đâđš âSombrer dans lâincohĂ©renceâ
Depuis que J. D. Vance s'est exprimé devant les élites européennes catastrophées à Munich, l'administration Trump s'avÚre bien pire de jour en jour que celle des Européens si justement fustigés.
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Nous dérivons vers le yahooïsme.
Par Patrick Lawrence, le 20 mars 2025
De tout ce que J.D. Vance a dit Ă la ConfĂ©rence de Munich sur la sĂ©curitĂ© en prĂ©cipitant les EuropĂ©ens prĂ©sents au paroxysme de l'angoisse, la premiĂšre rĂ©flexion du vice-prĂ©sident amĂ©ricain m'a semblĂ© la plus intĂ©ressante. Voici le passage que j'ai souvent relu depuis que Vance a stupĂ©fiĂ© son auditoire â et le reste du monde occidental, d'ailleurs â lors du rassemblement de la mi-fĂ©vrier dans la capitale bavaroise :
â... La menace la plus prĂ©occupante pour l'Europe n'est pas la Russie, ni la Chine, ni aucun autre acteur extĂ©rieur. Ce qui m'inquiĂšte, c'est la menace intĂ©rieure, le recul de l'Europe sur certaines de ses valeurs les plus fondamentales : des valeurs partagĂ©es avec les Ătats-Unis d'AmĂ©riqueâŠâ
C'est une affirmation d'une vĂ©ritĂ© percutante, due notamment pour une large part Ă son auteur. Et la derniĂšre chose dont les dirigeants des post-dĂ©mocraties occidentales ont envie de se prĂ©occuper, alors qu'ils prĂ©tendent gouverner, c'est la corruption interne - politique, Ă©conomique, sociale - dont ils portent une responsabilitĂ© considĂ©rable, sinon principale. Les problĂšmes auxquels l'Occident est confrontĂ© sont toujours imputables Ă une autre nation. En quelques phrases, Vance a dĂ©truit cette fiction. Voici un dirigeant occidental qui dit ce qui a longtemps Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme relevant du âgrand tabouâ â pour reprendre ma terminologie â que sont les nombreuses questions que les Ă©lites nĂ©olibĂ©rales excluent soigneusement du discours public.
On ne peut que s'interroger sur l'un des aspects du raisonnement de J. D. Vance. Il a tout Ă fait raison de pointer les Ă©checs et les dĂ©faillances des EuropĂ©ens, qui ont recours Ă toutes sortes de mesures antidĂ©mocratiques pour dĂ©fendre les orthodoxies communes Ă tous les centristes nĂ©olibĂ©raux. Je me suis demandĂ© si Vance se rend compte que le gouvernement dont il fait partie est en train de commettre les mĂȘmes erreurs, de sombrer dans les mĂȘmes dĂ©rives. Ma question est devenue d'autant plus urgente depuis que Vance s'est exprimĂ© Ă Munich, et ce pour une raison toute simple. L'administration Trump s'avĂšre pire, bien pire de jour en jour, dirais-je, que celle des EuropĂ©ens qu'il a si justement fustigĂ©s.
Pendant un temps, au dĂ©but du premier mandat de Donald Trump et au dĂ©but du second, on a cru que les quelques idĂ©es valables qu'il a mises en avant â une nouvelle dĂ©tente avec la Russie, la fin des guerres aventureuses de l'AmĂ©rique, un virage de la nation vers la majoritĂ© laborieuse de l'AmĂ©rique â le rĂ©habiliteraient, compenseraient toutes ses erreurs, ses absurditĂ©s, ses errements dus Ă son inexpĂ©rience politique.
Mais aujourd'hui, ce raisonnement n'est plus défendable.
Les quatre années de Joe Biden à la Maison Blanche ont marqué une accélération significative du déclin de l'Amérique. Deux mois aprÚs le début de son second mandat, il est déjà clair que Trump ne fera qu'accélérer le naufrage de la nation dans l'incohérence. Et si l'une des caractéristiques du programme de Trump cette fois-ci se démarque de toutes les autres, c'est l'intention évidente de son administration : la destruction.
