Maison Blanche.
Comment, en tant que journaliste ayant Ă©crit sur les questions de sĂ©curitĂ© nationale pendant plusieurs dĂ©cennies, puis-je expliquer un processus qui va clairement Ă l'encontre des meilleurs intĂ©rĂȘts du peuple des Ătats-Unis et de ses dirigeants ?
L'une des rĂ©ponses est qu'il est dĂ©sormais acquis que les prĂ©sidents de l'Ăšre post-11 septembre n'hĂ©sitent pas Ă manipuler et Ă mentir sur les rapports des services de renseignement, mĂȘme les plus compĂ©tents, s'ils ne correspondent pas Ă leur programme politique. Ce qui a commencĂ© pendant les annĂ©es Bush/Cheney - on se souvient des mensonges sur les armes de destruction massive en Irak - s'est poursuivi pendant la prĂ©sidence du trĂšs populaire et trĂšs incompris Barack Obama. Il y a dix ans, alors que des voix s'Ă©levaient pour que les Ătats-Unis interviennent dans la guerre civile syrienne contre Bachar el-Assad, la Maison-Blanche n'a pas Ă©tĂ© informĂ©e de faits cruciaux parce qu'ils Ă©taient politiquement gĂȘnants. Il s'agissait d'un rapport de cinq pages, Ă©manant de diverses sources et destinĂ© Ă la Defense Intelligence Agency, concernant une arme stratĂ©gique - le gaz neurotoxique sarin - dont on savait pertinemment qu'elle Ă©tait entre les mains de l'opposition islamiste au gouvernement syrien dirigĂ© par M. Assad. Ce rapport dĂ©taillĂ©, qui comportait des informations vitales glanĂ©es au cours de la collecte d'informations par l'Agence nationale de sĂ©curitĂ©, n'est pas parvenu Ă la Maison-Blanche parce que - d'aprĂšs ce que j'ai compris - il rĂ©vĂ©lait le genre de vĂ©ritĂ© que les prĂ©sidents de l'Ă©poque et d'aujourd'hui considĂ©raient comme du poison politique. La transmission de telles informations aurait Ă©galement soulevĂ© des questions quant au sens politique et Ă la fiabilitĂ© des responsables de l'agence concernĂ©e. En ces temps de rĂšglements expĂ©ditifs et de double langage, le renseignement susceptible de plaire l'emporte toujours sur le renseignement qui soulĂšve des questions difficiles.
J'ai cité quelques lignes de l'étude de la DIA dans un rapport que j'ai écrit à l'époque pour la London Review of Books sur l'attaque au sarin de 2013 en Syrie, mais j'ai choisi de limiter mon reportage afin de protéger la capacité de la NSA à pénétrer les activités les plus secrÚtes des ennemis islamistes de l'Amérique. Le document, avec mes notes manuscrites, est publié au bas de cet article. Je le mentionne parce que ce qui s'est passé à l'époque se produit encore aujourd'hui au sein de la communauté du renseignement américain et que, si l'on n'y met pas un frein, en raison de la vision étriquée de la Maison-Blanche, cela pourrait conduire à une guerre ouverte avec la Russie, ce dont personne ne veut.
Le problĂšme a commencĂ© en 2013, avec des allĂ©gations d'utilisation d'armes chimiques par la Syrie dans sa guerre contre la fusion de forces djihadistes, connues sous le nom d'Al-Nusra, dont l'objectif Ă©tait de renverser le gouvernement baasiste d'Assad et d'Ă©tablir un Ătat islamique en Syrie. Al-Nusra a Ă©tĂ© dĂ©signĂ©e par le dĂ©partement d'Ătat fin 2012 comme une âorganisation terroriste Ă©trangĂšreâ et identifiĂ©e comme Ă©tant une branche d'Al-QaĂŻda.
