👁🗨 Six minutes pour fuir
Des dattes et de l'eau contre des bombes et des tanks. Mais l’instinct de survie ignore toute logique. On prend ce que l'on peut, même lorsque l'on sait que cela ne suffira jamais.
👁🗨 Six minutes pour fuir
Par Roaa Shamallakh pour The Electronic Intifada, le 7 février 2025
Que feriez-vous si on vous laissait six minutes pour abandonner tout ce que vous avez construit ?
À Gaza, six minutes, ce n'est pas du temps, c'est un ultimatum cruel.
Six minutes ne suffisent pas à faire son deuil, penser, ou même respirer.
L'air extérieur était suffocant, chargé de fumée et de la puanteur du désastre. Le sol sous mes pieds tremblait à chaque bombe.
Les F-16 rugissaient au-dessus de ma tête avec leurs moteurs assourdissants. Ma maison, mon refuge, tremblait violemment, comme si elle savait sa fin proche.
“Vous avez six minutes. Préparez vos affaires. Courez”.
Les mots n'ont pas seulement résonné dans la pièce : ils m'ont transpercée comme une lame, sans laisser d'autre trace que la panique.
Six minutes. Voilà tout ce qui me restait.
Six minutes pour décider quels fragments de ma vie me suivront - et lesquels resteront sur place, et brûleront.
Un
Je me suis figée.
Ma chambre, mon sanctuaire, ne m'appartenait plus. Les étagères se dressaient solennellement contre le mur, les livres alignés comme des soldats.
Ce ne sont pas seulement des livres, ce sont des lignes de vie. Certains m'ont transportée durant les nuits les plus noires du blocus, tandis que d'autres attendaient patiemment, histoires non entamées, promettant un avenir désormais impossible.
Ma main a tremblé en m’approchant, désespérée d'en sauver ne serait-ce qu'un seul.
Mais comment sauver une bibliothèque en six minutes ?
Comment transporter les mondes que vous avez construits, alors que le vôtre est en train de basculer ?
Deux
J'ai détaché mon regard et me suis tournée vers mon bureau, où mes papillons adhésifs jaunes et roses se recroquevillaient sur les bords comme des feuilles mortes.
Date limite pour l'obtention d'une bourse d'études.
Des idées de recherche.
Des rappels pour postuler à un master en littérature.
Chaque billet était un pas vers une vie envisagée, une vie de poésie et de prose.
Mais les promesses ne tiennent pas dans un sac à dos. Les rêves ne survivent pas au brasier.
Trois
Mes yeux se sont posés sur mon ordinateur portable. Ce n'était pas qu’un outil pour moi, c'était une autre planche de salut.
À l'intérieur, les fragments d'une vie : des essais dans lesquels je me suis investie, des ébauches de candidatures non envoyées, et des histoires que j'espérais terminer un jour. Je l'ai attrapé sans réfléchir, l'ai glissé dans le sac comme s'il était possible d'emporter mon avenir avec moi.
À côté, il y avait mes papiers - mes certificats de naissance et d'études secondaires, et mes pièces d'identité. Des feuillets minces et fragiles, porteurs du poids de mon existence.
Sans eux, je perds non seulement ma maison, mais aussi ma place dans le monde. Mes mains s'empressent de les glisser dans le sac.
En les emportant, j'ai l'impression d'enterrer mon avenir dans un cercueil à mains nues.
J'ai attrapé une veste sur le dossier de ma chaise, le premier vêtement à portée de main. Ce n'était pas suffisant, je le savais bien.
Les secondes s'égrènent dans mon esprit tandis que le sac commence à s'alourdir. La pièce, bien qu'inchangée, me semble plus petite, plus oppressante.
Quatre
La panique monte au fur et à mesure que les minutes s'égrènent. Je me suis retournée vers mon bureau, attrapant la bouteille d'eau la plus proche et un petit sachet de dattes. L'absurdité m’a frappée comme uppercut.
Des dattes et de l'eau contre des bombes et des tanks.
Mais l’instinct de survie ignore toute logique. On prend ce que l'on peut, même lorsque l'on sait que cela ne suffira jamais.
Les dattes me semblaient légères, tellement légères. Comme si leur apesanteur raillait la futilité de mes efforts.
Cinq
J'ai refermé le sac, mais mes mouvements sont lents, comme si le poids du chagrin envahissait mes membres. Mes yeux balaient la pièce, une dernière fois.
Les étagères me fixent, m'accusent de trahison. Les notes adhésives, recroquevillées sur leurs bords, semblent murmurer des avenirs inaccessibles
L'air s'alourdit à chaque seconde qui passe. Les murs de ma chambre semblent s'ébrouer, se débarrasser de la poussière et de fragments d'eux-mêmes, comme s'ils portaient eux aussi le deuil de ce qui est sur le point d'être réduit en cendres.