La politique Ă©trangĂšre de Trump, cela va peut-ĂȘtre sans dire, est dĂ©jĂ un dĂ©sastre en soi. L'homme qui a proposĂ© de mettre fin Ă la campagne de terreur de l'IsraĂ«l sioniste contre le peuple palestinien vient d'autoriser âl'Ătat juifâ Ă violer l'accord de cessez-le-feu nĂ©gociĂ© par l'un des envoyĂ©s de Trump il y a tout juste un mois. RĂ©sumons la situation : le rĂ©gime Trump cautionne dĂ©sormais le terrorisme gĂ©nocidaire d'IsraĂ«l Ă Gaza et en Cisjordanie avec encore plus d'enthousiasme, voire d'extravagance, que l'administration Biden. Avec le bombardement du YĂ©men et la diplomatie douteuse de Steven Witkoff, on ne peut plus parler de complicitĂ©, mais bien d'une participation directe et active Ă des crimes de guerre et des crimes contre l'humanitĂ©.
L'homme qui a promis de mettre fin à la guerre en Ukraine et de rétablir les relations avec la Russie a décidé la semaine derniÚre - trahissant ainsi grossiÚrement Moscou - de continuer à fournir au régime de Kiev armes et renseignements essentiels sur le champ de bataille. La question est maintenant de savoir si Trump et ses responsables de la Sécurité nationale, tous novices, sont sincÚres lorsqu'ils parlent d'un rapprochement durable avec Moscou - et s'ils sont capables de l'habileté politique nécessaire pour négocier un tel rapprochement.
On peut attribuer le désordre cÎté Sécurité nationale à l'incompétence. Ou, comme l'a dit l'autre jour Yves Smith, le nom de plume d'un commentateur américain qui a étudié Trump, dans Naked Capitalism :
âIl est de plus en plus Ă©vident que sa prioritĂ© absolue [celle de Trump] consiste Ă contrĂŽler toute interaction, peu importe si elle sert un objectif Ă long termeâ.
On ne peut s'attendre à la moindre cohérence lorsque de simples démonstrations de contrÎle importent plus que le reste.
Sur le plan intĂ©rieur, l'incompĂ©tence gĂ©nĂ©ralisĂ©e se conjugue Ă une volontĂ© manifestement pathologique de dĂ©molir les institutions et les structures gouvernementales. Nous assistons actuellement Ă une attaque gĂ©nĂ©ralisĂ©e des libertĂ©s civiles, au premier rang desquelles la libertĂ© d'expression et la libertĂ© de rĂ©union et d'association. Les AmĂ©ricains ne sont qu'Ă un cheveu d'un rĂ©gime de contrĂŽle de la pensĂ©e. Comme d'autres l'ont soulignĂ©, la campagne musclĂ©e de Trump contre les collĂšges et universitĂ©s amĂ©ricains - l'arrestation de Mahmoud Khalil et le dĂ©sordre Ă l'universitĂ© de Columbia marquant les premiĂšres Ă©tapes d'une guerre plus Ă©tendue - s'apparente Ă une attaque contre l'Ă©ducation elle-mĂȘme.
Les abus flagrants de la justice des années Biden ont gravement nui aux institutions juridiques et judiciaires américaines et font de la restauration de l'ordre une question urgente. Comme beaucoup le craignaient, Trump aggrave maintenant cette crise en instrumentalisant encore davantage le ministÚre de la Justice et les tribunaux américains. Cette semaine, Trump a plongé l'Amérique dans une crise constitutionnelle aussi grave que toutes celles qu'a connues le pays.