Certains membres de l'administration Obama ont cyniquement soutenu qu'il fallait aider Al-Nusra dans sa guerre contre le gouvernement Assad et en venir à bout aprÚs l'éviction de ce dernier. L'histoire la plus exhaustive des préoccupations de l'administration concernant l'arsenal chimique syrien se trouve dans The World As It Is, les mémoires de Ben Rhodes, l'un des conseillers à la sécurité nationale d'Obama, publiés en 2018. (Le premier volume des mémoires d'Obama sur ses années à la Maison Blanche, A Promised Land, publié en 2020, s'achÚve à la fin de son premier mandat, début 2013).
Selon le rĂ©cit de M. Rhodes, la possession et l'utilisation potentielle de sarin par la Syrie ont Ă©tĂ© un sujet de discussion Ă Washington pendant un an avant que le gouvernement syrien ne soit accusĂ©, fin aoĂ»t 2013, d'avoir perpĂ©trĂ© une attaque au gaz neurotoxique dans la Ghouta, une banlieue de Damas, la capitale syrienne, tuant jusqu'Ă 1 500 personnes, selon les premiers tĂ©moignages. On craignait Ă©galement que le gouvernement Assad ne fournisse du sarin au Hezbollah, la milice chiite libanaise soutenue par l'Iran et ennemie dĂ©clarĂ©e d'IsraĂ«l. En aoĂ»t 2012, M. Obama a dĂ©clarĂ© publiquement : âNous avons Ă©tĂ© trĂšs clairs avec le rĂ©gime d'Assad [...] la ligne rouge pour nous est atteinte quand nous voyons tout un tas d'armes chimiques circuler ou ĂȘtre utilisĂ©es. Ma position s'en trouverait modifiĂ©e.â
Alors qu'il Ă©tait en vacances en aoĂ»t 2013, M. Rhodes a appris qu'il existait une âĂ©valuation extrĂȘmement fiableâ selon laquelle un agent neurotoxique avait tuĂ© plus d'un millier de personnes et que âle rĂ©gime d'Assad en Ă©tait responsableâ. Ă ce moment-lĂ , Ă©crit Rhodes, âl'un aprĂšs l'autre, les fonctionnaires ont conseillĂ© Ă Obama d'ordonner une frappe militaireâ.
L'administration transmettait tout cela à la presse et au public américains. Rhodes écrit :
âJ'ai commencĂ© Ă planifier une campagne publique pour passer Ă une intervention militaire. John Kerry pourrait faire une dĂ©claration ... plaidant en faveur d'une action. La communautĂ© du renseignement devrait rendre publique son Ă©valuation. Cela m'a donnĂ© de l'Ă©nergie, comme si nous allions enfin faire quelque chose pour influencer les Ă©vĂ©nements en Syrieâ.
M. Rhodes ne signale pas qu'au cours des semaines suivantes, des doutes sur les agissements des uns et des autres en Syrie ont Ă©tĂ© transmis directement Ă M. Obama. Le gĂ©nĂ©ral Martin Dempsey, prĂ©sident du chef d'Ă©tat-major interarmĂ©es, qui, selon M. Rhodes, avait initialement soutenu une rĂ©ponse militaire immĂ©diate, a changĂ© d'avis et, selon un haut responsable des services de renseignement, a averti le prĂ©sident que le neurotoxique utilisĂ© lors de l'attaque ne correspondait pas Ă celui rĂ©putĂ© exister dans l'arsenal de l'armĂ©e syrienne. Et comme l'a dit M. Obama lui-mĂȘme Ă un journaliste avant de quitter ses fonctions, le directeur du renseignement national, James Clapper, l'a informĂ© que l'hypothĂšse selon laquelle le rĂ©gime Assad avait perpĂ©trĂ© l'attaque au gaz n'Ă©tait pas âirrĂ©futableâ. Obama a finalement annulĂ© les plans d'une frappe majeure sur des sites militaires et industriels dans toute la Syrie.