J'ai laissé courir mes doigts sur les rayures de mon bureau, marques gravées au cours d'années d'études agitées.
Ce bureau a abrité mes rêves, porté le poids de mes livres, et été témoin des innombrables nuits à rêver une vie bien au-delà des murs de Gaza.
Aujourd'hui, il n'est plus qu'un objet de plus impossible à sauver.
La maison elle-même semble vivante, elle m'attire, me supplie de rester, de m'accrocher à une vie qui me glisse entre les doigts.
Mais je ne peux pas.
Je n'ai plus le temps.
Six
Les dernières secondes sont suffocantes. Les murs autour de moi semblent se dérober sous le poids de leur propre chute.
La pièce est chargée de poussière, de cendres et de silence, rompu seulement par le rugissement lointain des avions et les hurlements des bombes déversées sur nos terres.
Je passe le sac sur mes épaules. Je ne me sens pas en sécurité, comme vaincue.
Ce sac contient les vestiges d'une vie : des papiers, un ordinateur portable, des dates, de l'eau, une veste. Le poids n'est rien à côté de ce que j’abandonne.
Mes livres, mes photos, mes rêves griffonnés sur des papillons autocollants et les nombreux tomes de mes journaux intimes.
Ils sont toujours là, prêts à être livrés aux flammes de l'incendie qui s'annonce.
C'était ma chambre, ma maison, le seul lieu où j'ai jamais été vraiment moi-même. Et maintenant, je m'en éloigne, sachant que je ne la reverrai pas.
J'ai atteint la porte. Ma main effleure le cadre.
Je veux me retourner, juste une seconde, et laisser mes yeux photographier une dernière fois tout ce qui a compté.
Mais je ne l'ai pas fait. Je n'ai pas pu.
Regarder en arrière me briserait au point que je n'y survivrais pas.
Alors je suis sortie, laissant derrière moi une pièce peuplée de souvenirs et de rêves qui ne tarderont pas à être réduits en cendres.
Six minutes. C'est tout ce qu'il a fallu pour pulvériser une vie entière.
Des mois plus tard, alors que je suis censée être en sécurité en Égypte, ces minutes sont toujours là, passant et repassant dans ma tête.
La dernière vision de mes murs, ma bibliothèque, mon bureau. Chaque détail est gravé en moi, et refuse de s'effacer.
L'air a encore le goût de la poussière, celle qui colle à votre peau et s'installe dans votre poitrine, vous asphyxiant longtemps après le dernier souffle de cette vie-là.
Ce n’est pas tant ce que j'ai laissé derrière moi, c'est le silence de la perte qui a suivi. Un silence pesant s'infiltre dans the moindre de mes gestes, dans chaque coin de ma nouvelle et étrange chambre, où rien ne semble m'appartenir.
Ce genre d'agonie est une autre torture, conséquence cruelle de la survie. Elle étouffe le fracas des bombes, et déverse à chaque respiration le poids de ce qui ne pourra jamais plus être.
Voilà à quoi ressemblent six minutes de course à la survie dans un génocide :
Un
On se fige, suspendu entre une vie construite, et celle que vous êtes sur le point de perdre.
Deux
On tend la main, et tout vous oppresse. Le temps d’un instant, on ne peut plus bouger.
Trois
On ravale son chagrin, bien qu'il brûle la gorge, sans temps à perdre pour le ressentir.
Quatre
On entend gémir les murs comme s'ils étaient vivants, pleurant avec vous.
Cinq
On part sans se retourner, car cela vous briserait.
Six
Et pour le reste de votre vie, ces six minutes sont gravées en vous, plus lourdes que le pire des fardeaux.
Sénèque, philosophe de la Rome antique, a écrit un jour :
“Quel besoin y a-t-il de pleurer sur des parties de la vie ? L'ensemble appelle des larmes”.
Mais comment pleurer une vie détruite ? Comment pleurer une maison réduite en poussière et en cendres ?
Les larmes coulent, oui, mais elles sont vides, perdues dans le néant de la disparition. Elles ne ramèneront pas les livres restés là à brûler, ni les murs abritant les rêves de toute une vie.
Le génocide a tout pris - livres, photographies, souvenirs - et n'a laissé que le vide suffocant de l'absence.
En six implacables minutes, ma vie s'est dissoute et un silence obsédant s'est emparé de moi. Je vis désormais au rythme de ces minutes, prisonnière du douloureux bonheur de me souvenir d'une vie ancienne aujourd'hui anéantie.
Roaa Shamallakh est écrivain et traducteur à Gaza.
https://electronicintifada.net/content/six-minutes-flee/50378