Elon Musk, le crypto-fasciste lancĂ© par Trump contre le gouvernement fĂ©dĂ©ral, s'attaque aux ministĂšres et aux agences avec une insouciance totale. L'intention dĂ©clarĂ©e du pseudo âDĂ©partement de l'efficacitĂ© gouvernementaleâ de Musk est de rĂ©duire les coĂ»ts, et personne ne peut nier les nombreux excĂšs des bureaucraties tentaculaires de Washington. Mais dĂ©pouiller les agences gouvernementales au point de les rendre incapables de fonctionner ? C'est ce que j'appelle une pulsion pathologique. On peut parler de compulsion justifiant, et j'en suis convaincu, une enquĂȘte psychiatrique. Certains complexes nĂ©vrotiques entraĂźnant un comportement irrationnel (haines inconscientes, ressentiments ?) se trouvent sublimĂ©s dans ce programme de saccage bureaucratique, aussi puĂ©ril soit-il.
MĂȘme les attentes modestes que moi-mĂȘme et d'autres avons entretenues au cours des quatre premiĂšres annĂ©es de Trump semblent, avec le recul, totalement dĂ©placĂ©es. J'avoue avoir fait une erreur de jugement sur ce point. Trump est un Ă©nergumĂšne de la pire espĂšce, et l'AmĂ©rique semble dĂ©sormais condamnĂ©e Ă un rĂšgne provisoire sous le signe de l'Ă©nergumĂ©nisme. L'idĂ©e que je me fais de ce mandat peut s'interprĂ©ter Ă l'aune d'un optimisme certain : rien ne garantit que notre rĂ©publique boiteuse se remettra de Trump II.
Ces questions sont des variations radicalement plus graves de ce dont se plaignait J.D. Vance dans son discours de Munich. Nous avons peu entendu parler de Vance, pour autant que je sache, alors que la crise dans laquelle le président Trump entraßne l'Amérique s'accélÚre.
Voici un bref passage du discours prononcé par Donald Trump lors de son investiture le 20 janvier :
âAprĂšs des annĂ©es et des annĂ©es d'efforts fĂ©dĂ©raux illĂ©gaux et inconstitutionnels pour restreindre la libertĂ© d'expression, je signerai Ă©galement un dĂ©cret pour mettre immĂ©diatement fin Ă toute censure gouvernementale et rĂ©tablir la libertĂ© d'expression en AmĂ©riqueâ.
Trump a eu raison de dĂ©noncer les opĂ©rations de censure honteuses menĂ©es pendant les annĂ©es Biden. Et il a effectivement signĂ© un dĂ©cret - l'un des nombreux signĂ©s au cours de ses premiĂšres journĂ©es au pouvoir - garantissant le rĂ©tablissement des droits du Premier Amendement en AmĂ©rique. VoilĂ certainement l'une des choses que Vance avait en tĂȘte lorsqu'il s'est exprimĂ© Ă Munich. Et maintenant, Mahmoud Khalil, diplĂŽmĂ© de Columbia et innocentĂ© de tout crime, attend son expulsion dans une prison des services de l'immigration et des douanes, dans un coin perdu de la Louisiane.
â
Je pourrais continuer Ă l'infini sur les agissements rĂ©prĂ©hensibles de Trump et de ses collaborateurs. La liste des mĂ©faits s'allonge chaque jour. Mais je laisse cela aux journalistes. Mon souci consiste Ă identifier la signification fondamentale de la corruption Ă©vidente parmi les Ă©lites dirigeantes amĂ©ricaines depuis quelques annĂ©es maintenant. Elle est Ă©galement prĂ©sente en Europe, comme l'a affirmĂ© J.D. Vance le mois dernier, mais permettez-moi, s'il vous plaĂźt, d'ĂȘtre juste un autre AmĂ©ricain Ă©gocentrique pour un instant. Quelque chose s'est produit ces derniĂšres annĂ©es parmi ceux qui prĂ©tendent diriger l'AmĂ©rique. De quoi s'agit-il ?
En réfléchissant à cette question, je pense à Arnold Toynbee, l'historien anglais autrefois célÚbre et aujourd'hui dépassé.