M. Rhodes n'avait manifestement pas été informé de l'évaluation de toutes les sources de renseignements réalisée par la DIA deux mois auparavant, qui incluait des données spécifiques de l'Agence nationale de sécurité, indiquant clairement qu'il y avait deux suspects possibles pour toute attaque au gaz neurotoxique : la Syrie et Al-Nusra. Le document met l'accent sur la menace que représente l'arsenal chimique d'Al-Nusra. Les premiÚres phrases sentent l'urgence :
âLe rĂ©seau de production de sarin associĂ© au Front al-Nusrah est le complot utilisant du sarin le plus abouti depuis les efforts dĂ©ployĂ©s par Al-QaĂŻda avant le 11 septembre 2001. Les arrestations opĂ©rĂ©es en Irak et en Turquie ont perturbĂ© les opĂ©rations de la cellule, mais nous estimons que l'intention de produire une arme chimique avancĂ©e demeure. Auparavant, la communautĂ© du renseignement s'intĂ©ressait presque exclusivement aux stocks syriens d'armes chimiques ; aujourd'hui, nous constatons que le Front al-Nusra tente de fabriquer ses propres armes chimiques. Dans cette note, nous examinerons le rĂ©seau, ses capacitĂ©s et les futures indications d'activitĂ©s liĂ©es aux armes chimiques.â
L'analyse de la DIA, intitulĂ©e âTalking Pointsâ, poursuit en avertissant que âla relative libertĂ© d'action d'al-Nusra en Syrie nous incite Ă penser que les aspirations du groupe en matiĂšre d'armes chimiques seront difficiles Ă contrecarrer Ă l'avenirâ. L'un des facteurs contribuant Ă sa libertĂ© d'action est que l'AmĂ©rique et ses alliĂ©s ne le prennent pas pour cible.
Le document de cinq pages - dont j'ai supprimĂ© les mentions de classification - est dĂ©crit comme un âmĂ©moire Ă destination de DD Sheddâ et est datĂ© du 20 juin. Il dĂ©crit les actions de guerre chimique d'Al Nusra jusqu'Ă cette date. âSheddâ fait rĂ©fĂ©rence Ă David Shedd, un responsable de longue date de la CIA nommĂ© directeur adjoint de la DIA par Obama en 2010, poste qu'il a occupĂ© jusqu'en 2015, dont la derniĂšre annĂ©e en tant que directeur par intĂ©rim.
La copie des âPoints de discussionâ que j'ai obtenue ne provenait pas du Pentagone ou de Washington, mais Ă©tait considĂ©rĂ©e comme suffisamment importante pour avoir Ă©tĂ© distribuĂ©e en secret Ă des sites noirs hautement classifiĂ©s et Ă des unitĂ©s similaires en dehors de Washington. Rien ne prouve que l'analyse ou les informations qu'elle contenait aient atteint la Maison Blanche ou Ben Rhodes lui-mĂȘme, malgrĂ© le rĂŽle qu'Obama lui a confiĂ© pour gĂ©rer la rĂ©ponse Ă l'attaque dans la Ghouta.
Ă l'Ă©poque oĂč j'ai obtenu le document, je faisais un reportage sur l'attaque et la rĂ©ponse amĂ©ricaine pour la London Review of Books. J'ai appris d'un haut fonctionnaire de la DIA qu'un tel document existait, mais je n'ai citĂ© que quelques lignes du document de cinq pages, principalement parce que je craignais de compromettre la source de ce qui Ă©tait manifestement un excellent travail de renseignement. J'ai Ă©crit Ă l'Ă©poque que le gĂ©nĂ©ral Dempsey avait directement averti Obama que l'agent neurotoxique utilisĂ© lors de l'attaque ne correspondait pas aux substances tout aussi mortelles connues pour faire partie de l'arsenal de guerre chimique syrien. Les installations syriennes de guerre chimique, qui ont comptĂ© Ă un moment donnĂ© 26 dĂ©pĂŽts distincts, ont Ă©tĂ© Ă©troitement surveillĂ©es pendant deux dĂ©cennies par un programme de collecte conjoint gĂ©rĂ© par les services de renseignement amĂ©ricains et israĂ©liens.
La question reste donc posĂ©e : pourquoi les renseignements de la DIA n'ont-ils pas Ă©tĂ© transmis Ă la Maison Blanche ? J'ai posĂ© cette question Ă un haut responsable du renseignement, aprĂšs lui avoir communiquĂ© le document. Il m'a rĂ©pondu qu'il s'agissait clairement d'une âpatate chaudeâ ignorĂ©e âpar opportunisme politiqueâ - tout comme une grande partie des rapports actuels de la CIA sur l'Ă©chec de l'offensive en Ukraine a Ă©tĂ© Ă©cartĂ©e par M. Blinken et d'autres responsables de la politique Ă©trangĂšre de l'administration Biden.
Le responsable du renseignement a dĂ©clarĂ© que la dĂ©signation du document comme âPoints de discussionâ signifiait qu'il n'avait
âjamais Ă©tĂ© destinĂ© au prĂ©sident, mais seulement pour alerter la DIA que des preuves tangibles commençaient Ă apparaĂźtre de la part d'une multitude de sources selon lesquelles une autre explication de l'utilisation du sarin devrait venir pondĂ©rer toute accusation contre Assadâ. Comme tout bon rĂ©sumĂ©, il s'agit d'un âattentisteâ : attendons de voir. Il s'agit d'une question complexe".
Il a ajoutĂ© que le document est âcrĂ©dible parce qu'il provient de sources exhaustives et qu'il est cohĂ©rent. Il ne tire aucune conclusion - il met simplement en gardeâ contre le fait que la question ne peut pas faire l'objet d'une Ă©valuation finale parce que de nombreux acteurs connus d'Al-Nusra impliquĂ©s dans la production de gaz neurotoxique sont toujours sous surveillance. C'est pourquoi, selon lui, seule la prĂ©sentation d'une vue d'ensemble s'impose.
Mon rapport de l'Ă©poque soulignait qu'il y avait deux suspects possibles pour l'attaque au sarin, mais qu'un seul Ă©tait citĂ© publiquement par la Maison Blanche. J'ai passĂ© de nombreuses heures Ă faire des allers-retours avec un attachĂ© de presse de la Maison Blanche pour tenter d'obtenir une rĂ©ponse sur les documents dont je disposais. On m'a d'abord rĂ©pondu que la Maison Blanche d'Obama ne ferait aucun commentaire sur mon dossier. J'ai persistĂ© et fourni plus de dĂ©tails Ă l'assistant et j'ai finalement reçu une note, unilatĂ©ralement dĂ©signĂ©e comme âofficieuseâ (pour faire des commentaires âofficieuxâ, il faut que les deux parties soient d'accord), qui disait :
âPersonne ne dit que le mĂ©mo n'est pas un document rĂ©el existant. Ce que nous disons, c'est qu'il ne s'agit pas d'un mĂ©mo officiel, et que les contenus de ce mĂ©mo semblent presque Ă 100 % incorrects, ce qui explique probablement pourquoi presque personne ne l'a vu. Il est probable qu'il n'ait pas Ă©tĂ© publiĂ© parce qu'il Ă©tait erronĂ©â.
Une note ultĂ©rieure du porte-parole, Ă©galement marquĂ©e âofficieuseâ, ajoute que le mĂ©mo ân'est pas une information reçue par son bureau [celui de M. Shedd]â. Ătant donnĂ© que ni la Maison Blanche ni le directeur du renseignement national Clapper n'ont vu le prĂ©tendu mĂ©mo, on ne sait pas s'il s'agit d'un faux ou d'un projet qui n'a jamais Ă©tĂ© envoyĂ© parce qu'il contenait des informations incorrectes.
Ce type de dissimulation n'a pas commencé avec l'administration Biden.
Le mémo Shedd
Vous trouverez ci-dessous le texte intégral de ces cinq pages de l'évaluation de la DIA sur les capacités de guerre chimique d'al-Nusra, datant du 20 juin 2013. Les annotations sur les pages sont de moi et visent principalement à épeler les acronymes et les noms d'unités. Il s'agit d'une analyse de premier ordre.