Toynbee était un spécialiste des civilisations, en particulier de leur prospérité et de leur déclin. Dans A Study of History, une étude en 12 volumes publiée entre 1934 et 1961, il a passé en revue 26 civilisations et en a tiré certaines conclusions.
L'une d'entre elles montre que les plus grandes civilisations, celles dont nous parlent nos manuels universitaires, sont apparues lorsqu'une Ă©lite dotĂ©e d'imagination, de crĂ©ativitĂ© et d'une certaine dose de courage a su rĂ©pondre Ă l'une ou l'autre des circonstances exigeant d'ĂȘtre rĂ©solues pour assurer la survie de la sociĂ©tĂ©. Parmi les exemples souvent citĂ©s par Toynbee, les SumĂ©riens dont l'Ă©lite a su organiser ses sujets pour dĂ©velopper de vastes systĂšmes d'irrigation qui ont prĂ©servĂ© la civilisation. DĂ©fi-rĂ©sultat : Tel Ă©tait le terme utilisĂ© par Toynbee pour dĂ©signer le phĂ©nomĂšne commun aux civilisations qu'il Ă©tudiait.
âL'homme accĂšde Ă la civilisation, non pas grĂące Ă des atouts gĂ©nĂ©tiques supĂ©rieurs ou Ă un environnement gĂ©ographique favorableâ, Ă©crivait-il, âmais en rĂ©ponse Ă un dĂ©fi dans une situation particuliĂšrement difficile l'incitant Ă fournir un effort sans prĂ©cĂ©dentâ.
L'essor des civilisations est donc une question de mentalité. Telle était sa thÚse.
Alors, pourquoi les civilisations s'effondrent-elles ? Pour rĂ©pondre Ă cette question, Toynbee a appliquĂ© d'autres lois de l'histoire. Le rĂ©sultat est le mĂȘme, mais inversĂ©.
Toynbee a rarement, voire jamais, constatĂ© dans ses longues explorations du passĂ© que les sociĂ©tĂ©s s'effondrent Ă la suite de facteurs externes (agressions, modification de l'environnement, etc.). Le dĂ©clin s'amorce presque toujours, peut-ĂȘtre de maniĂšre un peu surprenante, par une dĂ©faillance spirituelle. En clair, les Ă©lites dirigeantes finissent par perdre de leur dynamisme. Les civilisations hĂ©ritĂ©es de leurs lointains ancĂȘtres ne les stimulent plus, ou elles les tiennent pour acquises et ne les prĂ©servent pas correctement. C'est Ă ce stade qu'elles sombrent dans la soif de pouvoir, la dĂ©cadence sous toutes ses formes, l'Ă©gocentrisme, le nationalisme agressif, les expĂ©ditions militaires inutiles, l'une ou l'autre forme de despotisme.
Quelque part dans A Study of History , Toynbee Ă©nonce la chose suivante : les sociĂ©tĂ©s en dĂ©clin Ă©chouent presque toujours parce que leurs Ă©lites les ont trahies ou se sont suicidĂ©es. Peut-ĂȘtre peut-on faire exception Ă cette loi scientifique : que dire des anciennes civilisations du sud-ouest amĂ©ricain qui se sont rapidement dĂ©sintĂ©grĂ©es lorsque les terres arables ont Ă©tĂ© Ă©puisĂ©es ? Cette formule me semble nĂ©anmoins rĂ©sumer avec force et simplicitĂ© les conclusions de Toynbee.
C'est le discours de Munich de J. D. Vance qui m'a fait penser Ă Toynbee. Le populiste amĂ©ricain a-t-il lu le cĂ©lĂšbre Ă©rudit anglais ? Peut-ĂȘtre, ai-je d'abord pensĂ©, mais j'ai ensuite conclu que cela n'avait pas d'importance. Si Vance a lu A Study of History, il ne semble pas avoir mĂ©ditĂ© sur ses enseignements.